Le livre des Baltimore (8 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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À cet instant, un inspecteur entra dans la pièce; il avait un énorme œil au beurre noir.

Woody se leva et lui donna une accolade tendre.

— Encore désolé, inspecteur Johns, je vous ai pris pour un sale type.

— Bah, ça peut arriver. N'en parlons plus. Tiens, si tu as besoin d'aide un jour, tu peux toujours me passer un coup de fil.

L'inspecteur lui tendit sa carte.

— Ça veut dire que je peux partir, inspecteur?

— Oui. Mais la prochaine fois que tu vois une bagarre, tu appelles la police, tu ne vas pas la régler toi-même.

— Promis.

— Tu veux un autre chocolat chaud? demanda encore l'inspecteur.

— Non, il ne veut pas un autre chocolat chaud, aboya Oncle Saul. Enfin, inspecteur, un peu de dignité : il vous a quand même frappé !

Il emmena Woody hors de la salle et lui fit la morale :

— Woody, tu comprends que tu vas finir par avoir de vrais ennuis. Il n'y aura pas toujours des gentils flics et des gentils avocats pour te sortir de la merde. Tu peux finir en prison, tu comprends ça?

— Oui, Monsieur Goldman. Je sais bien.

— Alors, pourquoi est-ce que tu continues?

— Je crois que c'est comme un don. J'ai le don de la bagarre.

— Eh bien, trouve-toi un autre don, s'il te plaît. Et puis, un garçon de ton âge n'a rien à faire dehors la nuit. La nuit, toi, tu devrais dormir.

— J'arrive pas. J'aime pas trop être dans ce foyer. J'avais envie d'aller me promener.

Ils arrivèrent à l'accueil du commissariat, où les attendait Artie Crawford.

Woody remercia encore Oncle Saul :

— Vous êtes mon sauveur, Monsieur Goldman.

— Je n'ai pas été très utile cette fois.

— Mais vous êtes toujours là pour moi.

Woody sortit sept dollars de sa poche et les lui tendit.

— Qu'est-ce que c'est? demanda Oncle Saul.

— C'est tout mon argent. C'est pour vous payer. Pour vous remercier de me sortir de la merde.

— On ne dit pas
merde.
Et tu n'as pas besoin de me payer.

— Vous avez dit
merde
avant.

— Je n'aurais pas dû. Je regrette.

— M'sieur Crawford dit qu'il faut toujours payer les gens d'une façon ou d'une autre pour les services rendus.

— Woody, tu veux me payer?

— Oui, Monsieur Goldman. Je voudrais beaucoup.

— Alors, fais en sorte de ne plus te faire arrêter. Ce sera ma plus grande paie, mon plus beau salaire. Te voir dans dix ans, et savoir que tu es dans une bonne université. Voir un beau jeune homme accompli et pas un délinquant qui aura déjà passé la moitié de sa vie dans une prison pour mineurs.

— Je le ferai, Monsieur Goldman. Vous serez fier de moi.

— Et au nom du ciel, cesse de m'appeler Monsieur Goldman. Appelle-moi Saul.

— Oui, Monsieur Goldman.

— Allez, file maintenant et deviens quelqu'un de bien.

Mais Woody était un gamin qui avait le sens de l'honneur. Il voulait absolument remercier mon oncle pour son aide et le lendemain, il se présenta à son cabinet.

— Pourquoi tu n'es pas à l'école? s'agaça Oncle Saul en le voyant débarquer dans son bureau.

— Je voulais vous voir. Il y a forcément quelque chose que je peux faire pour vous, M'sieur Goldman. Vous avez été si bon avec moi.

— Considère ça comme un coup de pouce de la vie.

— Je pourrais tondre votre pelouse si vous voulez.

— Je n'ai pas besoin que quelqu'un tonde ma pelouse. Woody insista. Il trouvait son idée de tondre la pelouse formidable.

— Non, mais moi je vous ferai ça de façon impeccable. Vous aurez une pelouse extraordinaire.

— Ma pelouse va très bien. Pourquoi tu n'es pas à l'école?

— À cause de votre pelouse, Monsieur Goldman. Ça me ferait rudement plaisir de tondre votre pelouse pour vous remercier de votre gentillesse avec moi.

— Ce n'est pas la peine.

— J'aimerais beaucoup, Monsieur Goldman.

— Woodrow, lève la main droite, s'il te plaît, et répète après moi.

— Oui, Monsieur Goldman.

Il leva la main droite et Oncle Saul déclama :

— Moi, Woodrow Marshall Finn, je jure de ne plus me mettre dans la merde.

— Moi, Woodrow Marshall Finn, je jure de ne plus me mettre dans la... Vous avez dit que je devais plus dire
merde,
Monsieur Goldman.

— Très bien. Alors : je jure de ne plus avoir d'ennuis.

— Je jure de ne plus avoir d'ennuis.

— Voilà, tu m'as payé. On est quittes. Maintenant tu peux retourner à l'école. Dépêche-toi.

— Woody maugréa, résigné. Il n'avait pas envie de retourner à l'école, il voulait tondre la pelouse d'Oncle Saul. Il se dirigea vers la porte en traînant des pieds et remarqua alors des photos sur un meuble.

— C'est votre famille? demanda-t-il.

— Oui. Voici ma femme, Anita, et mon fils, Hillel. Woody prit un cadre et observa les visages sur la photo.

— Ils ont l'air chouettes. Vous avez de la chance.

À ce moment-là, la porte du bureau s'ouvrit et Tante Anita entra précipitamment, trop bouleversée pour le remarquer.

— Saul ! s'écria-t-elle, les yeux rougis par les larmes. Il s'est encore fait tabasser à l'école ! Il dit qu'il ne veut plus y retourner. Je ne sais plus quoi faire.

— Que s'est-il passé?

— Il dit que tous les autres enfants se moquent de lui. Il dit qu'il ne veut plus jamais aller nulle part.

— Nous l'avons changé d'école en mai, soupira Oncle Saul. Puis encore durant l'été pour le mettre dans celle-ci. On ne peut pas de nouveau le changer. C'est infernal.

— Je sais... Oh, Saul ! je suis désespérée...

5.

À Boca Raton, en ce début mars 2012, mon dîner avec Kevin me rapprocha d'Alexandra.

Les jours qui suivirent, quand je ramenai Duke de ses évasions, elle me permit de rentrer dans la maison, puis elle m'offrit même à boire. C'était en général une bouteille d'eau ou une cannette de soda, avalée debout dans la cuisine, mais c'était déjà ça.

— Merci pour l'autre soir, me dit-elle une fin d'après-midi où nous étions seuls. Je ne sais pas ce que tu as fait à Kevin, mais il t'a beaucoup aimé.

— J'ai été moi-même. Elle sourit.

— Merci de ne lui avoir rien dit pour nous deux. Je tiens énormément à Kevin, je ne voudrais pas qu'il s'imagine qu'il y a encore des sentiments entre toi et moi.

À ces mots, je ressentis un douloureux pincement au cœur.

— Kevin m'a raconté que tu avais refusé sa demande en mariage.

— Ce ne sont pas tes affaires, Marcus.

— Kevin est très gentil, mais il ne te correspond pas.

Je m'en voulus aussitôt d'avoir parlé ainsi. De quoi est-ce que je me mêlais? Elle se contenta de hausser les épaules, avant de rétorquer :

— Toi, tu as Lydia.

— Comment sais-tu pour Lydia? demandai-je.

— Je l'ai lu dans ces magazines stupides.

— Tu me parles d'une histoire vieille de quatre ans. Nous ne sommes plus ensemble depuis longtemps... C'était une passade.

Je voulus changer de sujet et je décidai de montrer à Alexandra la photo que j'avais emportée avec moi.

— Tu te souviens de cette photo?

Elle eut un sourire nostalgique et caressa l'image du bout des doigts.

— Qui aurait pensé à cette époque que tu deviendrais un écrivain célèbre? dit-elle.

— Et toi une vedette de la chanson?

— Je ne le serais pas devenue sans toi...

— Arrête.

Il y eut un silence. Soudain elle m'appela comme elle m'appelait avant : Markie.

— Markie, murmura-t-elle, ça fait huit ans que tu me manques.

— Toi aussi. J'ai suivi toute ta carrière.

— J'ai lu tes romans.

— Tu as aimé?

— Oui. Beaucoup. Il m'arrive souvent de relire des passages de ton premier roman. J'y retrouve tes cousins. J'y retrouve le Gang des Goldman.

Je souris. Je regardai encore le cliché que je tenais entre mes mains.

— Tu as l'air fasciné par cette photo, me dit-elle.

— Je ne sais pas si elle me fascine ou si elle me hante. Je rangeai l'image dans ma poche et je repartis.

En passant en voiture le portail de la propriété de Kevin ce jour-là, je ne remarquai pas le van noir garé dans la rue, ni l'homme qui m'observait au volant.

Je m'engageai sur la route, et il me suivit.

 

*

 

Baltimore, Maryland.

Novembre 1989.

 

Depuis qu'il lui en avait fait part, le désir de Woody de tondre la pelouse des Goldman trottait dans la tête d'Oncle Saul. Surtout lorsque Artie vint dîner chez eux et raconta qu'il avait une peine folle à le cadrer.

— Au moins, il aime l'école, dit Artie. Il aime apprendre, et il a la tête bien faite. Mais dès que les cours sont terminés, il fait n'importe quoi, et on ne peut pas avoir un oeil sur lui en permanence.

— Et ses parents? demanda Oncle Saul.

— La mère a disparu du paysage il y a longtemps.

— Une junkie?

— Même pas. Elle a juste foutu le camp. Elle était jeune. Le père aussi. Il s'est cru capable d'éduquer le môme, mais le jour où il s'est trouvé une copine sérieuse, ça a été le bordel à la maison. Le petit débordait de colère, il voulait cogner tout le monde. L'assistante sociale est intervenue, un juge pour enfants aussi. Il a été placé dans le foyer, soi-disant provisoirement, puis la copine du père s'est fait muter à Salt Lake City et le père en a profité pour la suivre à l'autre bout du pays, l'épouser et lui faire des enfants. Woodrow est resté à Baltimore, il ne veut pas entendre parler de Salt Lake City. Ils se parlent de temps en temps au téléphone. Le père lui écrit un peu. Ce qui m'inquiète pour Woodrow, c'est qu'il est tout le temps avec ce type, Devon, un délinquant à la petite semaine qui fume du crack et fait joujou avec un calibre.

Oncle Saul avait alors songé que si Woody était occupé à tondre des pelouses après l'école, il n'aurait pas le temps de traîner dans la rue. Il en parla à Dennis Bunk, un vieux jardinier qui détenait le quasi-monopole de l'entretien des jardins d'Oak Park.

— J'engage personne, M'sieur Goldman. Surtout pas des petits connards délinquants.

— C'est un garçon très valable.

— C'est un délinquant.

— Vous avez besoin d'aide, vous avez de plus en plus de mal à assumer votre charge de travail.

Oncle Saul disait vrai : Bunk ne s'en sortait plus et il était trop radin pour se payer un employé.

— Qui paiera son salaire? demanda Bunk sur un ton vaincu.

— Moi, répondit Oncle Saul. 5 dollars de l'heure pour lui et 2 pour vous, pour votre rôle de formateur.

Après une dernière hésitation, Bunk accepta en pointant un doigt menaçant dans la direction d'Oncle Saul.

— Je vous préviens. Si ce petit con casse mon matériel ou me vole, ce sera à vous de payer.

Mais Woody ne fit rien de tout cela. Il fut enchanté de la proposition que lui fit Oncle Saul de travailler pour Bunk.

— Est-ce que je m'occuperai de votre jardin aussi, Monsieur Goldman?

— Parfois peut-être. Mais il faut surtout aider Monsieur Bunk. Et lui obéir.

— Je vous promets de bien travailler.

Après l'école et le week-end, Woody sautait dans le bus municipal et rejoignait Oak Park. Bunk l'attendait à bord de sa camionnette dans une rue proche de l'arrêt de bus et ils faisaient leur tournée des jardins.

Il s'avéra que Woody était un aide dévoué et appliqué. Quelques semaines passèrent, et l'automne s'installa sur le Maryland. Les arbres centenaires des rues d'Oak Park se couvrirent de rouge et de jaune avant de déverser leur pluie de feuilles mortes sur les allées. Il fallait nettoyer les pelouses, préparer les plantes pour l'hiver et bâcher les piscines.

 

Pendant ces mêmes semaines, à l'école d'Oak Tree, Porc continuait de tourmenter Hillel. Il lui lançait des pommes de pin et des pierres, l'attachait et le forçait à manger de la terre ainsi que des sandwichs retrouvés dans des ordures. « Mange ! Mange ! Mange ! » chantaient gaiement les autres enfants tandis que Porc lui serrait le nez pour qu'il ouvre la bouche et enfourne. Lorsqu'il trouvait la force de le narguer, Hillel le remerciait chaleureusement: « Merci pour ce bon déjeuner, je n'avais justement pas assez mangé à midi. » Et les coups pleuvaient de plus belle. Porc vidait son cartable par terre, jetait les livres et les cahiers à la poubelle. Durant son temps libre, Hillel avait commencé un cahier de poésie qui termina inévitablement entre les mains de Porc, qui lui en fit manger certaines pages à mesure qu'il lisait à haute voix ses textes, avant de brûler ce qui restait. De l'autodafé, Hillel put sauver une poésie, écrite pour son amour secret, Helena, une mignonne petite blonde qui ne ratait aucun des spectacles de Porc. Il y vit un signe et, prenant son courage à deux mains, offrit son poème à Helena. Celle-ci en fit des photocopies qu'elle afficha dans l'école. Lorsque Madame Chariot, la responsable du journal, tomba dessus, elle félicita la petite Helena pour ses talents de poétesse, lui donna un bon point et publia le texte dans le journal de l'école sous le nom d'Helena.

La liste des séjours d'Hillel chez le médecin s'allongeait de façon inquiétante – notamment pour des infections de la bouche à répétition – et Tante Anita finit par aller trouver le principal Hennings.

— Principal, je crois que mon fils se fait maltraiter dans votre école, lui dit-elle.

— Non, non, personne ne se fait maltraiter à Oak Tree, nous avons des surveillants, des règles, une charte du vivre-ensemble. Nous sommes une école du bonheur.

— Hillel revient tous les jours avec des vêtements déchirés, des cahiers abîmés ou manquants.

— Il doit apprendre à faire attention à ses affaires. Vous savez, s'il néglige ses cahiers, il aura un mauvais point dans son bulletin.

— Principal Hennings, il ne néglige rien. Je crois qu'il est le souffre-douleur de quelqu'un. Je ne sais pas ce qui se passe dans cette école, mais nous payons vingt mille dollars par an pour voir notre fils revenir de l'école avec des bactéries plein la bouche. Il y a un problème, non?

— Se lave-t-il bien les mains?

— Oui, principal, il se lave bien les mains.

— Parce que vous savez, à cet âge-là, les garçons sont souvent des petits cochons...

Tante Anita, agacée, voyant que la conversation tournait en rond, finit par dire :

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