Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
— Je voudrais bien les lire, réclama gentiment Tante Anita.
Ma mère promit de les envoyer, et moi je lui fis promettre de se taire. J'eus l'impression que Woody et Hillel ricanaient. Je me trouvai stupide avec mes nouvelles insipides à côté d'eux qui étaient devenus, à mes yeux, des demi-dieux, mi-lions mi-aigles, prêts à s'envoler vers le soleil, tandis que j'étais resté le même petit adolescent impressionnable, à des années-lumière de leur superbe.
Cette année-là, il me sembla que la qualité du repas de Thanksgiving était supérieure aux autres années. Oncle Saul avait rajeuni. Tante Anita avait embelli. Était-ce la réalité, ou étais-je beaucoup trop occupé à tous les admirer pour réaliser que les Baltimore étaient en train de se désintégrer? Mon oncle, ma tante, mes deux cousins : je les croyais en perpétuelle ascension, ils étaient en pleine chute. Je ne le compris que des années plus tard. Malgré tout ce que j'avais imaginé pour eux, lorsque mes cousins retourneraient à Baltimore après nos années universitaires, ce ne serait pas pour être un ténor du barreau et la vedette des Ravens.
Comment aurais-je pu imaginer ce qui allait leur arriver?
Depuis mon université du Massachusetts, où je me sentais un peu tenu à l'écart, je découvris avec agacement qu'à Madison, comme ç'avait été le cas à Baltimore avec Scott, la taille du Gang des Goldman, quand il s'agissait des Neville, pouvait être extensible. Après Alexandra, ce fut au tour de Patrick Neville d'obtenir une place privilégiée en leur sein.
Tous les mardis, Patrick venait à l'université pour donner ses cours hebdomadaires. La rumeur voulait que l'on puisse deviner son humeur à son moyen de transport : les jours de bonne humeur, il arrivait au volant d'une Ferrari noire, dans laquelle il traversait la Nouvelle-Angleterre comme une flèche. S'il était contrarié, il roulait à bord d'un 4 x 4 Yukon aux vitres teintées. Il jouissait d'une énorme notoriété et les étudiants se réclamaient de lui.
Ils tissèrent rapidement des liens étroits. À chacun de ses passages à Madison, il ne manquait pas de voir Woody et Hillel.
Les mardis soir, il les emmenait, avec Alexandra, dîner dans un restaurant de la rue principale. Quand il en avait le temps, il assistait aux entraînements des Titans, une casquette aux couleurs de l'équipe vissée sur la tête. Il était présent à tous les matchs à domicile et il lui arrivait même d'assister à des rencontres extérieures, parfois à plusieurs heures de route. Il proposait toujours à Hillel de l'accompagner et ils faisaient le trajet ensemble.
Je crois que Patrick aimait la compagnie de Woody et Hillel parce que chaque fois qu'il était avec eux, il retrouvait un peu Scott.
Il faisait avec eux ce qu'il aurait voulu faire avec son fils. À partir du second semestre à Madison, la saison de football étant terminée, il les invita régulièrement à passer le week-end à New York, chez lui. Ils me racontèrent, émerveillés, le luxe de son appartement : la vue, le jacuzzi sur la terrasse, les télévisions dans chaque pièce. Ils s'y sentirent bientôt chez eux, à contempler ses œuvres d'art, fumer ses cigares et boire son scotch.
Lors des vacances de printemps 1999, il les invita dans les Hamptons. La semaine qui suivit la fin de nos examens universitaires, ils vinrent me rendre visite à Montclair à bord de la Ferrari noire que Patrick leur avait prêtée. Je leur proposai d'aller dîner quelque part, mais leur voiture ne disposant que de deux sièges, j'avais dû me contenter de la vieille Honda Civic de ma mère, tandis qu'ils ouvraient la route avec leur bolide rugissant. Pendant le repas, je réalisai qu'ils avaient légèrement revu leur plan de carrière. New York avait surclassé Baltimore, l'économie l'avait emporté sur le droit.
— C'est dans la finance qu'il faut travailler, me dit Hillel. Si tu voyais la vie que mène Patrick...
— On a déjeuné avec le directeur sportif des Giants, me dit Woody. On a même pu aller visiter leur stade, dans le New Jersey. Il dit qu'il enverra un scout me voir jouer l'année prochaine.
Ils me montrèrent des photos d'eux sur la pelouse du Giants Stadium. Je les imaginais alors quelques années plus tard, au même endroit, célébrant la victoire des Giants au Superbowl, Woody, le quarterback vedette, et son quasi-frère, Hillel, le nouveau Golden boy que Wall Street s'arracherait.
Il se passa un événement au début de leur deuxième année universitaire. Un soir qu'il rentrait en voiture vers le campus par la route 5, Woody, environ cinq miles après avoir passé le pont Lebanon, manqua de renverser une jeune femme qui marchait sur le bord de la route. Il faisait nuit noire. Il s'arrêta immédiatement et se précipita hors de l'habitacle.
— Est-ce que ça va? demanda-t-il. Elle pleurait.
— Tout va bien, merci, répondit-elle en s'essuyant les yeux.
— C'est dangereux de marcher sur cette route.
— Je ferai attention.
— Monte, je te dépose quelque part, proposa Woody.
— Non, merci.
— Monte, je te dis.
La fille accepta finalement. Dans la lumière de l'habitacle, Woody crut la reconnaître. C'était une jolie fille, aux cheveux courts. Son visage lui était familier.
— Tu es étudiante à Madison?
— Non.
— T'es sûre que ça va?
— Sûre. Je n'ai pas envie de parler.
Il roula en silence et la déposa, selon son souhait, à proximité d'une station-service déserte à l'entrée de Madison.
Elle s'appelait Colleen. Woody le lut sur son badge le lendemain, lorsqu'il la retrouva derrière le comptoir de la station-service où il l'avait déposée la veille.
— Je savais que je t'avais vue quelque part, lui dit-il. En te déposant ici, j'ai fait le lien.
— S'il te plaît, ne parle pas de ça. As-tu pris de l'essence?
— J'ai fait le plein, pompe numéro 3. Et je vais prendre ces barres de chocolat. Je m'appelle Woody.
— Merci pour hier, Woody. S'il te plaît, n'en parlons plus. Ça fait 22 dollars. Il lui tendit l'argent.
— Colleen, est-ce que tout va bien?
— Tout va bien.
Un client entra et elle en profita pour demander à Woody de partir.
Il obéit. Elle le troublait.
Colleen était l'unique employée de la station-service. Elle y passait ses journées seule. Elle ne devait pas avoir plus de vingt-deux ans, n'était jamais allée plus loin que le lycée et elle était déjà mariée à un type de Madison, un chauffeur-livreur qui passait plusieurs jours par semaine sur la route. Elle avait un regard triste. Une façon timide de ne pas regarder ses clients dans les yeux.
La station-essence était son seul horizon. C'était probablement la raison pour laquelle elle mettait tant de coeur à s'en occuper. La boutique attenante était propre et toujours bien achalandée. Il y avait même quelques tables, auxquelles les gens de passage pouvaient s'installer pour boire un café ou manger un sandwich industriel que Colleen réchauffait dans un four à micro-ondes. Lorsque les clients partaient, ils laissaient toujours un petit pourboire sur la table, qu'elle glissait dans sa poche, sans en parler à son mari. Dès les beaux jours, elle déplaçait les tables et les chaises sur la bande de gazon fleurie jouxtant le bâtiment.
Il n'y avait pas beaucoup de lieux de sortie à Madison et les étudiants se regroupaient dans les mêmes établissements. Lorsqu'ils voulaient être seuls, Woody et Hillel se rendaient à la station-service.
Troublé par sa rencontre nocturne avec Colleen, Woody augmenta la cadence de ses passages à la station-service. Parfois il passait au prétexte d'acheter des chewing-gums ou du liquide pour ses essuie-glaces. Le plus souvent, il traînait Hillel avec lui.
— Pourquoi tu veux absolument aller là-bas? finit par demander Hillel.
— Il y a quelque chose qui cloche... J'aimerais comprendre.
— Dis que t'en pinces pour elle, c'est tout.
— Hill', cette fille marchait dans la nuit en pleurant, au bord de la route.
— Elle a peut-être eu un problème de voiture...
— Elle était effrayée. Elle avait peur.
— Peur de qui?
— Je sais pas.
— Wood', tu peux pas protéger tout le monde.
À force de passer leur temps là-bas, ils apprivoisèrent un peu Colleen. Elle se montra moins timide, allant parfois jusqu'à discuter un peu avec eux. Elle leur vendait de la bière bien qu'ils n'aient pas l'âge. Colleen disait qu'elle ne risquait rien à leur vendre de l'alcool car le père de Luke, son mari, était le chef de la police locale. Luke, justement, était selon les dires de mes cousins un drôle d'oiseau. Il avait un air teigneux et était toujours assez déplaisant. Woody, qui le croisait parfois à la station-service, ne l'aimait pas. Il disait qu'il avait un drôle de sentiment quand il le voyait. Quand Luke était en ville, Colleen se comportait différemment. Quand il était en déplacement, elle était plus heureuse.
J'eus moi aussi l'occasion de me rendre à la station-service lors de mes visites à Madison. Je remarquai aussitôt que Woody plaisait bien à Colleen. Elle avait une façon particulière de le regarder. Elle ne souriait presque jamais, sauf quand elle lui parlait. C'était un sourire maladroit, spontané, qu'elle se forçait à vite réprimer.
Je crus d'abord que Woody éprouvait des sentiments pour Colleen. Mais je réalisai rapidement que ce n'était pas le cas. Mes deux cousins aimaient une seule et même fille : Alexandra.
Alexandra était dans sa quatrième et dernière année d'université. Ensuite elle partirait. Elle était le seul objet de leurs pensées. Je compris rapidement que leur indéfectible amitié ne leur suffisait pas. Leur vie ensemble sur le campus, leurs sorties, les matchs de football ne les satisfaisaient pas pleinement. Ils voulaient plus. Ils voulaient son amour. J'en eus la certitude absolue devant leur réaction quand ils découvrirent qu'elle voyait quelqu'un, profitant d'un week-end où Patrick Neville les invita chez lui pour fouiller sa chambre. Ils m'en parlèrent à Thanksgiving et Hillel me montra ce qu'il avait trouvé dans l'un des tiroirs de son bureau. Une feuille cartonnée sur laquelle était dessiné un coeur en rouge.
— Vous avez fouillé sa chambre? demandai-je, interloqué.
— Oui, répondit Hillel.
— Vous êtes complètement fous ! Hillel était furieux contre elle.
— Pourquoi ne nous a-t-elle pas dit qu'elle avait un petit copain?
— Et qui vous dit qu'elle voit quelqu'un? rétorquai-je. Ce dessin date peut-être d'il y a longtemps.
— Il y a deux brosses à dents dans la salle de bains attenante à sa chambre, me dit Woody.
— Vous êtes même allés dans sa salle de bains?
— On va pas se gêner. Je pensais qu'elle était notre amie, et les amis se disent tout.
— Tant mieux pour elle si elle a quelqu'un, dis-je.
— Bien sûr, tant mieux.
— J'ai l'impression que ça vous agace...
— On est ses amis, et je pense qu'elle pourrait nous le dire.
L'amitié qui légitimait leur trio cachait des sentiments bien plus profonds, et ce en dépit du pacte que nous avions conclu dans les Hamptons.
Pendant les mois qui suivirent, ils se laissèrent obséder par l'amant d'Alexandra. Ils voulaient à tout prix connaître son identité. Quand ils lui posèrent la question, elle jura être célibataire. Cela les rendit encore plus fous. Ils la suivaient sur le campus pour l'épier. Ils essayaient d'écouter ses conversations téléphoniques en utilisant le vieux capteur de son d'Hillel, ramené pour l'occasion de Baltimore. Ils interrogèrent même Patrick, qui n'en savait rien.
Au mois de mai 2000, nous assistâmes tous à la cérémonie de remise de diplôme d'Alexandra.
Après la partie officielle, profitant d'un moment de confusion, Alexandra s'éclipsa discrètement. Elle ne remarqua pas que Woody la suivait.
Elle se dirigea vers le bâtiment des sciences, où je l'attendais. Quand elle me vit, elle sauta dans mes bras et me donna un long baiser.
Woody apparut à ce moment-là et s'écria, abasourdi :
— Alors c'est toi, Marcus? C'est toi son mec depuis tout ce temps?
En ce jour de mai 2000, je fus bien obligé de m'expliquer auprès de Woody et de tout lui raconter.
Il fut la seule personne à être au courant de la relation merveilleuse que je vivais avec Alexandra.
Entre Alexandra et moi, tout avait recommencé durant l'automne qui avait suivi nos dernières vacances dans les Hamptons. J'étais rentré à Montclair un peu dépité de l'avoir revue et d'avoir réalisé combien je l'aimais toujours. Et voilà que quelques semaines plus tard, à la sortie du lycée, je la vis sur le parking, assise sur le capot du coupé qu'elle conduisait. Je ne parvins pas à cacher mon excitation.
— Alexandra, mais qu'est-ce que tu fais là? Elle fit sa moue boudeuse.
— J'avais envie de te revoir...
— Je croyais que tu ne sortais pas avec des petits jeunes.
— Monte, crétin.
— Et où allons-nous?
— Je ne le sais pas encore.
Où nous allâmes? Sur la route de la vie. À partir de ce jour où je m'assis sur le siège passager de sa voiture, nous ne nous quittâmes plus et nous nous aimâmes passionnément. Nous nous téléphonions sans cesse, nous nous écrivions, elle m'envoyait des colis. Elle venait à Montclair le week-end, j'allais parfois, moi, la retrouver à New York ou à Madison, empruntant la vieille voiture de ma mère, le son de l'autoradio monté au maximum. Nous avions la bénédiction de mes parents et de Patrick Neville, qui promirent de n'en parler à personne. Car il nous semblait qu'il valait mieux que mes cousins ne sachent rien de ce qui se passait entre nous. C'est ainsi que je brisai le serment du Gang des Goldman de ne jamais conquérir Alexandra.
L'année suivante, quand j'entrai à la faculté de lettres de l'université de Burrows, nous n'étions qu'à une heure de route. Mon camarade de chambre, Jared, me laissait la pièce libre les week-ends où elle me rejoignait. Et je fis à mes cousins ce que je ne leur avais jamais fait : je leur mentis. Je mentais pour aller retrouver Alexandra. Je disais que j'étais à Boston, ou à Montclair, mais j'étais à New York avec elle. Et quand ils étaient à New York, chez Patrick Neville, j'étais lové dans ses draps à Madison.
Il arrivait malgré tout que je les jalouse de les savoir tous ensemble à l'université, que j'envie la complicité unique qu'elle entretenait avec Hillel et Woody. Un jour, elle avait fini par me dire : « Tu es jaloux de tes cousins, Marcus? Tu es complètement fou ! Vous êtes tous les trois complètement fous, en fait. » Elle avait raison. Moi qui n'étais pas de caractère possessif, moi qui ne craignais pas les rivaux, je redoutais les membres du Gang des Goldman. Elle avait eu ensuite cette sortie anodine, mais qui avait été pour moi comme un coup de poignard en plein cœur : « Tu as gagné, Markie. Tu as gagné, tu m'as, moi. Qu'est-ce que tu veux de plus? Tu vas quand même pas me faire une scène parce que je mange un hamburger avec tes cousins? »