Le livre des Baltimore (37 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Hillel, je doute que le pharmacien se soit trompé en lui donnant des vitamines. Et il a des blessures avérées.

— Et alors, admettons qu'il ait volontairement pris du Talacen, ce n'est qu'un antidouleur après tout !

— C'est un produit interdit par la Ligue.

— Nous pouvons faire un recours !

— Tu as entendu : il perdra. Je le sais et toi aussi. Il a une chance unique de sauver sa place à l'université. S'il fait un recours, cette histoire de dopage deviendra publique. Il perdra tout : l'université le mettra dehors et aucune autre université n'acceptera de le reprendre. C'est un gamin plein de ressources, il faut qu'il finisse ses études. Au moins, avec ce compromis, il sauve sa tête.

À cet instant, Woody sortit du bureau et se planta devant Hillel et Patrick. Il leur dit en essuyant ses larmes du revers du bras :

— Nous ne ferons pas de recours. Je ne veux pas que ça se sache. Je ne veux pas que Saul et Anita sachent quoi que ce soit. J'aurais trop honte qu'ils sachent la vérité. Je porte le nom de Goldman sur le maillot. Je ne le salirai pas.

Patrick convoqua une conférence de presse pour le lendemain.

 

Mesdames et Messieurs, j'ai le devoir de vous faire part d'un coup dur pour l'université de Madison et l'équipe des Titans. Notre très prometteur capitaine, Woodrow Finn, s'est gravement blessé lors d'un entraînement solitaire en salle de musculation. Il souffre d'une déchirure des ligaments de l'épaule et du bras et ne pourra probablement plus jamais jouer au football. Un nouveau capitaine sera nommé à sa place. Nous souhaitons à Woody un prompt rétablissement et nos meilleurs vœux pour la réorientation de sa carrière.

 

À la demande de Woody, nous gardâmes le secret. En dehors de Patrick Neville, les seuls à connaître la vérité sur la fin de sa carrière de joueur furent Hillel, Alexandra, Colleen et moi.

Le jour de la conférence de presse, Tante Anita et Oncle Saul se précipitèrent à Madison, où ils restèrent quelques jours. Ignorant les véritables raisons du retrait de Woody, ils se mirent en tête de le soigner. « On va te remettre sur pied », promit Oncle Saul. Woody affirmait qu'il avait trop mal pour envisager de pouvoir rejouer un jour. Tante Anita insista pour lui faire passer des radios, qui révélèrent des lésions sévères : les ligaments du bras et de l'épaule étaient terriblement abîmés, et une échographie révéla même un début de déchirure.

— Woody, mon ange, comment as-tu pu jouer dans cet état? s'épouvanta Tante Anita.

— C'est pour ça que je ne joue plus.

— Je ne suis pas spécialiste, dit-elle, je vais demander conseil à mes collègues à Johns Hopkins. Mais je ne pense pas que cela soit irréversible. Il faut y croire, Woody !

— Je n'y crois plus. Je n'ai plus envie.

— Qu'est-ce qui se passe, mon grand? s'inquiéta Oncle Saul. Tu m'as l'air bien déprimé. Même si tu dois t'arrêter quelques mois, il y a toujours l'espoir qu'un club te recrute.

S'il nous avoua s'être blessé en s'entraînant au cours de l'été, Woody nous jura ne pas avoir pris de Talacen. Pourtant, les résultats des radios laissaient planer un doute sur sa capacité à avoir pu jouer sans antidouleur. Pour lui, la seule explication possible était que le médecin de l'équipe s'était mélangé les pinceaux en lui prescrivant des vitamines pour soigner son coup de froid.

— Son histoire ne tient pas debout, dis-je à Alexandra. Il peut à peine tenir sa fourchette à table. Je me demande vraiment s'il n'a pas pris du Talacen de son propre chef.

— Pourquoi nous mentirait-il?

— Peut-être parce qu'il n'assume pas. Elle eut une moue.

— J'en doute, dit-elle.

— Évidemment que tu en doutes ! Tu lui donnerais le bon Dieu sans confession ! T'arrêtes pas de le chouchouter !

— Est-ce que tu es jaloux de lui, Markie? Je regrettais déjà ce que je venais de dire.

— Non, pas du tout, répondis-je d'un ton mal assuré.

— Markikette, je te promets que le jour où tu passeras à côté de 7 millions de dollars et d'une carrière de footballeur professionnel à cause d'un médecin maboul qui a confondu les médicaments, tu auras droit à une attention au moins aussi grande que celle que je porte à Woody.

 

*

 

Woody ne termina jamais ses études.

Pendant les vacances d'hiver qui suivirent son exclusion des Titans, Hillel et moi essayâmes de lui remonter le moral, sans beaucoup de succès. À la reprise des cours, déprimé, il se rendit à Madison sans parvenir à franchir les limites du campus. Il arrêta la voiture à l'approche des premiers bâtiments.

— Qu'est-ce que tu fais? lui demanda Hillel dans la voiture avec lui.

— Je ne peux pas...

— Tu ne peux pas quoi?

— Tout ça... souffla-t-il en désignant de la main le Stade Saul Goldman qui se dressait devant eux. Il descendit de voiture.

— Vas-y déjà, dit-il à Hillel. Je te rejoins. J'ai besoin de marcher un peu.

Hillel obéit, sans bien comprendre. Woody ne le rejoignit jamais. Il avait envie d'amour et de tendresse : il marcha jusqu'à la station-essence et se réfugia auprès de Colleen.

Il ne la quitta plus. Il s'installa chez elle et occupa ses journées à travailler avec elle à la station-essence. Elle était désormais la raison de sa présence à Madison. Sinon, il y aurait longtemps qu'il se serait enfui, loin.

Hillel passait tous les jours le voir. Il lui apportait ses notes de cours et essayait de le pousser à ne pas tout abandonner si près du but.

— Woody, tu es à quelques mois de terminer tes études. Ne gâche pas cette chance...

— J'ai plus le courage, Hill'. Je ne crois plus en moi. Je ne crois plus en rien.

— Woody... est-ce que tu t'es dopé?

— Non, Hillel. Je te le jure. C'est pour ça que je ne veux plus retourner dans cette université de menteurs. Je ne veux plus rien d'eux, ils m'ont détruit.

 

Quelques semaines plus tard, le jeudi 14 février 2002, Woody décida de se rendre une dernière fois à l'université de Madison pour récupérer ses affaires dans la chambre qu'il occupait avec Hillel.

Colleen lui prêta sa voiture et il se rendit sur le campus en début de soirée. Il avait essayé de joindre Hillel, mais sans succès. Sans doute était-il en train de réviser à la bibliothèque.

Il frappa à la porte de leur chambre. Aucune réponse. Il avait gardé la clé : il la sortit de sa poche, la tourna dans la serrure et ouvrit. La chambre était déserte.

Il se sentit soudain nostalgique. Il s'assit sur son lit un petit moment et contempla la pièce. Il ferma les yeux un instant : il se revit sur le campus, un jour de grand soleil, se promenant avec Hillel et Alexandra, attirant tous les regards. Après un moment de rêverie, il ouvrit le grand sac apporté avec lui et commença à y mettre ses effets personnels : quelques livres, des cadres photos, une lampe qu'il aimait et qu'il avait apportée d'Oak Park, ses baskets de sport avec lesquelles il avait tant couru. Puis il ouvrit l'armoire dans laquelle étaient rangés ses vêtements et ceux d'Hillel. Les trois rayonnages supérieurs étaient les siens. Il les vida. Puis il recula de quelques pas et regarda l'armoire ouverte, envahi par un sentiment de tristesse : c'était la première fois qu'il quittait volontairement Hillel.

À force de fixer les rayonnages, il lui sembla voir une forme au fond du dernier rayonnage appartenant à Hillel. Il s'approcha et remarqua un sac en papier dissimulé derrière des piles de vêtements. Il ne sut pas pourquoi, il eut envie de voir ce que c'était. Quelque chose l'attira. Il écarta les vêtements, attrapa le sac et l'ouvrit. Il blêmit et se sentit soudain vaciller.

28.

Oncle Saul n'est venu que deux fois chez mes parents, à Montclair. Je le sais, car pendant très longtemps ma mère se plaignit qu'il n'avait jamais mis les pieds chez nous. Je l'entendais parfois s'emporter contre mon père à ce sujet, surtout lorsqu'il était question d'organiser des fêtes de famille.

— Tout de même, Nathan, ton frère n'a jamais mis les pieds ici ! Ça ne te choque pas? Il ne sait pas comment est notre maison.

— Je lui ai montré des photos, tempérait mon père.

— Ne fais pas l'imbécile avec moi, s'il te plaît !

— Deborah, tu sais pourquoi il ne vient pas.

— Je le sais et ça m'énerve encore plus ! Vous êtes vraiment insupportables avec vos histoires de famille stupides !

Longtemps je ne sus pas à quoi ma mère faisait référence. Il m'était arrivé de m'immiscer dans leur conversation.

— Pourquoi Oncle Saul ne veut pas venir ici?

— Ce n'est pas important, me répondait à chaque fois ma mère. Ce sont des idioties.

 

La première fois, ce fut en juin 2001, à la mort de Grand-père. Quand Grand-mère avait téléphoné pour annoncer son décès, il était spontanément venu jusque chez nous.

La seconde fois fut le jeudi 14 février 2002, après que Tante Anita l'eut quitté.

Ce jour-là, j'arrivai à Montclair en fin d'après-midi. C'était la Saint-Valentin et j'étais en route depuis mon université pour passer la soirée et la nuit à New York avec Alexandra. Comme il y avait quelque temps que je n'avais pas vu mes parents, j'avais fait le détour par Montclair pour les embrasser et passer un petit moment avec eux.

À mon arrivée, je vis la voiture de mon oncle garée dans notre allée. Je me précipitai à l'intérieur de la maison et ma mère m'intercepta dans l'entrée.

— Qu'est-ce qu'Oncle Saul fait ici? demandai-je, inquiet.

— Markie chéri, ne va pas dans la cuisine.

— Mais qu'est-ce qui se passe enfin?

— C'est ta tante Anita...

— Quoi,
Tante Anita?

— Elle a quitté ton oncle. Elle est partie.

— Partie? Comment ça,
partie?

Je voulus téléphoner à Hillel, mais ma mère m'en dissuada.

— Ne mêle pas Hillel à ça pour le moment, me dit-elle.

— Mais que s'est-il passé?

— Je t'expliquerai tout, Markie, je te le promets. Ton oncle va rester pour le week-end, il prendra ta chambre, si tu es d'accord.

Je voulus aller l'embrasser, mais au moment d'entrer dans la cuisine je le vis, par la porte entrebâillée, en larmes. Le grand, l'immense, le tout-puissant Saul Goldman pleurait.

— Tu devrais peut-être aller retrouver Alexandra, me murmura gentiment ma mère. Ton oncle a besoin d'un peu de tranquillité, je crois.

Je ne partis pas, je m'enfuis. Je quittai Montclair non pas parce que ma mère me l'avait conseillé, mais parce que, ce jour-là, j'avais vu mon oncle pleurer. Il n'était que Samson, lui qui avait été si fort. Il avait donc suffi de lui couper les cheveux.

J'allai retrouver celle avec qui tout allait mieux. Alexandra, la femme de ma vie. Comme je savais qu'elle détestait le kitsch de la Saint-Valentin, je lui avais organisé une soirée sans dîner à cinq plats ni roses rouges. Je passai la prendre directement au studio où elle enregistrait une nouvelle maquette, et nous allâmes nous enfermer dans une chambre au Waldorf Astoria, pour regarder des films, faire l'amour et survivre grâce au room-service. Dans ses bras, j'étais à l'abri de ce qui était en train de se passer.

 

*

 

Ce même soir du 14 février 2002, Woody attendit le retour d'Hillel dans la chambre, assis sur le lit. Il était plus de vingt-deux heures lorsqu'il arriva. « Putain, Woody, tu m'as fait peur ! » sursauta Hillel en ouvrant la porte. Woody ne répondit rien. Il se contenta de dévisager Hillel. « Woody? Est-ce que tout va bien? » demanda encore Hillel.

Woody désigna le sac en papier à côté de lui.

— Pourquoi?

— Woody... Je...

D'un bond, Woody se leva et attrapa Hillel par le col de sa veste. Il le plaqua brutalement contre le mur.

— Pourquoi? répéta-t-il en hurlant.

Hillel le fixa dans les yeux et le défia.

— Frappe-moi, Woody. C'est tout ce que tu sais faire, de toute façon...

Woody brandit son poing et le tint en l'air un long instant, les dents serrées, le corps tremblant. Il poussa un cri de colère et s'enfuit. Il courut jusqu'au parking et monta dans de la voiture de Colleen. Il démarra en trombe. Il avait besoin de se confier à quelqu'un de confiance et la seule personne à qui il pensa était Patrick Neville. Il roula en direction de Manhattan. Il essaya de le joindre, mais son téléphone était éteint.

Il était vingt-trois heures lorsqu'il arriva devant l'immeuble de Patrick Neville, gara la voiture sur le trottoir opposé, traversa la rue sans même faire attention et s'engouffra dans l'immeuble. Le portier de nuit l'arrêta.

— Je dois monter chez Patrick Neville, c'est urgent.

— Est-ce que Monsieur Neville vous attend?

— Appelez-le ! Appelez, bon Dieu ! Le portier téléphona chez Patrick Neville.

— Bonsoir, Monsieur, pardonnez-moi de vous déranger, il y a un Monsieur...

— Woody, dit Woody.

— ... Monsieur Woody... Très bien.

 

Le portier raccrocha et fit signe à Woody qu'il pouvait accéder à l'ascenseur. Arrivé au 23e étage, il se précipita vers la porte des Neville. Patrick, qui l'avait vu arriver à travers le judas, lui ouvrit avant qu'il n'ait à sonner.

— Woody, que se passe-t-il?

— Il faut que je te parle.

Il vit une hésitation dans le regard de Patrick.

— Peut-être que je te dérange...

— Non, pas du tout, répondit Patrick.

Woody semblait bouleversé, il ne pouvait pas le laisser ainsi. Il le fit entrer et l'emmena au salon. En passant, Woody remarqua une table dressée pour la Saint-Valentin, avec des chandelles, un grand bouquet de roses, du champagne dans un seau et deux verres remplis qui n'avaient pas été touchés.

— Patrick, je suis désolé, je ne savais pas que tu avais de la visite. Je vais te laisser.

— Pas avant que tu m'aies dit ce qui se passe. Assieds-toi.

— Mais je t'ai interrompu dans...

— Ne t'inquiète pas, l'arrêta Patrick. Tu as bien fait de venir. Je vais te chercher quelque chose à boire et après tu vas tout me raconter.

— Je veux bien un café.

Patrick s'éclipsa dans la cuisine, laissa Woody seul dans le salon. Comme il regardait autour de lui, il vit soudain une veste de femme et un sac posés sur un fauteuil. La petite copine de Patrick, songea Woody. Elle devait être allée se cacher dans une chambre. Il ne savait pas que Patrick fréquentait quelqu'un. Mais soudain, il lui sembla reconnaître cette veste. Troublé, il se leva et s'en approcha. Il vit un porte-monnaie dans le sac, s'en saisit et l'ouvrit. Il prit une carte de crédit au hasard et il se sentit pris d'une envie de vomir. Ce n'était pas possible. Pas elle. Il voulut en avoir le cœur net et se précipita vers les chambres. Patrick sortit de la cuisine à cet instant. « Woody, où vas-tu? Attends ! » Il posa son plateau chargé de deux tasses de café et courut après lui. Mais Woody avait déjà pénétré dans le couloir et poussait les portes des pièces à la hâte. Il la trouva finalement dans la chambre de Patrick : Tante Anita.

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