Le livre des Baltimore (6 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Quelques jours avant le concert, alors que nous profitions de la douceur d'un début de soirée sur la terrasse de la maison de Coconut Grove, Oncle Saul me demanda :

— Marcus, tu pourrais peut-être arranger une rencontre entre Sycomorus et Alexandra?

— C'est impossible.

— Vous êtes toujours fâchés?

— Cela fait des années que nous ne nous parlons plus. Même si je le voulais, je ne saurais pas comment la joindre.

— Il faut que je te montre ce que j'ai retrouvé en mettant de l'ordre, dit Oncle Saul en se levant de sa chaise.

Il disparut un instant avant de revenir avec une photo à la main. « Elle était entre les pages d'un livre qui appartenait à Hillel », m'expliqua-t-il. C'était cette fameuse photo de Woody, Hillel, Alexandra et moi, adolescents à Oak Park.

— Que s'est-il passé entre Alexandra et toi? demanda Oncle Saul.

— Peu importe, répondis-je.

— Markie, tu sais combien j'apprécie ta présence ici. Mais parfois je m'inquiète. Tu devrais sortir plus, t'amuser plus. Avoir une petite copine...

— Ne t'inquiète pas, Oncle Saul.

Je lui tendis la photo pour la lui rendre.

— Non, garde-la, me dit-il. Il y a un mot derrière.

Je retournai le cliché et reconnus son écriture. Elle avait écrit :

 

JE VOUS AIME, LES GOLDMAN.

 

4.

À Boca Raton, en ce mois de mars 2012 où je retrouvai Alexandra, je me mis à voler tous les matins son chien Duke. Je l'amenais chez moi, où il passait la journée à mes côtés, et le soir je le ramenais à la maison de Kevin Legendre.

Le chien se plaisait tellement avec moi qu'il se mit à m'attendre devant la clôture de la propriété de Kevin. J'arrivais au petit matin et il était là, assis, guettant ma venue. Je descendais de voiture et il se précipitait sur moi, manifestant sa joie en essayant de me lécher le visage pendant que je me baissais pour le caresser. J'ouvrais le coffre, il sautait gaiement à l'intérieur et nous partions tout de go pour passer la journée chez moi. Puis, n'y tenant plus, Duke se mit à venir tout seul. Tous les matins à six heures, il s'annonçait en jappant devant ma porte, avec une précision que les humains n'auront jamais.

Nous nous amusions bien ensemble. Je lui achetai tout l'attirail des chiens heureux : balles en caoutchouc, jouets à mâcher, nourriture, gamelles, friandises, couvertures pour qu'il soit confortable. À la fin de la journée, je le ramenais chez lui et nous retrouvions ensemble, et avec la même joie, Alexandra.

Les retrouvailles furent d'abord brèves. Alexandra me remerciait, s'excusait du dérangement et me renvoyait chez moi, sans même me proposer d'entrer un instant.

Puis, il y eut cette fois où elle était absente de la maison. Ce fut cet enquiquineur tout en muscles de Kevin qui m'accueillit et réceptionna Duke. « Alex n'est pas là », me dit-il d'un ton amical. Je le chargeai de la saluer pour moi et m'apprêtais à repartir lorsqu'il me proposa de rester dîner avec lui. J'acceptai. Et je dois dire que nous passâmes une soirée très agréable. Il avait quelque chose d'éminemment sympathique. Un côté gentil père de famille, sur le point de prendre sa retraite à trente-sept ans avec quelques millions sur son compte en banque ! Il amènerait les enfants à l'école, entraînerait leur équipe de foot, organiserait des barbecues pour les anniversaires. Le type qui n'en fichait pas une, c'était lui.

Justement, ce soir-là, Kevin m'expliqua qu'il était blessé à l'épaule et que l'équipe l'avait mis au repos. Il faisait de la rééducation le jour, cuisait des steaks le soir, regardait la télévision, dormait. Il trouva judicieux de me raconter qu'Alexandra lui faisait des massages divins, qui l'apaisaient beaucoup. Puis il me fit l'inventaire de tous les gestes qui lui faisaient mal et me parla encore de ses exercices de physiothérapie. C'était un homme simple au sens propre du mot, et je me demandais ce qu'Alexandra pouvait bien lui trouver.

Pendant que les steaks cuisaient, il proposa d'inspecter la haie pour trouver comment Duke s'enfuyait. Il inspecta une moitié de la haie, je me chargeai de l'autre. Je trouvai rapidement l'énorme trou que Duke avait creusé dans la pelouse pour passer de l'autre côté de la barrière, et bien évidemment je ne le signalai pas à Kevin. Je lui affirmai que ma moitié de la haie était intacte (ce qui n'était pas un mensonge), il me confirma que la sienne aussi, et nous allâmes manger nos steaks. Il était perturbé par les évasions de Duke.

— Je comprends pas pourquoi il fait ça. C'est la première fois. Ce chien, pour Alex, c'est toute sa vie. J'ai peur qu'il finisse pas se faire écraser par une voiture.

— Quel âge a-t-il?

— Huit ans. C'est vieux pour un chien de cette taille.

Je calculai rapidement dans ma tête. Huit ans, cela signifiait qu'elle avait acheté Duke juste après le Drame.

Nous bûmes quelques bières. Surtout lui. Moi, je profitais de les vider discrètement sur la pelouse pour le pousser à la consommation. J'avais besoin de l'amadouer. Je finis par aborder le sujet d'Alexandra, et l'alcool aidant, il se confia.

Il me raconta que cela faisait quatre ans qu'ils étaient ensemble. Le début de leur liaison datait de la fin de l'année 2007.

— À l'époque, je jouais pour l'équipe des Prédateurs de Nashville, où elle habitait. On avait une amie commune, et ça faisait pas mal de temps que j'essayais de la séduire. Et puis, le soir de la Saint-Sylvestre, nous étions dans une même soirée, chez cette amie justement, et c'est là que tout a commencé.

J'eus envie de vomir rien qu'à imaginer leurs premiers ébats un soir de Nouvel an trop arrosé.

— Le coup de foudre, quoi, dis-je pour faire l'idiot.

— Non, ça a été dur au début, me répondit Kevin, touchant de sincérité.

— Ha?

— Oui. Apparemment, j'étais sa première histoire depuis qu'elle avait rompu avec son précédent petit copain. Elle n'a jamais voulu me parler de lui. Il s'est passé quelque chose de grave. Mais j'ignore quoi. Je ne veux pas la brusquer. Un jour, quand elle sera prête, elle me le racontera.

— Elle l'aimait?

— Le précédent? Plus que tout, je crois. J'ai cru que je n'arriverais pas à le lui faire oublier. Je n'en parle jamais. Tout va pour le mieux aujourd'hui entre nous, et je préfère ne pas rouvrir les plaies du passé.

— Tu as bien raison. C'était certainement une tache, ce mec.

— J'en sais rien. J'aime pas juger les gens que je ne connais pas.

Kevin était agaçant de gentillesse. Il avala une gorgée de bière et je finis par poser la question qui me tracassait le plus.

— Toi et Alexandra, vous n'avez jamais songé à vous marier?

— Je lui ai proposé. Il y a deux ans. Elle a pleuré. Pas de joie, si tu vois ce que je veux dire. J'ai compris que ça voulait dire « pas pour l'instant ».

— Désolé d'apprendre ça, Kevin.

Il posa amicalement son épaisse main sur mon bras.

— Je l'aime, cette fille, dit-il.

— Ça se voit, répondis-je.

J'éprouvai soudain de la honte à l'idée de m'immiscer ainsi dans la vie d'Alexandra. Elle m'avait demandé de rester à l'écart, et je m'étais empressé de sympathiser avec son chien et d'apprivoiser son petit ami.

Je rentrai chez moi avant qu'elle ne revienne.

Au moment où je tournais la clé dans la serrure de la porte de ma maison, j'entendis la voix de Leo, installé sous son porche mais caché par l'obscurité.

— Vous avez raté notre partie d'échecs, Marcus, me dit-il. Je me rappelai lui avoir promis que nous jouerions à mon retour de chez Kevin, sans imaginer que je resterais dîner.

— Pardonnez-moi, Leo, j'ai complètement oublié.

— Ce n'est vraiment pas grave.

— Vous venez prendre un verre?

— Volontiers.

Il me rejoignit et nous nous installâmes sur la terrasse, où je nous servis du scotch. Il faisait très doux dehors, des grenouilles dans le lac faisaient chanter la nuit.

— Elle vous trotte dans la tête, cette petite, hein? me dit Leo. J'acquiesçai :

— Ça se voit tant que ça? demandai-je.

— Oui. J'ai fait mes recherches.

— A propos de quoi?

— À propos de vous et Alexandra. Eh bien, j'ai trouvé quelque chose de très intéressant : il n'y a rien. Et croyez-moi, moi qui passe mes journées sur Google, c'est justement quand il n'y a rien qu'il faut creuser. Qu'est-ce qui se passe, Marcus?

— Je n'en suis moi-même pas sûr.

— Je ne savais pas que vous étiez sorti avec cette actrice de cinéma, Lydia Gloor. C'est sur Internet.

— Brièvement.

— Ce n'est pas elle qui joue dans l'adaptation de votre premier bouquin?

— Si.

— C'était avant ou après Alexandra?

— Après.

Leo eut un air circonspect.

— Vous l'avez trompée avec cette actrice, c'est ça? Alexandra et vous, c'était le bonheur. Le succès vous est un peu monté à la tête, vous avez vu cette actrice qui se pâmait devant vous et vous vous êtes oublié, l'espace d'une nuit torride. Ai-je raison?

Je souris, amusé par son imagination.

— Non, Leo.

— Oh, Marcus, cessez de me faire mariner, voulez-vous? Que s'est-il passé entre Alexandra et vous? Et que s'est-il passé avec vos cousins?

En me posant ces questions, Leo ne réalisait pas qu'elles étaient liées. Je ne savais pas par où commencer. De qui fallait-il parler en premier? D'Alexandra ou du Gang des Goldman?

Je décidai de commencer par mes cousins, car pour parler d'Alexandra, il me fallait d'abord parler d'eux.

 

*

 

Je vous raconterai d'abord Hillel, parce qu'il fut le premier. Nous étions nés la même année et il était pour moi comme un frère, dont le génie tenait à un mélange d'intelligence fulgurante et de sens inné de la provocation. C'était un garçon très maigre, mais son apparence physique était contrebalancée par une verve redoutable doublée d'un aplomb exceptionnel. Son corps malingre cachait une grande âme et surtout un sens de la justice à toute épreuve. Je me souviens encore comment il me défendit, alors que nous avions à peine huit ans – à cette époque Woody n'était encore pas apparu dans nos vies –, pendant un camp de sport en plein air à Reading, en Pennsylvanie, où Oncle Saul et Tante Anita l'avaient envoyé passer les vacances de printemps pour l'aider à se développer physiquement et où je l'avais accompagné, fraternité oblige. Outre le bonheur de sa compagnie, je crois que j'étais allé à Reading pour protéger Hillel d'éventuelles brutes parmi les participants, lui qui, à l'école, était le bouc émissaire habituel des autres élèves à cause de sa petite taille. Mais c'était sans savoir que le camp de Reading était organisé pour les enfants malingres, mal développés ou convalescents, et je m'étais retrouvé au milieu d'atrophiés et de bigleux parmi lesquels j'avais l'apparence d'un dieu grec, ce qui me valut d'être chaque fois désigné d'office par les moniteurs pour débuter les exercices quand tous les autres regardaient leurs chaussures.

Le deuxième jour fut consacré à des exercices aux agrès. Le moniteur nous réunit devant des anneaux, des poutres, des barres parallèles et d'immenses poteaux droits. « Nous allons commencer par un premier exercice basique : la montée à la perche. » Il désigna la rangée de poteaux d'au moins huit mètres de haut. « Voilà, vous allez monter un par un, puis une fois en haut, si vous vous en sentez capables, passez sur la perche d'à côté puis laissez-vous glisser jusqu'en bas, comme des pompiers. Qui veut commencer? »

Il s'attendait probablement à ce que nous nous précipitions sur les poteaux mais nous restâmes immobiles.

— Vous avez peut-être une question? demanda-t-il.

— Oui, fit Hillel en levant la main.

— Je t'écoute.

— Vous voulez vraiment qu'on monte là-haut?

— Absolument.

— Et si on veut pas?

— Vous êtes obligés.

— Obligés par qui?

— Par moi.

— Au nom de quoi?

— Parce que c'est comme ça. Je suis le moniteur et c'est moi qui décide.

— Vous savez que nos parents paient pour nous envoyer ici?

— Oui, et alors?

— Alors, techniquement, vous êtes notre employé et vous nous devez une totale obéissance. On pourrait donc aussi bien vous demander de nous couper les ongles de pied si on voulait.

Le moniteur regarda Hillel d'un drôle d'air. Il essaya de reprendre le contrôle de sa leçon et ordonna d'une voix qu'il s'efforça de rendre autoritaire :

— Allez, hop ! Que quelqu'un se lance, on perd du temps.

— Ça a l'air vraiment drôlement haut, continua Hillel. Ça fait quoi, dans les huit ou dix mètres?

— Je pense, répondit le moniteur.

— Comment ça,
vous pensez?
s'indigna Hillel. Vous ne connaissez même pas votre matériel?

— Tais-toi, maintenant, s'il te plaît. Et puisque personne ne veut se lancer, je vais en désigner un.

Évidemment, le moniteur me désigna, moi. Je protestai que c'était toujours moi qui devais commencer, mais le moniteur ne voulait rien entendre.

— Allez, m'ordonna-t-il, monte à cette perche.

— Et pourquoi vous montez pas vous-même? intervint de nouveau Hillel.

— Quoi?

— Vous n'avez qu'à commencer, vous.

— Je n'ai pas l'intention de me laisser commander par un enfant, se défendit le moniteur.

— Vous avez peur de monter? demanda Hillel. À votre place, j'aurais peur. Ça m'a l'air drôlement dangereux, ces barres. Vous savez, je suis pas du genre hypocondriaque, mais j'ai lu quelque part qu'une chute de trois mètres suffit à vous rompre la colonne vertébrale et vous finissez paralysé à vie. Qui veut être paralysé à vie? interrogea-t-il à la cantonade.

— Pas moi ! nous répondîmes tous.

— Taisez-vous ! hurla le moniteur.

— Vous êtes sûr que vous avez un diplôme de moniteur de gym? s'enquit encore Hillel.

— Évidemment ! Arrête, maintenant !

— Je crois qu'on serait tous rassurés de voir votre diplôme, continua Hillel.

— Mais je ne l'ai pas ici, enfin ! protesta le moniteur dont l'assurance se dégonflait comme une baudruche.

— Vous ne l'avez pas ici, ou vous ne l'avez pas du tout? répliqua Hillel.

— Le diplôme ! Le diplôme ! nous nous écriâmes tous.

Nous scandâmes jusqu'à ce que le moniteur, à bout, saute comme un singe sur le poteau et grimpe pour nous montrer de quoi il était capable. Il voulut certainement nous impressionner en faisant des tas de mouvements inutiles et ce qui devait arriver arriva : ses mains glissèrent et il tomba du sommet du poteau, soit de sept mètres cinquante pour être précis. Il s'écrasa au sol et poussa des hurlements terribles. Nous essayâmes bien de le consoler, mais les médecins de l'ambulance nous expliquèrent qu'il avait les deux jambes cassées et que nous ne le reverrions plus de tout notre séjour. Hillel fut renvoyé du camp de sport et moi aussi par la même occasion. Tante Anita et Oncle Saul vinrent nous chercher et ils nous emmenèrent à l'hôpital du comté pour présenter en personne nos excuses au pauvre moniteur.

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