Décidément les professeurs pouvaient être des amis, se
dit-elle.
Elle considéra la main tendue. L’invite lui parut un peu
déplacée. Entre professeurs et élèves, il existe un mur difficile à franchir.
Lui était visiblement prêt à sauter le pas. Pas elle.
— La danse ne m’intéresse pas, annonça-t-elle.
— Moi aussi, je déteste ça, rétorqua-t-il en lui
prenant le bras.
Elle se laissa conduire pendant quelques mesures puis se
dégagea.
— Excusez-moi. Je n’ai vraiment pas la tête à ça.
Le professeur d’économie resta coi.
Julie attrapa alors la main d’une amazone et la mit dans
celle du professeur d’économie.
— Elle fera ça mille fois mieux que moi, dit-elle.
Elle s’était à peine éloignée qu’un homme filiforme se
dressait devant elle.
— Je peux me présenter ? Oui, non ? Je me
présente quand même : Yvan Boduler, vendeur d’espace publicitaire. Je me
suis retrouvé par hasard emporté par votre petite fête et j’ai peut-être
quelque chose à vous proposer.
Sans répondre, elle ralentit le pas, ce qui suffit à
encourager l’autre. Il accéléra le débit de sa voix pour mieux capter son
intérêt.
— Votre petite fête est vraiment bien. Vous disposez
d’un lieu, il y a ici un tas de jeunes rassemblés, un groupe de rock, des
artistes en herbe, tout cela va attirer assurément l’attention des médias. Je
pense qu’il faudrait trouver des sponsors pour mieux continuer le bal. Si vous
le voulez, je peux vous décrocher quelques contrats avec des marques de sodas,
de vêtements, des radios peut-être.
Elle ralentit encore, ce que l’autre prit pour une marque
d’approbation.
— On n’aurait pas besoin d’être ostentatoires. Juste
quelques banderoles par-ci, par-là. Et, bien sûr, cela vous ferait une arrivée
d’argent pour améliorer le confort de votre petite fête.
La jeune fille hésita. Elle s’arrêta, sembla troublée. Elle
regarda fixement le bonhomme.
— Désolée. Non. Ça ne nous intéresse pas.
— Pourquoi non ?
— Ce n’est pas une… petite fête. C’est une révolution.
Elle était irritée car, elle le savait pertinemment, tant
qu’il n’y aurait pas de victime, de l’avis général, leur rassemblement ne
resterait qu’une simple kermesse. De là à la transformer en foire publicitaire,
il y avait de la marge.
Elle enrageait. Pourquoi fallait-il absolument que le sang
coule pour qu’on prenne une révolution au sérieux ?
Yvan Boduler se rattrapa de son mieux.
— Écoutez, on ne sait jamais. Si vous changez d’avis,
je me fais fort de contacter des amis et…
Elle le sema parmi les danseurs. Elle imaginait la
Révolution française avec, au milieu des étendards tricolores rougis de sang,
une banderole clamant : « Buvez Sans-Culotte, la bière de tous les
vrais révolutionnaires épris de fraîcheur et de houblon. » Et pourquoi pas
la Révolution russe avec des réclames pour de la vodka et la Révolution cubaine
avec des publicités pour des cigares ?
Elle se rendit dans la salle de géographie.
Elle était énervée mais elle se calma. Elle voulait
absolument devenir experte en révolution et elle ouvrit l’
Encyclopédie
pour y étudier de nouvelles expériences révolutionnaires. La lecture à l’envers
dans un miroir lui dévoila de nouveaux textes cachés dans les textes.
Pour chacune de ces expériences, elle mit une note dans la
marge, souligna les erreurs et les innovations. Avec de l’assiduité et de
l’attention, elle espérait tirer les grandes règles révolutionnaires et trouver
quelle forme de société utopique était susceptible de fonctionner ici et
maintenant.
UTOPIE DE FOURIER
: Charles Fourier était un fils de drapier né à
Besançon en 1772. Dès la révolution de 1789, il fait preuve
d’étonnantes ambitions pour l’humanité. Il veut changer la société. Il explique
ses projets en 1793 aux membres du Directoire qui se moquent de lui.
Dès lors, il décide de se
ranger et devient caissier. Lorsqu’il a du temps libre, Charles Fourier
poursuit néanmoins sa marotte de la recherche d’une société idéale qu’il décrira
dans les moindres détails dans plusieurs livres dont
Le Nouveau Monde
industriel et sociétaire
.
Selon cet utopiste, les
hommes devraient vivre en petites communautés de mille six cents à mille huit
cents membres. La communauté, qu’il nomme phalange, remplace la famille. Sans
famille, plus de rapports parentaux, plus de rapports d’autorité. Le
gouvernement est restreint au plus strict minimum. Les décisions importantes se
prennent en commun, au jour le jour, sur la place centrale.
Chaque phalange est logée
dans une maison-cité que Fourier appelle le « phalanstère ». Il
décrit très précisément son phalanstère idéal : un château de trois à cinq
étages. Au premier niveau, des rues rafraîchies en été par des jets d’eau,
chauffées en hiver par de grandes cheminées. Au centre se trouvent une Tour
d’ordre où sont installés l’observatoire, le carillon, le télégraphe Chappe, le
veilleur de nuit.
Il souhaite procéder à des
croisements entre des lions et des chiens afin de créer une nouvelle espèce
apprivoisée. Ces chiens-lions serviraient en même temps de montures et de
gardiens du phalanstère.
Charles Fourier était
persuadé que si l’on appliquait ses idées à la lettre partout dans le monde,
les habitants des phalanstères connaîtraient une évolution naturelle, visible
sur leur organisme. Cette évolution se manifesterait notamment par la pousse
d’un troisième bras au niveau de la poitrine.
Un Américain construisit
un phalanstère fidèle aux plans de Fourier. En raison de problèmes
architecturaux, ce fut un fiasco total. La porcherie avec ses murs de marbre
était le lieu le plus soigné de l’endroit mais, problème, on avait oublié d’y
prévoir des portes et on devait introduire les porcs au moyen de grues.
Des phalanstères
approximatifs ou des communautés du même esprit furent créés par des disciples
de Fourier partout dans le monde, notamment en Argentine, au Brésil, au Mexique
et aux États-Unis.
À sa mort, Fourier renia
tous ses disciples.
Edmond Wells,
Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.
Phéromone d’alerte.
Le réveil est brutal. Hier soir, toutes se sont couchées en
rêvant des technologies futuristes des Doigts et de l’infinité de leurs
applications, et, ce matin, des phéromones piquantes inondent le campement des
révolutionnaires pro-Doigts.
Alerte
.
Princesse 103
e
dresse les antennes. En fait, ce
n’est pas le matin. Cette lumière et cette chaleur ne proviennent en aucune
manière d’un lever de soleil. Les fourmis ont un petit soleil bien à elles dans
leur refuge de bois de pin. On appelle cela un… incendie.
Hier soir, les fourmis ingénieurs du feu se sont endormies
en laissant des braises près d’une feuille sèche. Cela a suffi pour l’embraser
et, en quelques secondes, d’autres feuilles se sont enflammées. Personne n’a eu
le temps de réagir. Maintenant, les jolies lumières irisées jaunes et rouges se
sont transformées en monstres carnivores lumineux.
Fuyons
!
C’est la panique, tout le monde veut sortir au plus vite du
trou de l’arbre. Pour ajouter au problème, il s’avère que ce qu’elles ont pris
pour un nid d’écureuil est certes un nid d’écureuil, mais ce qu’elles avaient
cru être de la mousse dans le fond n’en est pas. C’est l’écureuil lui-même.
Réveillé par le feu, le gros animal s’élance d’un bond hors
du trou, renversant tout sur son passage et précipitant les fourmis au fond du
tronc creux.
Elles sont prises au piège. Attisé par le courant de la
chute, le feu prend considérablement ses aises et les entoure de fumées qui
commencent à les asphyxier.
Princesse 103
e
cherche désespérément Prince 24
e
.
Elle émet des phéromones d’appel.
24
e
!
Mais elle se souvient : lors de la première croisade,
la pauvre créature avait la malédiction de se perdre, quel que soit l’endroit.
Le feu grandit.
Chacun cherche le salut comme il peut. Des insectes
xylophages creusent les parois de la caverne de bois à vives mandibules.
Le feu croît. De longues flammèches lèchent maintenant les
murs intérieurs. Les fourmis anti-feu signalent qu’on aurait mieux fait de les
écouter : le feu doit rester tabou. On leur répond que ce n’est pas le
moment de discuter. Peu importe qui a raison ou tort, il faut sauver coûte que
coûte sa chitine.
Les révolutionnaires pro-Doigts tâchent de leur mieux de
remonter la paroi mais beaucoup retombent. Leurs corps s’effondrent parmi les
feuilles sèches enflammées et s’embrasent aussitôt. Leurs carapaces fondent.
Cependant, le feu n’a pas que des inconvénients. Il fournit
un surcroît d’énergie aux insectes dont la vivacité dépend de la température.
24
e
! lance Princesse 103
e
.
Il n’y a pas trace de Prince 24
e
.
La terrible scène rappelle à Princesse 103
e
un
grand moment du film
Autant en emporte le vent
, l’incendie d’Atlanta. Le
moment n’est pas cependant à la nostalgie de la télévision des Doigts. Voilà où
ça les a menées de vouloir trop vite les copier.
On ne le trouvera pas. Essayons de nous sortir de là,
émet 5
e
dans la confusion générale.
Et comme Princesse 103
e
semble vouloir s’attarder
à la recherche du sexué, 5
e
la bouscule et lui indique un trou dans
le bois à peine libéré par un insecte xylophage et déjà rebouché par un
coléoptère trop gros. Elles frappent avec leur crâne et poussent avec leurs
pattes pour l’en dégager, mais elles n’ont pas assez de force.
103
e
réfléchit. Ce que la technologie doigtesque
mal contrôlée a provoqué de mal, une autre technologie doigtesque bien
contrôlée peut sûrement le réparer. Elle demande aux douze jeunes exploratrices
de ramasser une branchette et de l’introduire dans l’interstice afin de
l’utiliser comme levier.
L’escouade, qui a déjà été témoin du peu de résultat du
levier sur l’œuf de gigisse, ne montre guère d’empressement malgré les
arguments de 103
e
. De toute manière, personne n’a d’autre solution à
proposer et le temps manque pour réfléchir à d’autres idées.
Les fourmis introduisent donc la brindille et se perchent au
bout pour faire levier. 8
e
se suspend dans le vide et fait des
tractions avec ses pattes pour peser plus lourd. Cette fois-ci, ça marche. Leur
force est démultipliée. Le coléoptère bouche-trou est dégagé. Enfin une issue à
ce brasier.
C’est étrange de quitter cette vive et chaude lumière pour
ne trouver à l’extérieur que le noir et le froid.
La nuit ne reste d’ailleurs pas sombre très longtemps car,
d’un coup, l’arbre tout entier se transforme en torche. Le feu est vraiment
l’ennemi des arbres. Tout le monde fuit ventre à terre, antennes rabattues en
arrière. Soudain, le souffle brûlant d’une déflagration les projette en avant.
Autour d’elles, toutes sortes d’insectes galopent, paniqués.
Le feu a perdu de sa timidité. Il s’est transformé en un
monstre immense qui n’en finit pas de grandir et de s’élargir et, quoique
dépourvu de pattes, persiste à les poursuivre. Le bout de l’abdomen de 5
e
s’enflamme et elle l’éteint en le frottant dans les herbes.
La nature frémit et se pare de teintes pourpres. Les herbes
sont rouges, les arbres sont rouges, la terre est rouge. Princesse 103
e
court, le feu rouge à ses trousses.
Au soir du deuxième jour, des groupes de rock se créaient
spontanément et se succédaient sur le podium. Les huit « fourmis » ne
jouaient plus, elles s’étaient rassemblées dans leur local du club de musique
pour un
pow-wow
.
Julie affichait un ton de plus en plus décidé.
— Il faut faire décoller notre Révolution des fourmis.
Si nous n’agissons pas, l’événement va retomber comme un soufflé. Nous sommes
ici cinq cent vingt et un êtres humains. Profitons de ce vivier. Utilisons à
fond les idées et les imaginations de tous. Il faut qu’ensemble nos énergies
soient surdimensionnées.
Elle s’interrompit.
— … 1 + 1 = 3 pourrait être
une devise pour notre Révolution des fourmis !
De surcroît, la phrase était déjà inscrite sur le drapeau
flottant en haut du mât. Ils ne faisaient que redécouvrir ce qu’ils possédaient
déjà.
— Oui, ça nous convient davantage que « Liberté-Égalité-Fraternité »,
reconnut Francine. 1 + 1 = 3 signifie que la fusion des
talents est supérieure à leur simple addition.
— Un système social fonctionnant à son apogée donnerait
cela. C’est une belle utopie, admit Paul.
Ils tenaient leur mot d’ordre.
— À présent, c’est à nous de donner l’impulsion afin
que les autres suivent, lança Julie. Je suggère qu’on y réfléchisse toute la
nuit et que, demain matin, nous nous retrouvions pour que chacun propose son
chef-d’œuvre, j’entends par là un projet original exprimant le meilleur de ce
qu’il sait faire.
— Chaque projet retenu devra s’appliquer de façon
pratique afin d’alimenter les finances de la Révolution, précisa Ji-woong.
David déclara qu’il y avait des ordinateurs dans le lycée.
Branchés sur Internet, ils répandraient les idées de la Révolution des fourmis.
Il était également possible de s’en servir pour créer des sociétés commerciales
et, donc, de gagner de l’argent sans sortir du lycée.