Le livre des Baltimore (15 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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— Tu as bien fait...

— Saul... je crois que j'ai pas de parents.

— Ne dis pas ça.

— En plus, je me suis fâché avec Hillel. Il doit me détester.

— Pas du tout. Les amis parfois ont des mots. C'est normal. Viens, je te ramène à la maison. Je te ramène chez nous.

Il fallut l'intervention d'Artie Crawford pour que les policiers acceptent finalement de laisser partir Woody avec Oncle Saul.

Dans la nuit d'automne, la maison des Baltimore était la seule du quartier à être illuminée. Ils poussèrent la porte et Tante Anita et Hillel, qui attendaient dans le salon, inquiets, se précipitèrent vers eux.

— Mon Dieu, Woody ! s'écria Tante Anita lorsqu'elle vit le visage de l'enfant.

Elle conduisit Woody dans une salle de bains; elle passa de la pommade sur ses blessures et vérifia le pansement sur son arcade sourcilière, qui avait été recousue.

— Ça fait mal? demanda-t-elle doucement.

— Non.

— Enfin, Woody, qu'est-ce qui t'a pris? Tu aurais pu te faire tuer !

— Je suis désolé. Si vous me détestez tous, je comprendrai. Elle le serra contre sa poitrine.

— Oh, trésor, enfin... Comment peux-tu penser des choses pareilles ! Comment voudrais-tu que quelqu'un te déteste? Nous t'aimons comme un fils. Tu ne dois jamais douter de cela !

Elle le prit contre elle, toucha encore son visage marqué et le conduisit dans sa chambre. Il se coucha, elle s'allongea à côté de lui et caressa ses cheveux jusqu'à ce qu'il s'endorme.

 

La vie reprit son cours chez les Goldman-de-Baltimore. Mais le matin, Hillel emportait désormais un ballon de football avec lui. Après les cours, Woody et lui n'allaient plus à la salle de basket de Roosevelt High, mais sur le terrain de sport où s'entraînait habituellement l'équipe de football. Ils traversaient le terrain et orchestraient des actions de match décisives. Scott, qui était un fan absolu de football, les accompagnait et officiait comme arbitre et commentateur, jusqu'à ce que son souffle l'empêche de parler.
« Touchdown
victorieux dans les dernières secondes de la finale du championnat ! » s'écriait-il, les mains en porte-voix, tandis que, les bras en l'air, Woody et Hillel allaient saluer les gradins vides où la foule en délire scandait leurs noms avant d'envahir le terrain pour porter en triomphe le duo invincible. Puis ils s'en allaient célébrer la victoire dans les vestiaires, où Scott jouait les recruteurs de la NFL
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, la prestigieuse Ligue nord-américaine de football, et leur faisait signer des feuilles d'exercices de mathématiques en guise de contrats mirobolants. En général, le concierge, alerté par le bruit, débarquait dans les vestiaires déserts, et ils s'enfuyaient sans demander leur reste, Woody devant, Hillel juste derrière, et Scott à la traîne, soufflant et crachant.

 

Au printemps suivant, Woody se rendit à Salt Lake City pendant les vacances pour retrouver son père. Hillel lui confia son ballon de football pour qu'il puisse jouer là-bas avec son père et ses deux sœurs jumelles, qu'il ne connaissait pas.

La semaine en Utah fut catastrophique. Chez les Finn-de-Salt-Lake-City, Woody n'avait aucune place. Sa belle-mère n'était pas méchante, mais trop occupée avec les jumelles. Elle lui dit, le jour de son arrivée : « Tu m'as l'air débrouillard comme garçon. Fais comme chez toi, surtout. Tu te sers dans le frigo de ce que tu veux. Chacun mange un peu quand il a envie, les filles ont horreur de s'asseoir à table, elles n'ont aucune patience. » Le dimanche, son père lui proposa de regarder le football à la télévision. Ils y passèrent l'après-midi. Mais il ne fallait pas parler pendant les matchs et, à la mi-temps, son père se précipitait à la cuisine pour se préparer des nachos ou du pop-corn. À la fin de la journée, le père était très agacé : les équipes sur lesquelles il avait parié avaient toutes perdu. Il avait encore une séance de travail à préparer pour le lendemain et il partit au bureau au moment où Woody pensait qu'il allait l'emmener dîner quelque part.

Le lendemain, de retour d'une promenade dans le quartier, Woody, poussant la porte d'entrée, tomba sur son père qui s'apprêtait à partir faire son jogging et qui le regarda d'un air déçu et étonné. Il lui dit : « Bah alors, Woody, tu sonnes pas quand tu rentres chez les gens? »

Woody se sentait comme un étranger chez son père. Il en était terriblement blessé. Sa véritable famille était à Baltimore. Son frère était Hillel. Il ressentit le besoin de l'entendre et lui téléphona :

— Je m'entends pas avec eux, je les aime pas, tout est nul ici ! se plaignit-il

— Et tes sœurs? demanda Hillel.

— Je les déteste.

Une voix de femme se fit entendre en arrière-fond : « Woody, tu es encore au téléphone? J'espère que ce n'est pas un appel longue distance. Tu sais ce que ça coûte? »

— Hill', il faut que je raccroche. Je me fais tout le temps engueuler ici, de toute façon.

— OK, mon vieux. Tiens bon...

— Je vais essayer... Hill'?

— Oui?

— Je veux rentrer à la maison.

— Je sais, mon vieux. Bientôt.

La veille de son retour à Baltimore, Woody se fit promettre par son père qu'ils dîneraient le soir tous les deux ensemble. De tout son séjour, il n'avait pas eu un moment en tête à tête avec lui. À dix-sept heures, Woody se posta devant la maison. À vingt heures, sa belle-mère lui apporta un soda et des chips. À vingt-trois heures, son père rentra.

— Woody? dit-il en le devinant dans l'obscurité. Qu'est-ce que tu fais dehors à une heure pareille?

— Je t'attends. On devait dîner ensemble, tu te souviens? Le père avança vers lui et déclencha les lumières automatiques. Woody vit son visage rougi par l'alcool.

— Désolé, mon petit gars, j'ai pas vu l'heure. Woody haussa les épaules et lui tendit une enveloppe.

— Tiens, dit-il, c'est pour toi. Tu vois, au fond, je savais que ça allait finir comme ça.

Le père ouvrit l'enveloppe et en sortit une feuille de papier sur laquelle il était inscrit
FINN.

— Qu'est-ce que c'est? demanda-t-il.

— C'est ton nom. Je te le rends. Je n'en veux plus. Je sais qui je suis désormais.

— Et qui es-tu?

— Un Goldman.

Woody se leva et entra dans la maison sans ajouter un mot de plus.

— Attends ! s'écria son père.

— Au revoir, Ted, répondit Woody sans même le regarder.

 

Woody rentra un peu assombri de chez les Finn-de-SaltLake-City. Sur le terrain de Roosevelt High, il expliqua à Hillel et Scott :

— Je voulais faire du football pour être comme mon père, mais mon père, c'est juste un con qui s'est tiré et m'a abandonné. Du coup, je sais pas si j'aime vraiment le football.

— Wood', il faut que tu fasses quelque chose d'autre, pour ton plaisir.

— Ouais, mais je sais pas ce qui me fait plaisir.

— C'est quoi ta passion dans la vie?

— Ben, j'en sais rien justement.

— Tu veux faire quoi plus tard?

— Ben... je veux faire comme toi.

Hillel l'attrapa par les épaules et le secoua comme un arbre.

— C'est quoi ton rêve dans la vie, Wood'? Quand tu fermes les yeux et que tu rêves, tu te vois comment? Woody eut un immense sourire.

— Je veux être une vedette du football.

— Eh ben voilà !

Sur le terrain de Roosevelt où le concierge les traquait assidûment, ils reprirent de plus belle leur vie de joueurs de football. Ils s'y aventuraient tous les jours après l'école et le week-end. Les jours de match, ils prenaient place dans les gradins et suivaient bruyamment la partie dont, une fois qu'elle était terminée, ils rejouaient les actions jusqu'à ce que le concierge à nouveau déboule pour les chasser. Scott avait de plus en plus de peine à courir, même sur une courte distance. Depuis qu'il avait failli faire un malaise après une course pour échapper au concierge, Woody ne se séparait plus d'une large brouette empruntée à Skunk dans laquelle Scott se précipitait s'il fallait fuir.

— Encore vous? s'écriait le concierge, levant un poing rageur. Vous n'avez pas le droit d'être là ! Donnez-moi vos noms ! Je vais téléphoner à vos parents !

— Saute dans la brouette ! criait Woody à Scott, qui s'y précipitait, aidé par Hillel, tandis que Woody soulevait les brancards.

— Arrêtez-vous ! intimait le vieil homme qui se mettait à trotter du plus vite qu'il pouvait.

Woody, de ses bras puissants, poussait le convoi à toute allure, Hillel ouvrant la course pour le guider, et ils déboulaient à toute vitesse à travers Oak Park, où l'on ne s'étonnait plus de voir passer un étrange convoi de trois enfants, dont l'un, chétif et pâle, mais rayonnant de joie, était assis au fond d'une brouette.

 

Au début de l'année scolaire suivante, Tante Anita inscrivit Woody dans l'équipe de football communale d'Oak Park. Deux fois par semaine, elle venait le chercher après l'école et le conduisait à l'entraînement. Hillel l'accompagnait toujours et assistait à ses exploits depuis les gradins. C'était l'année 1993. Onze ans avant le Drame, dont le décompte avait commencé.

9.

C'est un soir de la mi-mars 2012 que je finis par prendre mon courage à deux mains. Un soir où Kevin était absent, après avoir déposé Duke, je revins sur mes pas et sonnai à nouveau au portail de la maison.

— Tu as oublié quelque chose? me demanda Alexandra par l'interphone.

— Il faut que je te parle.

Elle m'ouvrit et me rejoignit devant la maison. Je ne descendis pas de voiture, me contentant de baisser la vitre.

— Je voudrais t'emmener quelque part. Tout ce qu'elle répondit fut :

— Qu'est-ce que je dois dire à Kevin?

— Ne lui dis rien. Ou dis-lui ce que tu veux. Elle ferma la maison et monta à la place du passager.

— Où allons-nous? me demanda-t-elle.

— Tu verras.

Je démarrai et je quittai son quartier pour rejoindre l'autoroute en direction de Miami. C'était la tombée du soir. Les lumières des immeubles du bord de mer scintillaient autour de nous. L'autoradio diffusait les chansons du moment. Je sentis son parfum dans l'habitacle. Je me revoyais dix ans plus tôt, elle et moi, traversant le pays avec ses premières maquettes pour essayer de convaincre les radios de les diffuser. Puis, comme si le destin jouait avec nos cœurs, la station que nous écoutions dans la voiture passa le premier succès d'Alexandra. Je vis des larmes couler le long de ses joues.

— Tu te souviens quand on a entendu cette chanson à la radio pour la première fois? me demanda-t-elle.

— Oui.

— C'est grâce à toi, Marcus, tout ça. C'est toi qui m'as poussée à me battre pour mes rêves.

— C'est grâce à toi-même. Et à personne d'autre.

— Tu sais que ce n'est pas vrai.

Elle pleurait. Je ne savais pas quoi faire. Je posai une main sur son genou et elle l'attrapa. Elle la serra fort.

Nous roulâmes en silence jusqu'à Coconut Grove. Je traversai les rues résidentielles et elle ne dit rien. Puis nous arrivâmes enfin devant la maison de mon oncle. Je me garai sur le bas-côté et je coupai le moteur.

— Où sommes-nous? demanda Alexandra.

— C'est dans cette maison que s'est terminée l'histoire des Goldman-de-Baltimore.

— Qui habitait ici, Marcus?

— Oncle Saul. Il a vécu ici les cinq dernières années de sa vie.

— Quand... quand est-il mort?

— En novembre dernier. Cela va faire quatre mois.

— Je suis désolée, Marcus. Pourquoi ne m'as-tu rien dit l'autre jour?

— Je n'avais pas envie d'en parler.

Nous sortîmes de voiture et nous nous assîmes devant la maison. Je me sentais bien.

— Que faisait ton oncle en Floride? me demanda Alexandra.

— Il a fui Baltimore.

La nuit était tombée sur la rue calme. Nous étions dans une semi-obscurité propice à la confidence. La pénombre m'empêchait de voir ses yeux, mais je comprenais qu'Alexandra me regardait.

— Ça fait huit ans que tu me manques, Marcus.

— Toi aussi...

— Je voudrais juste être heureuse.

— Tu n'es pas heureuse avec Kevin?

— Je voudrais être heureuse avec lui comme je l'ai été avec toi.

— Est-ce que toi et moi...

— Non, Marcus. Tu m'as fait trop de mal. Tu m'as abandonnée...

— Je suis parti parce que tu aurais dû me dire ce que tu savais, Alexandra... Elle s'essuya les yeux du revers de son bras.

— Arrête, Marcus. Arrête de te comporter comme si tout était ma faute. Mais qu'est-ce que ça aurait changé si je te l'avais dit? Tu crois qu'ils seraient encore vivants? Est-ce que tu comprendras un jour que tu n'aurais pas pu sauver tes cousins?

Elle éclata en sanglots.

— Nous aurions dû finir notre vie ensemble, Marcus.

— Tu as Kevin maintenant. Elle sentit que je la blâmais.

— Qu'est-ce que tu aurais voulu que je fasse, Marcus? Que je t'attende toute ma vie? Je t'ai suffisamment attendu.

Je t'ai tellement attendu. Je t'ai attendu pendant des années.

Des années, tu m'entends. Je t'ai d'abord remplacé par un chien. Pourquoi penses-tu que j'ai pris Duke? J'ai meublé ma solitude, en espérant que tu réapparaîtrais. Après ton départ, j'ai passé trois ans à espérer tous les jours te revoir. Je me disais que tu étais bouleversé, que tu avais besoin de temps...

— Moi aussi, je n'ai jamais cessé de penser à toi pendant toutes ces années, dis-je.

— Arrête tes salades, Markie ! Si tu avais tant envie de me revoir, tu l'aurais fait. Tu as préféré te taper cette actrice de seconde zone.

— C'était trois ans après notre séparation ! m'écriai-je. Et puis ça n'a pas compté.

Ma relation avec Lydia Gloor avait débuté sur un malentendu. Cela s'était passé à l'automne 2007, à New York. À ce moment-là, les droits de mon premier roman,
G comme Goldstein,
avaient été vendus à la Paramount et le tournage était prévu pour l'été suivant à Wilmington, en Caroline du Nord. Un soir, je fus invité à aller voir sur Broadway une adaptation d'
Une chatte sur un toit brûlant
qui connaissait un succès formidable. Dans le rôle de Maggie : Lydia Gloor, une jeune actrice de cinéma très à la mode à ce moment-là et que les réalisateurs s'arrachaient. Apparemment Lydia Gloor dans le rôle de Maggie était la révélation de l'année. La pièce se jouait à guichets fermés. La critique était unanime, le Tout-New-York s'y pressait. Mon avis à la fin de la pièce fut que Lydia Gloor jouait comme un pied : elle était bien durant les vingt premières minutes. Elle reproduisait l'accent du Sud à la perfection. Le problème était qu'elle le perdait peu à peu et qu'à la fin de la représentation, son accent avait des résonances d'allemand.

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