Je commençais à me sentir mal physiquement, nauséeux, mais je ne saisissais pas encore tout.
Desoto est toujours en liberté, ainsi que d’autres personnes ayant participé aux attentats et à son collectif de tournage, alors, évidemment, les gens s’intéressent à lui.
Désormais, je commençais à assembler les pièces du puzzle. Tout s’emboîtait parfaitement.
Le gars qui tenait ce site a fini par accepter de me vendre une copie des films réalisés par le collectif en super-huit et en seize millimètres. Mais il m’a dit qu’en tant que Vrai Formaphile, il refusait, par principe, de la transférer sur un support vidéo ; du reste, il m’a fait jurer que jamais je ne le ferais non plus, il a donc fallu que j’obtienne ce service ailleurs. Non seulement je lui ai acheté
Lost Love Movie,
mais aussi tout ce qu’il avait de Bobby Desoto : trois films. Une fois le transfert enfin récupéré, le tout tenant sur une cassette VHS munie d’une étiquette vierge, je fermai ma porte à clef et m’installai pour le visionnage.
Voici exactement ce que j’ai vu :
FILM 1 :
Écran noir. Le mot “Love” apparaît en gros caractères qui flottent, façon
cartoon.
C’est du super-huit. Il y a une bande-son. Pas de la musique, mais des gens qui parlent sans lien avec les images. Même pas un infime point commun, rien, aucun rapport. On voit une interview où lors des premières scènes on entend seulement le passage des voitures, puis dans les suivantes, tournées dans le parc, l’entretien. C’était assez chouette, d’ailleurs. Ensuite une scène d’autoroute, un truc dans le genre cliché de L. A., et voici que ma mère apparaît brièvement. Elle a de longs cheveux bruns raides, séparés par une raie au milieu, bien tirés et lissés derrière les oreilles. Elle porte ces fameuses lunettes rondes gigantesques à la John Lennon. Elle sourit, puis semble poser quelques questions à Lee, mais on n’entend que la musique (le magnifique riff d’ouverture de la chanson “Alone Again Or” datant de 1967 et non pas de 1969, enfin baste). On voit le chanteur lui répondre, puis gros plan sur le visage de ma mère. Elle a l’air... espiègle. Elle rit avant de jeter un œil hors champ : genre enjôleuse timide. Elle s’éclate. Puis nouveau plan sur le groupe en train de jouer, mais maintenant on entend l’interview, et j’entends ma mère demander : “Comment appelez-vous votre style de musique ?” Ce à quoi Lee répond : “L’amour, poupée, tu le sens pas ?”, et résonne alors le rire très particulier de ma mère. Et puis c’est la fin. Au générique défilent les noms des membres du groupe ; celui du collectif artistique de Desoto, Sauvons l’Usufruit du Remake Élastique, ou SURE ; et celui de l’intervieweuse, ma mère apparemment : Mary Whittaker.
FILM 2 :
Encore du super-huit, c’est un dessin animé muet réalisé image par image avec des figurines de GI Joe. Et des poupées Barbie trafiquées. Il est entrecoupé de films militaires, de propagande pour le recrutement, et de films réalisés par des entreprises. Artefacts, clips trouvés, volés et recontextualisés. Il me semble que j’en ai déjà entendu parler. Une parodie pas très fine du corporatisme militaire, mais pas mal ficelée, et aussi... la première du genre, si ça se trouve ?
FILM 3 :
Celui-ci, nous indique-t-on, est le dernier : 1972. Du seize millimètres, je crois. Il s’intitule
Le Scientifique.
Il montre un vieil homme subissant la traque infâme d’un salaud qu’on suppose être Desoto. Et il se termine par un montage accéléré de quelques plans sur le logo de sièges sociaux de sociétés : Dow, Monsanto, General Dynamics, Westinghouse, Raytheon, Magnavox, Honeywell et Valence. J’ai vu plus subtil, comme film. De nouveau attribué au collectif SURE (mais là, c’est l’acronyme de Sauvons l’Usufruit du Remake Éthéré). Et, de nouveau, à la fin de la liste des membres du groupe : Mary Whittaker.
Je ne sais pas vraiment quoi faire de tout ça. Il faut que je trouve davantage d’informations sur ce collectif et sur Desoto. Et sur Mary Whittaker.
NASH ENTENDIT
quelqu’un qui s’approchait derrière lui tandis qu’il fermait
Prairie Fire.
Il se retourna prudemment. Miranda se tenait là, un peu essoufflée, ses cheveux détachés lui couvraient les épaules. Il faisait froid, de la vapeur sortait de sa bouche quand elle respirait. Il lui sourit puis mit ses clefs dans sa poche. Elle lui posa alors une main sur le bras et le regarda.
“Qu’est-ce que Miranda attend de moi ?” demanda Nash. Il aimait prononcer son nom. Elle ne répondit pas, les yeux toujours fixés sur lui. Ils attendirent, puis Nash se pencha pour l’embrasser. Elle se rapprocha à son tour, et ils s’embrassèrent — avec plus d’ardeur que ce à quoi il s’attendait, en fait — jusqu’à ce que leurs lèvres se séparent et que leur étreinte se transforme en petits baisers, plus lents, haletants, dans le cou et sur les oreilles. Lents, mais toujours aussi pressants. Nash respira un instant les longs cheveux de la jeune fille, puis appuya un moment son visage contre son oreille. Miranda s’agrippait à lui. Il se serra contre elle, bien qu’il ne sentît pas grand-chose à travers son caban en laine. Elle essaya de se reculer pour échanger un nouveau vrai baiser, mais il voulait rester là, à respirer ses cheveux, les mains à présent posées de chaque côté de son visage. Elle sentait à la fois le tabac froid fumé toute la nuit, une odeur sèche rappelant les agrumes, et les fleurs, aussi, ou l’essence de parfum. Mais il y avait autre chose, une intensité végétale, non en décomposition, mais vivante, le musc d’une peau de femme, à peine perceptible.
Sans plus sourire, elle lui prit la main pour le guider jusque chez lui, puis s’arrêta d’un coup dans l’escalier qui menait à la porte d’entrée. Elle restait là, devant lui, sans se retourner. Il monta une marche pour se serrer contre son dos et ses jambes. Son corps se moula sur le sien.
Jamais je ne vivrai meilleur moment, pensa-t-il, mais déjà c’était fini, et ils finissaient de monter l’escalier. Elle se déshabilla rapidement. Il faisait froid, elle se glissa sous les couvertures en ne gardant que sa petite culotte. Puis elle passa les bras sous les draps pour la retirer et la lancer sur son pantalon et son chemisier posés par terre.
Jamais je ne vivrai meilleur moment.
Si c’est pas de la chance, ça !
Le même sentiment le traversa de nouveau tandis que, tôt le lendemain matin, il regardait le soleil se lever, assis devant la fenêtre. Il tourna la tête vers Miranda, endormie dans son lit. Elle avait les cheveux dans la figure, il ne voyait que ses lèvres et son nez. Il l’observa qui s’étirait, écartait les mèches de ses paupières closes, puis se rendormait. Il but quelques gorgées d’eau. Le vieux parquet en chêne reflétait la lumière, le ciel passait du bleu foncé au bleu clair, puis Miranda se redressa enfin sur le lit, sourire aux lèvres.
Elle s’était rendue dans un bar de Belltown avec Sissy. À 22 heures, elle entreprenait de remonter Pike Street, de passer au-dessus de l’autoroute, puis d’aller tout au bout de la Quinzième Avenue. Elle était arrivée juste quand Nash fermait. Elle avait cherché quelque chose de drôle à dire, mais lorsqu’il s’était retourné elle s’était contentée de sourire. Il avait eu l’air tellement surpris. Puis presque résigné lorsqu’elle lui avait touché le bras. Elle ne s’était pas attendue à ce qu’il l’embrasse, mais c’est alors qu’elle avait pris conscience de la raison de sa présence ici. Elle lui avait posé une main sous le menton pour lui rendre son baiser. Elle avait froid, mais elle sentait la chaleur du corps de Nash. Elle avait décrété qu’ils feraient mieux de poursuivre à l’intérieur. D’une part, elle avait froid, d’autre part elle ne pouvait s’empêcher de penser à Josh, ou aux amis de Josh, susceptibles de les apercevoir dans la rue.
Elle avait marché tellement vite qu’elle l’avait traîné presque jusqu’en haut de l’escalier, puis, arrivée sur les dernières marches, s’était arrêtée net, si bien que Nash avait failli lui rentrer dedans. Lorsqu’elle l’avait senti derrière elle, sans se retourner elle s’était doucement appuyée contre lui. Elle avait aimé cette longue pause du corps, l’excitation qu’elle procurait. Ce geste à peine supportable.
Elle avait commencé à se déshabiller. Elle sentait le regard de Nash, mais cela ne la gênait pas. Elle avait l’impression d’être jeune et jolie, ce qui lui arrivait rarement, en tout cas jamais avec Josh. Mais arrête, ne pense pas à Josh maintenant. Et elle n’y avait plus pensé.
Leurs mouvements avaient été maladroits. Il lui avait mis le bras dans la figure, et elle, à un moment donné, s’était cogné la tête. “Désolé.” “Désolée.” Le préservatif avait été un désastre, il était dûment en place, mais la sensation que c’était ! Au bout de quelques minutes ils s’en étaient débarrassés — c’est ce que les gens font, parce que ça semble en valoir la peine — et ensuite des pauses, des murmures, des ajustements. Le calibrage.
Malgré cet accouplement brouillon et gauche, l’excitation était toujours là, douloureuse. Miranda sentait que si tout se passait trop bien, sans heurt, cela signifierait que tout cela ne comptait pas tant que ça. Après y avoir réfléchi, elle avait décidé de s’arrêter un instant pour se contenter de serrer fort Nash contre elle en l’embrassant doucement. L’étreignant, elle avait cessé “d’essayer” de faire quoi que ce soit, attentive uniquement à son souffle sur sa peau et au poids de son corps contre le sien. Elle l’avait laissé la tourner sur le côté, face à lui, la tête sur l’oreiller. Il lui avait caressé le milieu du dos d’une main, qu’il avait ensuite lentement glissée vers l’incurvation de sa taille, jusqu’à la courbe de la hanche, puis, très, très doucement, le long du galbe de ses cuisses. Elle avait légèrement écarté les jambes, mais c’est à peine s’il lui avait effleuré l’intérieur des cuisses. Dans une caresse légère il avait remonté la main sur son ventre, et il l’avait regardée sans sourire. Miranda avait alors cessé de sourire elle aussi et laissé Nash la toucher. Cela aurait pu durer des heures, ces doux frôlements, ces visages rapprochés, ces baisers. Ils avaient fini par rejouer la partition du début, sans maladresse aucune, tout tranquillement. Puis, presque sans crier gare, ils avaient tous deux plongé dans un profond et paisible sommeil. Lorsqu’elle s’était réveillée, il avait les yeux fixés sur elle. C’était bon. Elle lui avait souri, radieuse.
“Je suis trop vieux pour toi.
— Je sais”, avait-elle répondu, et son sourire s’était effacé.
Miranda attendait Josh dans le tout nouveau café-bar spécialisé dans la musique lo-fi sur Broadway. À Seattle, expressos et cappuccinos avaient envahi la ville, si bien qu’on voyait un vendeur d’expressos ambulant, un kiosque à café, ou un établissement spécialisé dans le cappuccino presque à chaque coin de rue. Cette mode s’était développée à un point tel que d’aucuns commençaient à étudier en détail les rites de cette consommation, ses conventions, son argot. Les cappuccinos pouvaient être “mouillés” : c’est-à-dire montés non pas seulement avec de l’écume, mais aussi avec un petit peu de mousse de lait. Il y avait les macchiatos, les cafés au lait, et un millier d’espèces et de torréfactions différentes. Bien entendu, il n’avait pas fallu longtemps aux bars les plus tendance et les plus récents pour ne proposer, effrontément, que du café filtre. Dans des tasses rétro, de format classique. Peut-être qu’on finirait par servir du café soluble. Miranda buvait son jus de chaussette en lisant le journal. Elle planait, tout excitée de n’avoir presque pas dormi. Elle avait le visage en feu d’avoir embrassé un homme avec un peu de barbe sur les joues. Sa poitrine aussi était un peu rouge, comme si elle souffrait d’urticaire ou d’eczéma. Phénomène étrange que cette première nuit avec quelqu’un, où on a l’impression que les corps sont allergiques l’un à l’autre. Elle se sentait absurdement satisfaite, mais guettait l’apparition de Josh. Dès qu’elle le verrait, elle mettrait de côté ses pensées vis-à-vis de Nash, les chasserait de son esprit par la seule force de la volonté.
Le mur gauche du bar était recouvert de magazines et de journaux underground, avec leurs titres prometteurs :
Fille en furie ; Bitch, Chattes & Nichons
et
Hérétique héroïque.
Que des fanzines agressifs pour nanas qui se proclamaient ultra-féministes, mais évoquaient plutôt des magazines pornos SM. Apparemment, la libération passait par une appropriation : piles au silicium et seins en silicone, franges espiègles à la Bettie Page et on ne s’excuse pas.
Elle aperçut Josh qui se dirigeait à pas lents vers le bar. Il portait une veste de sport en velours côtelé avec des pièces aux coudes. Ces derniers temps, c’était soit ça soit le cardigan en laine à torsades. Depuis peu, il ressemblait à un professeur du Midwest, plus oncle d’âge mûr que jeune étudiant. Elle trouvait ce look un peu maniéré et pas si rusé que ça. De toute façon, quels que fussent ses vêtements, Josh était un garçon très maniéré, très soucieux de son apparence. Il croisa son regard, lui adressant à peine un geste de reconnaissance tandis qu’il s’approchait. Qu’est-ce qu’il était distant ! Et là, il ne faisait pas de manières. C’était comme ça, point. Elle trouvait cette attitude extraordinairement séduisante, pour des raisons qu’elle ne cherchait pas à s’expliquer.
“Elle va bien, Sissy ?
— Très bien. C’était sympa.”
Elle lui avait dit qu’elle passerait la soirée avec son amie. Ce qu’elle avait effectivement prévu de faire, avant d’en décider autrement. Josh s’assit et lui but une gorgée de café. Il fronça un peu les sourcils.
“Vous êtes allées où, hier soir ?”
Il ne la regardait pas, concentré sur le journal qu’il avait à la main.
“Ici et là.
— OK”, répondit-il avant d’ouvrir son quotidien. Il lisait le
Wall Street Journal.
Ils traversèrent ensemble la galerie marchande ultra-branchée et en continuelle expansion. Miranda détestait cet endroit, un centre commercial qui ne disait pas son nom, plutôt un post-centre commercial : à l’intérieur d’un bâtiment se trouvaient réunis une série de magasins mitoyens qui avaient l’apparence de boutiques indépendantes. Qu’elles fassent partie de chaînes ou non (et la plupart en faisaient partie), elles jouaient le côté fantasque, excentrique. Le salon de tatouage géant. Le magasin pour DJ, avec ses bacs de 33 tours de
dance music
underground, ses platines avec des feutrines, et ses “cercueils” à renforts métalliques pour transporter les disques dans les clubs. Le multiplex qui passait des films étrangers et indépendants. Et même un musée, au sous-sol, équipé d’installations vidéo. Mais la pièce de résistance consistait en un mégastore de vêtements tendance du nom de
Suburban Guerilla.