Le livre des Baltimore (19 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Vous inquiétez pas, M'sieur Neville, le rassura Hillel. On fera très gaffe à Scott.

— Il doit beaucoup boire, prendre des pauses pour respirer régulièrement, et bien se laver les mains après avoir manipulé les outils.

— On fera tout ça, M'sieur Neville. Promis.

 

Cette année-là, je me rendis à Baltimore pour les vacances de printemps. Je compris pourquoi mes cousins aimaient tant la compagnie de Scott : c'était un garçon très attachant. Nous nous rendîmes tous chez lui un après-midi où son père nous demanda de l'aide pour ses plantes. C'était la première fois que je rencontrais les Neville. Patrick avait l'âge d'Oncle Saul et Tante Anita. C'était un bel homme, athlétique et très affable. Sa femme, Gillian, n'était pas vraiment belle mais elle dégageait quelque chose de très attirant. Scott avait une sœur, que mes cousins n'avaient encore jamais vue. Je crois que c'était la première fois qu'ils se rendaient au domicile des Neville.

Patrick nous emmena dans la partie arrière de son jardin: de l'extérieur, sa maison ressemblait à celle des Baltimore, en un peu plus moderne. Contre le flanc ouest, deux rangées d'hortensias maigrichons cuisaient au soleil. Pas loin, un massif de rosiers ternes boudait.

Woody observa les plantes d'un œil expert.

— Je sais pas qui vous a planté ça, mais les hortensias sont mal orientés. Ils n'aiment pas trop le soleil, vous savez. Et ils ont l'air d'avoir soif. Est-ce que votre arrosage automatique est branché?

— Je crois...

Woody envoya Hillel contrôler le système d'arrosage, puis il ausculta les feuilles du rosier.

— Il est malade votre rosier, diagnostiqua-t-il. Il faut le traiter.

— Vous pouvez faire ça?

— Bien sûr. Hillel revint.

— Il y a une fuite sur l'un des conduits d'arrosage. Il faut le changer.

Woody opina.

— À mon avis, ajouta-t-il, il faudrait songer à transplanter vos hortensias de l'autre côté. Mais il faudra demander à Monsieur Bunk ce qu'il en pense.

Patrick Neville nous dévisagea d'un air amusé.

— Je t'avais dit qu'ils étaient forts, Papa, lui dit Scott.

Il faisait chaud et Patrick nous proposa à boire, ce que nous acceptâmes volontiers. Comme il avait les chaussures pleines de terre, il passa la tête par l'une des portes-fenêtres et appela : « Alexandra, est-ce que tu peux apporter de l'eau pour les garçons s'il te plaît? »

— Qui est Alexandra? demanda Hillel.

— Ma sœur, répondit Scott.

Elle arriva quelque instant plus tard, les bras chargés d'un plateau de petites bouteilles d'eau de source.

Nous restâmes sans voix. Elle était d'une beauté parfaite. Des yeux légèrement en amandes. Des cheveux blonds qui ondulaient au soleil, un visage fin et un nez élégant. Elle était coquette. Elle portait des petits diamants étincelants aux oreilles et ses doigts étaient vernis de rouge. Elle nous sourit de ses dents droites et très blanches, et nos cœurs se mirent à battre plus fort. Et comme nous avions jusqu'alors toujours tout partagé, nous décidâmes d'aimer tous les trois cette fille au regard rieur.

— Salut, les gars, nous dit-elle. Alors c'est vous dont Scott parle sans cesse?

Après un moment de balbutiements, nous nous présentâmes tour à tour.

— Vous êtes frères? demanda-t-elle.

— Cousins, corrigea Woody. Nous sommes les trois cousins Goldman. Elle nous adressa un autre sourire ravageur.

— Très bien, les cousins Goldman, j'ai été heureuse de vous rencontrer.

Elle embrassa son père sur la joue, lui dit qu'elle sortait un moment et disparut, laissant pour seule trace un parfum de shampooing à l'abricot. Scott trouva dégoûtant que nous nous amourachions ainsi de sa sœur. Nous n'y pouvions rien. Alexandra venait de s'installer dans nos cœurs pour toujours.

Le lendemain de cette première rencontre avec elle, nous nous rendîmes au bureau de poste d'Oak Park, à la demande de Tante Anita, pour acheter des timbres. En sortant, Woody proposa de nous arrêter au
Dairy Shack
et de nous offrir un lait frappé, idée qui reçut une approbation générale. Et voilà qu'au moment où nous nous installions à une table avec nos commandes, elle entra. Elle nous vit, remarqua certainement que nous étions médusés, incrédules, éclata de rire et se glissa à notre table en nous saluant chacun par notre nom.

C'est l'une des qualités qu'elle n'a jamais perdues : tout le monde vous dira qu'elle est gentille, merveilleuse et douce. Malgré le succès planétaire, la gloire, l'argent et tout ce qui vient avec, elle est restée cette personne authentique, tendre et délicieuse qui, du haut de nos treize ans, nous faisait rêver.

— Donc vous habitez le quartier, fit-elle en attrapant une paille qu'elle enfonça dans nos milk-shakes pour les goûter.

— On habite Willowick Road, répondit Hillel. Elle sourit. Lorsqu'elle souriait, ses yeux en amandes lui donnaient un air mutin.

— Moi, j'habite Montclair, New Jersey, me sentis-je obligé de préciser.

— Et vous êtes donc cousins?

— Mon père et son père sont frères, expliqua Hillel.

— Et toi? demanda-t-elle à Woody.

— Moi, je vis avec Hillel et ses parents. On est comme des frères.

— Du coup on est tous cousins, conclus-je.

Elle éclata d'un rire merveilleux. C'est ainsi qu'elle entra dans nos vies, elle que nous allions tous les trois tant aimer.
A-lex-an-dra.
Une poignée de lettres, quatre petites syllabes qui allaient bouleverser notre monde tout entier.

12.

Baltimore, Maryland.

Printemps Automne 1994.

 

Durant les deux années qui suivirent, elle illumina nos existences.

Mes cousins adorés, si vous étiez encore là, nous nous raconterions comment nous avons été subjugués par elle. Durant l'été 1994, je suppliai mes parents de me laisser, après mon séjour dans les Hamptons, passer deux semaines à Baltimore. Pour être avec elle.

Elle nous avait pris en affection et nous étions sans cesse fourrés chez les Neville. En principe, les grandes sœurs et les petits frères ne s'entendent pas. C'est du moins le constat que j'avais fait avec mes copains de Montclair. Ils se traitaient de tous les noms et se faisaient des crasses. Chez les Neville, c'était différent. Certainement à cause de la maladie de Scott.

Alexandra appréciait notre compagnie. Elle la recherchait même. Et Scott adorait la présence de sa sœur. Elle l'appelait « chou » et multipliait les gestes de tendresse à son égard.

Quand je la voyais le cajoler, l'enlacer, lui caresser la nuque, lui embrasser les joues, j'avais soudain très envie d'avoir moi aussi la mucoviscidose. Moi, à qui on avait toujours accordé un intérêt digne d'un Montclair, j'étais subjugué qu'un enfant puisse recevoir autant d'attention.

Je promis mille merveilles au Ciel en échange d'une belle mucoviscidose. Pour accélérer le processus divin, je léchais en cachette les fourchettes de Scott et je buvais dans son verre. Quand il avait des quintes de toux, je m'approchais de lui, la bouche grande ouverte, pour récolter des miasmes.

Je me rendis chez le médecin, qui me trouva malheureusement dans une forme éblouissante.

— J'ai la mucoviscidose, lui annonçai-je pour aider le diagnostic. Il éclata de rire.

— Hé ! m'insurgeai-je. Un peu de respect pour les malades.

— Tu n'as pas la mucoviscidose, Marcus.

— Qu'est-ce que vous en savez?

— Je le sais parce que je suis ton médecin. Tu es en pleine forme.

 

Il n'y eut plus de week-end à Baltimore sans Alexandra. Elle était tout ce dont nous pouvions rêver : drôle, intelligente, belle, douce et rêveuse. Ce qui nous fascinait le plus chez elle était certainement son don pour la musique. Nous fûmes son premier véritable public : elle nous faisait venir chez elle, elle prenait sa guitare et elle jouait pour nous. Nous l'écoutions, envoûtés.

Elle pouvait jouer pendant des heures, et nous ne nous en lassions jamais. Elle partageait avec nous ses compositions, nous demandait notre avis. Il ne fallut pas plus de quelques mois pour que Tante Anita accepte d'inscrire Hillel et Woody à un cours de guitare, tandis qu'à Montclair ma mère me les refusait avec un argument redoutable : « Des cours de guitare? Pour quoi faire? » Je pense qu'elle n'aurait pas vu d'inconvénient à ce que je fasse du violon ou de la harpe. Elle m'aurait vu virtuose, chanteur d'opéra. Mais quand je lui parlais de devenir vedette de la pop music, elle me voyait saltimbanque aux cheveux longs et sales.

 

Alexandra devint le premier et unique membre féminin du Gang des Goldman. En une seconde elle fit partie de notre groupe, au point que nous nous demandions comment nous avions pu vivre si longtemps sans elle. Elle fut de nos soirées pizza à la table des Baltimore, elle fut de nos visites au père de Tante Anita à la « Maison des morts », où elle remporta même notre prestigieux trophée inter-Goldman de course en chaise roulante. Elle était capable de descendre d'une traite autant de Dr Pepper que nous trois, et de roter aussi fort.

La famille Neville dans son ensemble me plaisait énormément. C'était à croire qu'à Baltimore, toute la population avait été gratifiée de gènes supérieurs. J'en voulais pour preuve que les Neville au grand complet étaient une famille aussi belle et attirante que les Goldman. Patrick travaillait pour une banque et Gillian était trader. Ils étaient arrivés de Pennsylvanie quelques années plus tôt, mais étaient tous les deux originaires de New York. Ils se montraient profondément bons avec nous. Leur maison nous était grande ouverte.

 

La présence d'Alexandra à Baltimore – voire la découverte de la famille Neville – décupla à la fois mon excitation à l'idée de retourner là-bas, et le désarroi de devoir en repartir. Car aux sentiments de tristesse se mêla une sensation que jamais auparavant je n'avais éprouvée envers mes cousins : de la jalousie. Seul à Montclair, je me faisais des films absurdes : j'imaginais Woody et Hillel rentrer de l'école et passer chez elle. Je l'imaginais se frottant contre chacun d'eux et je devenais fou de rage. Je fulminais en me représentant Alexandra pendue aux lèvres d'Hillel le génie, ou reluquant les muscles saillants de Woody l'athlète. Et moi, qu'étais-je? Ni vraiment athlète, ni vraiment génial, je n'étais qu'un Montclair. Dans un moment de désarroi profond, je lui écrivis même une lettre, pendant un cours de géographie, pour lui dire combien je regrettais de ne pas vivre à Baltimore moi aussi. J'avais recopié la lettre sur du beau papier, je l'avais réécrite trois fois pour que chaque mot soit parfait et je l'avais postée en express avec accusé de réception pour être certain qu'elle la recevrait. Mais elle ne me répondit jamais. Je téléphonai une quinzaine de fois à la poste pour donner mon numéro de référence et être certain que l'envoi avait été délivré à Alexandra Neville, Hanson Crescent, à Oak Park, Maryland. Elle l'avait bien reçue. Elle avait signé l'accusé de réception. Pourquoi ne me répondait-elle pas? Était-ce sa mère qui avait intercepté la lettre? Ou avait-elle des sentiments qu'elle n'osait pas m'avouer et qui, du coup, l'empêchaient de m'écrire en retour? Lorsqu’enfin je retournai à Baltimore, la première chose que je lui demandai en la voyant fut de savoir si elle avait reçu ma lettre. Elle me répondit : « Oui, Markikette. Merci d'ailleurs. » Je lui avais envoyé une belle lettre, et elle me disait simplement
Merci, Markikette.
Hillel et Woody éclatèrent de rire en entendant le sobriquet qu'elle venait de m'inventer.

— Markikette ! s'esclaffa Woody.

— Une lettre à propos de quoi? demanda Hillel, goguenard.

— Ça ne vous regarde pas, dis-je. Mais Alexandra répondit :

— Une très gentille lettre dans laquelle il me disait qu'il aurait aimé vivre à Baltimore, lui aussi.

Hillel et Woody se mirent à rire comme des imbéciles et moi je restais mortifié et cramoisi de honte. Je me mis à penser qu'il se passait réellement quelque chose entre Alexandra et l'un de mes deux cousins et, à des signes que je pouvais observer, tout portait à croire que c'était Woody, ce qui n'avait rien d'étonnant puisque toutes les filles et même toutes les femmes se pâmaient devant lui, beau, musclé, ténébreux et mystérieux. Moi aussi, j'aurais bien voulu que mes parents m'abandonnent si c'était pour finir beau et fort dans la maison des Goldman-de-Baltimore !

Quand le week-end touchait à sa fin, que j'entendais de sa bouche un dernier « au revoir, Markikette », je sentais mon cœur se serrer. Elle me demandait :

— Tu reviens le week-end prochain?

— Non.

— Oh, c'est dommage ! Tu reviens quand?

— Je ne sais pas encore.

Dans ces moments-là, j'avais presque l'impression de me sentir spécial à ses yeux, mais aussitôt mes deux cousins s'esclaffaient comme des macaques et disaient : « T'inquiète pas, Alexandra, tu recevras bientôt une lettre
d' amouuuur. »
Elle riait aussi et moi je m'en allais, penaud.

Tante Anita me raccompagnait à la gare. Sur le quai, un petit garçon sale et laid m'attendait. Je devais me dévêtir devant lui et lui remettre la toison magnifique des Baltimore tandis qu'il me tendait un sac-poubelle dans lequel était le costume crasseux et puant des Montclair. Je le revêtais, j'embrassais ma tante et je montais dans le train. Une fois à bord, je ne pouvais jamais m'empêcher de pleurer. Et malgré mes nombreuses prières, de tous les ouragans, les tornades, les tempêtes de neige et les cataclysmes qui balayèrent l'Amérique durant ces années, aucun n'eut la bonne idée de se produire lorsque j'étais à Baltimore et de prolonger mon séjour. Jusqu'au dernier instant, j'espérais une catastrophe naturelle soudaine, ou une panne du réseau ferroviaire qui empêcherait le départ du train. N'importe quoi pour retrouver ma tante et retourner à Oak Park où m'attendaient Oncle Saul, mes cousins et Alexandra. Mais le train s'ébranlait toujours et m'emmenait vers le New Jersey.

 

*

 

L'automne 1994 marqua notre entrée au lycée, et Hillel et Woody quittèrent l'enseignement privé pour rejoindre le lycée public de Buckerey High, dont l'équipe de football était très réputée. Oncle Saul et Tante Anita n'auraient sans doute jamais songé à inscrire Hillel dans un lycée public si l'entraîneur de l'équipe de Buckerey n'était pas venu en personne recruter Woody. Cela s'était passé quelques mois plus tôt, avant la fin de leur dernière année scolaire à Oak Tree. Un dimanche, un visiteur avait sonné à la maison des Goldman-de-Baltimore. L'homme n'était pas un inconnu pour Woody, qui venait de lui ouvrir la porte. Bien que son visage lui fût familier, il fut incapable de se rappeler où il l'avait vu.

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