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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

La Révolution des Fourmis (57 page)

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Sur le podium, avec le synthétiseur de Francine, des
milliers d’orchestres en tout genre pouvaient être reproduits, et, nuit et
jour, des musiciens plus ou moins expérimentés ne manquaient pas d’en profiter.
Là encore, la technologie de pointe produisit dès le premier jour un phénomène
curieux : le métissage de toutes les musiques du monde.

C’est ainsi qu’on vit un joueur de sitar indien participer à
un groupe de musique de chambre, une chanteuse de jazz se faire accompagner par
un groupe de percussion balinais ; à la musique bientôt se joignit la
danse, une danseuse de théâtre kabuki japonais se mit à effectuer sa danse du
papillon sur un rythme de tam-tam africain, un danseur de tango argentin parada
sur fond de musique tibétaine, quatre rats de l’opéra effectuèrent des
entrechats avec en fond sonore de la musique planante new-âge. Quand le
synthétiseur ne suffisait pas, on fabriquait des instruments.

Les meilleurs morceaux étaient enregistrés et diffusés sur
le réseau informatique. Mais la Révolution de Fontainebleau ne se contentait
pas d’émettre, elle réceptionnait aussi les musiques créées par les autres
« Révolutions des fourmis », à San Francisco, Barcelone, Amsterdam,
Berkeley, Sydney ou Séoul.

En adaptant des caméras et des micros numériques sur des
ordinateurs branchés sur le réseau informatique mondial, Ji-woong réussit à
faire jouer en même temps et en direct des musiciens appartenant à plusieurs
Révolutions des fourmis étrangères. Fontainebleau fournit la batterie, San Francisco
la guitare rythmique et la lead guitare, Barcelone les voix, Amsterdam le
clavier, Sydney la contrebasse et Séoul le violon.

Des groupes de toutes origines se succédaient sur les
autoroutes numériques. D’Amérique, d’Asie, d’Afrique, d’Europe et d’Australie,
une musique planétaire expérimentale et hybride se répandait.

Dans le carré du lycée de Fontainebleau, il n’y avait plus
de frontières ni dans l’espace, ni dans le temps.

La photocopieuse du lycée ne cessait de tourner pour
imprimer le menu du jour (résumé des principaux événements annoncés pour la
journée : groupes de musique, théâtre, stands expérimentaux, etc., mais
aussi poésies, nouvelles, articles polémiques, thèses, statuts de sous-filiales
de la Révolution, et même, depuis peu, des photos de Julie prises lors du
deuxième concert, et évidemment le menu gastronomique de Paul).

Dans les livres d’histoire et à la bibliothèque, des
assiégés avaient recherché et trouvé des portraits de grands révolutionnaires
ou de célèbres rockers d’antan qui leur convenaient, les avaient photocopiés et
les avaient ensuite affichés dans les couloirs de l’établissement. On y
reconnaissait notamment Lao Tseu, Gandhi, Peter Gabriel, Albert Einstein, le Dalaï-lama,
les Beatles, Philip K. Dick, Frank Herbert et Jonathan Swift.

Dans les pages blanches, à la fin de l’
Encyclopédie
,
Julie nota :

« Règle révolutionnaire n
°
 54 :
L’anarchie est source de créativité. Délivrés de la pression sociale, les gens
entreprennent tout naturellement d’inventer et de créer, de rechercher la
beauté et l’intelligence, de communiquer entre eux de leur mieux. Dans un bon
terreau, même les plus petites graines donnent de grands arbres et de beaux
fruits. »

Des groupes de discussion se formaient spontanément dans les
salles de classe.

Le soir, des volontaires distribuaient des couvertures dans
lesquelles les jeunes, dehors, s’enveloppaient à deux ou trois, serrés les uns
contre les autres pour entretenir la chaleur humaine.

Dans la cour, une amazone fit une démonstration de
tai-chi-chuan et expliqua que cette gymnastique millénaire mimait des attitudes
animales. En les mimant ainsi, on comprenait mieux l’esprit des bêtes. Des
danseurs s’inspirèrent de cette idée et reproduisirent les mouvements des
fourmis. Ils constatèrent que les gestes de ces insectes étaient très souples.
Leur grâce était exotique et fort différente de celle des félins et des
canidés. Levant les bras en guise d’antennes et les frottant, les danseurs
inventèrent des pas nouveaux.

— Tu veux de la marijuana ? proposa un jeune spectateur
en tendant une cigarette à Julie.

— Non merci, les trophallaxies gazeuses, j’ai déjà
donné et ça m’abîme les cordes vocales. Il me suffit de contempler cette énorme
fête pour me sentir partie.

— Tu as de la chance, il te suffit de peu de chose pour
te stimuler…

— Tu appelles ça peu de chose ? s’étonna Julie.
Moi, je n’avais encore jamais vu une telle féerie.

Julie était consciente qu’il importait d’introduire un peu
d’ordre dans ce bazar, sinon la Révolution s’autodétruirait.

Il fallait proposer un sens à tout ça.

La jeune fille passa une heure entière à scruter dans leur
aquarium les fourmis destinées aux expériences de communication phéromonale.
Edmond Wells assurait que l’observation des comportements myrmécéens était d’un
grand secours si l’on voulait inventer une société idéale.

Elle, elle ne vit dans le bocal que de petites bêtes noires
assez repoussantes qui toutes semblaient vaquer bêtement à des occupations
« bêtes ». Elle finit par conclure qu’elle s’était peut-être trompée
sur toute la ligne. Edmond Wells parlait sans doute par symboles. Les fourmis
étaient des fourmis, les humains des humains, et on ne pouvait pas leur
appliquer les règles de vie d’insectes mille fois plus petits qu’eux.

Elle monta dans les étages, s’assit au bureau du professeur
d’histoire, ouvrit l’
Encyclopédie
et rechercha d’autres exemples de
révolutions dont ils pourraient s’inspirer.

Elle découvrit l’histoire du mouvement futuriste. Dans les
années 1900-1920, des mouvements artistiques avaient foisonné un peu
partout. Il y avait eu les dadaïstes en Suisse, les expressionnistes en
Allemagne, les surréalistes en France et les futuristes en Italie et en Russie.
Ces derniers étaient des artistes, des poètes et des philosophes ayant pour
point commun leur admiration pour les machines, la vitesse et plus généralement
pour toute technologie avancée. Ils étaient convaincus que l’homme serait un
jour sauvé par la machine. Les futuristes montèrent d’ailleurs des pièces de
théâtre où des acteurs déguisés en robots venaient au secours des humains. Or,
à l’approche de la Seconde Guerre mondiale, les futuristes italiens ralliés à
Marinetti adhérèrent à l’idéologie prônée par le principal représentant des
machines, le dictateur Benito Mussolini. Que faisait-il d’autre, après tout,
que de construire des chars d’assaut et autres engins destinés à la
guerre ? En Russie, et pour les mêmes raisons, certains futuristes se
joignirent au parti communiste de joseph Staline. Dans les deux cas, ils furent
utilisés pour la propagande politique. Staline les envoya au goulag quand il ne
les fit pas assassiner.

Julie s’intéressa ensuite au mouvement surréaliste. Luis
Bunuel le cinéaste, Max Ernst, Salvador Dali et René Magritte les peintres,
André Breton l’écrivain, tous pensaient pouvoir changer le monde grâce à leur
art. En cela, ils ressemblaient un peu à leur bande des huit, chacun agissant
dans son domaine de prédilection. Cependant, les surréalistes étaient trop
individualistes pour ne pas se perdre très vite dans des querelles intestines.

Elle crut trouver un exemple intéressant avec les
situationnistes français dans les années soixante. Eux prônaient la révolution
par le canular et, refusant la « société du spectacle », se tenaient
virulemment à l’écart de tout jeu médiatique. Des années plus tard, leur
leader, Guy Debord, devait d’ailleurs se suicider après avoir accordé sa
première interview télévisée. Du coup, les situationnistes sont demeurés
pratiquement inconnus en dehors de quelques spécialistes du mouvement de
Mai 68.

Julie passa aux révolutions proprement dites.

Dans les révoltes récentes, il y avait celle des Indiens du
Chiapas, dans le sud du Mexique. À la tête de ce mouvement zapatiste, il y
avait le sous-commandant Marcos, là encore un révolutionnaire qui se permettait
d’accomplir des prouesses en les plaçant sous le signe de l’humour. Son
mouvement était cependant fondé sur des problèmes sociaux très réels : la
misère des Indiens mexicains et l’écrasement des civilisations amérindiennes.
Mais la Révolution des fourmis de Julie n’était animée d’aucune colère sociale
véritable. Un communiste l’aurait qualifiée de « révolution
petite-bourgeoise » et elle avait pour seule motivation un ras-le-bol de
l’immobilisme.

Il fallait trouver autre chose. Elle tourna encore les pages
de l’
Encyclopédie
sortant du pur cadre des révolutions militaires pour
aborder les révolutions culturelles.

Bob Marley à la Jamaïque. La révolution rasta était proche
de la leur, dans la mesure où toutes deux étaient parties de la musique. S’y
ajoutaient un discours pacifiste, une musique branchée sur les battements de
cœur, l’usage généralisé du joint de ganja, une mythologie tirant ses racines
et ses symboles d’une culture ancienne. Les rastas s’étaient donné pour
référence l’histoire biblique du roi Salomon et de la reine de Saba. Mais Bob
Marley n’avait pas cherché à changer la société, il avait simplement voulu que
ses adeptes se décrispent et oublient leur agressivité et leurs soucis.

Aux États-Unis, certaines communautés quakers ou amish
avaient établi des modes de coexistence intéressants mais elles s’étaient
volontairement coupées du monde et ne fondaient leurs règles de vie que sur
leur seule foi. En somme, de communautés laïques fonctionnant correctement et
depuis déjà un certain temps, il n’y avait que les kibboutzim en Israël. Les
kibboutzim plaisaient à Julie parce qu’ils formaient des villages où ne
circulait pas d’argent, où les portes n’avaient pas de serrures et où tout le
monde s’entraidait. Les kibboutzim exigeaient cependant de chacun de leurs
membres qu’il travaille la terre ; or, ici, il n’y avait ni champ à
labourer, ni vaches, ni vignes.

Elle réfléchit, se rongea les ongles, regarda ses mains et
soudain cela fut pour elle comme un flash.

Elle avait trouvé la solution. Elle était devant son nez
depuis si longtemps, comment ne pas y avoir pensé plus tôt ?

L’exemple à suivre, c’était…

 

139. ENCYCLOPÉDIE

 

L’ORGANISME VIVANT
 : Nul n’a besoin de démontrer la parfaite
harmonie qui règne entre les différentes parties de notre corps. Toutes nos
cellules sont à égalité. L’œil droit n’est pas jaloux de l’œil gauche. Le
poumon droit n’envie pas le poumon gauche. Dans notre corps, toutes les
cellules, tous les organes, toutes les parties n’ont qu’un unique et même
objectif : servir l’organisme global de façon que celui-ci fonctionne au
mieux.

Les cellules de notre
corps connaissent, et avec réussite, et le communisme et l’anarchisme. Toutes
égales, toutes libres, mais avec un but commun : vivre ensemble le mieux
possible. Grâce aux hormones et aux influx nerveux, l’information circule
instantanément au travers de notre corps mais n’est transmise qu’aux seules
parties qui en ont besoin.

Dans le corps, il n’y a
pas de chef, pas d’administration, pas d’argent. Les seules richesses sont le
sucre et l’oxygène et il n’appartient qu’à l’organisme global de décider quels
organes en ont le plus besoin. Quand il fait froid, par exemple, le corps
humain prive d’un peu de sang les extrémités de ses membres pour en alimenter
les zones les plus vitales. C’est pour cette raison que doigts et orteils
bleuissent en premier.

En recopiant à l’échelle
macrocosmique ce qui se passe dans notre corps à l’échelle microcosmique, nous
prendrions exemple sur un système d’organisation qui a fait ses preuves depuis
longtemps.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

140. LA BATAILLE DE BEL-O-KAN

 

La Révolution des Doigts s’étend comme un lierre rampant.
Les insectes sont maintenant plus de cinquante mille. Les escargots sont
surchargés de fardeaux et de vivres. La grande mode artistique dans cette
immense horde en transhumance est évidemment de se faire scarifier le motif du
feu sur le thorax.

Les fourmis ont l’impression d’être comme un incendie qui
gagne peu à peu la forêt, si ce n’est qu’au lieu de la détruire elles ne font
que répandre la connaissance de l’existence et du mode de vie des Doigts.

Les révolutionnaires fourmis débouchent dans une plaine de
genévriers où paissent benoîtement un millier de pucerons. Tandis qu’elles
commencent à les chasser en les poursuivant et en les abattant au jet d’acide
formique, elles sont surprises par quelque chose : l’absence de tout
bruit.

Même si le principal mode de communication chez les fourmis
est l’odorat, elles n’en sont pas moins sensibles à ce silence.

Elles ralentissent le pas. Derrière une herbe, elles voient
se profiler l’ombre faramineuse de leur capitale : Bel-o-kan.

Bel-o-kan, la cité mère.

Bel-o-kan, la plus grande fourmilière de la forêt.

Bel-o-kan, où sont nées et mortes les plus grandes légendes
myrmécéennes.

Leur ville natale leur semble encore plus large et plus
haute. Comme si, en vieillissant, la Cité se gonflait. Mille messages olfactifs
émanent de cet endroit vivant.

Même 103
e
ne peut dissimuler son émotion de la
revoir. Ainsi donc, tout ça n’était que pour partir de là et y revenir.

Elle reconnaît des milliers d’odeurs familières. C’est dans
ces herbes qu’elle jouait à l’époque où elle n’était qu’une jeune exploratrice.
Ce sont ces pistes qu’elle a empruntées pour partir en chasse au printemps.
Elle frémit. La sensation de silence se double d’un autre phénomène
surprenant : l’absence d’activité aux abords de la métropole.

103
e
a toujours vu les grandes pistes qui y
mènent saturées de chasseresses qui bringuebalaient leurs trésors et
encombraient les voies d’entrée et de sortie. Là, il n’y a personne. La
fourmilière ne bouge pas. Maman-ville ne semble pas contente de voir revenir sa
fille turbulente, avec un sexe neuf, un groupe de révolutionnaires pro-Doigts
et des brasiers fumants posés sur des escargots.

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