La Révolution des Fourmis (50 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Elle essuya de la main la vapeur sur le miroir du lavabo et,
pour la première fois aussi, elle se trouva belle. Pas mal, en tout cas. Elle
avait de jolis cheveux noirs, de grands yeux gris clair légèrement bleutés qui
ressortaient encore mieux au-dessus des vêtements bleus.

Elle se contempla dans la glace. Cela lui donna une idée.

Elle en approcha, grande ouverte, l’
Encyclopédie du
Savoir Relatif et Absolu
, et constata que non seulement l’
Encyclopédie
était symétrique dans ses chapitres mais qu’elle contenait des phrases
entières… lisibles uniquement à l’envers dans le reflet du carreau !

Troisième jeu
CARREAU
123. ENCYCLOPÉDIE

 

L’INSTANT OÙ IL FAUT
PLANTER
 : Il ne faut pas
se tromper d’instant pour entreprendre quoi que ce soit. Avant c’est trop tôt,
après c’est trop tard. Le cas est net pour les légumes. Si on veut réussir son
potager, il est indispensable de connaître le moment propice à la plantation et
à la récolte.

Asperges : À planter
en mars. À récolter en mai.

Aubergines : À
planter en mars (bien exposer au soleil). À récolter en septembre.

Betteraves : À
planter en mars. À récolter en octobre.

Carottes : À planter
en mars. À récolter en juillet.

Concombres : À
planter en avril. À récolter en septembre.

Oignons : À planter en
septembre. À récolter en mai.

Poireaux : À planter
en septembre. À récolter en juin.

Pommes de terre : À
planter en avril. À récolter en juillet.

Tomates : À planter
en mars. À récolter en septembre.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

124. LAISSEZ COURIR

 

La Révolution des Doigts avance, glissant comme un serpent
entre les futaies. Elle contourne quelques plants d’asperges sauvages.
Princesse 103
e
est à la tête de la petite foule bigarrée. Comme le
temps fraîchit, les fourmis montent dans un grand pin et se mettent à l’abri
dans un trou de l’écorce, probablement un nid d’écureuil abandonné.

Dans ce refuge, Princesse 103
e
parle encore des
Doigts. Ses récits se font de plus en plus épiques. 10
e
entreprend
de rédiger une phéromone mémoire complète sur le thème du jour :

 

PHYSIOLOGIE DOIGTESQUE

Les Doigts ne sont en fait que l’extrémité de leurs pattes.

Au lieu d’être nantis, comme nous, de deux griffes au
bout de chacune de nos six pattes, ils sont dotés d’une terminaison
tentaculaire de cinq extrémités.

Chaque Doigt s’articule en trois morceaux, ce qui lui
permet d’adopter des formes diverses et de jouer avec les autres.

Avec deux Doigts en couple, ils peuvent faire pince.

En serrant leurs cinq Doigts, ils peuvent faire marteau.

En serrant leurs Doigts en cuvette, ils peuvent former un
petit réceptacle pour recueillir un liquide.

En tendant un seul Doigt, ils disposent d’un éperon à
bout arrondi capable d’écraser n’importe laquelle d’entre nous.

En tendant et en serrant leurs Doigts, ils ont un
tranchant.

Les Doigts sont un formidable outil.

Avec leurs Doigts, ils font des choses extraordinaires
comme nouer des fils ou découper des feuilles.

Les Doigts sont, de plus, terminés par des griffes
plates, ce qui leur permet de gratter ou de couper avec beaucoup de précision.

Mais autant que les Doigts, il faut aussi admirer ce
qu’ils nomment leurs « pieds ».

Ils permettent aux Doigts de se tenir en position
verticale sur les deux pattes postérieures sans tomber. Leurs pieds calculent
en permanence le meilleur équilibre.

 

En position verticale sur deux pattes !

Tous les insectes présents tentent d’imaginer comment on
peut marcher sur deux pattes. Certes, ils ont déjà vu des écureuils ou des
lézards s’asseoir sans tomber sur leurs pattes arrière, mais de là à ne marcher
que sur deux pattes…

5
e
se prend à essayer de marcher comme les Doigts
sur les deux pattes postérieures.

En s’appuyant sur la paroi de leur abri avec ses deux pattes
médianes et en se servant de ses pattes antérieures pour rester en équilibre,
elle parvient à se maintenir presque deux secondes dans une position
pratiquement droite.

Tous les insectes de la horde contemplent le spectacle.

De là-haut, je vois un peu plus loin et j’aperçois un peu
plus de choses
, signale-t-elle.

L’information fait réfléchir 103
e
. La princesse
s’interroge depuis longtemps sur la pensée exotique doigtesque. Elle s’est figuré
un moment que leur haute taille en était responsable, mais les arbres eux aussi
sont très grands et ils n’ont pas de télévision ni de voiture. Elle a cru
ensuite que la configuration de leurs mains, qui leur permet de fabriquer des
objets compliqués, était à l’origine de leur civilisation, mais les écureuils
ont également des mains pleines de doigts et ils ne fabriquent rien de vraiment
intéressant.

Peut-être que la drôle de façon de penser des Doigts
provient de ce maintien en équilibre sur les deux pattes postérieures. Ainsi
perchés, ils voient plus loin. Ensuite, tout s’est adapté : leurs yeux,
leur cerveau, leur manière de gérer leurs territoires et jusqu’à leurs
ambitions.

En effet, à sa connaissance, les Doigts sont les seuls
animaux à marcher en permanence sur leurs deux pattes arrière. Même les lézards
ne demeurent pas plus de quelques secondes en cette position précaire.

Du coup, Princesse 103
e
essaie à son tour de se
dresser sur ses deux pattes arrière. C’est très pénible, ses articulations de chevilles
se tordent et blanchissent sous la pression. Surmontant la douleur, elle tente
quelques pas. Ses pattes la font souffrir horriblement et s’incurvent. 103
e
perd l’équilibre et part en avant. Elle bat vainement de ses quatre bras pour
se stabiliser et tombe sur le flanc, réussissant tout juste à amortir le choc
de ses bras antérieurs.

Elle se dit qu’elle ne recommencera plus.

5
e
, elle, appuyée à un tronc, arrive à se
maintenir debout un peu plus longtemps.

Sur deux pattes, c’est fantastique
, annonce-t-elle à
la cantonade avant de s’effondrer à son tour.

 

125. ÇA BOUILLONNE

 

— Tout ça est trop instable !

Ils étaient d’accord. Il fallait maintenant étayer la
révolution : poser une discipline, des objectifs, une organisation.

Ji-woong suggéra de dresser un inventaire complet de tout ce
que contenait le lycée. Combien de draps, combien de couverts, combien de
provisions, tout était important.

Ils commencèrent par se compter. Cinq cent vingt et une
personnes occupaient le lycée alors que les dortoirs n’avaient été conçus que
pour deux cents élèves. Julie proposa de dresser des tentes au centre de la
pelouse avec des draps et des balais. Heureusement, ces deux articles
abondaient dans l’établissement. Chacun s’empara de draps et de balais et
entreprit de monter sa tente. Léopold leur apprit à fabriquer des tentes, genre
tipis navajos dont l’avantage était que l’on disposait à l’intérieur d’une
bonne hauteur de plafond et que l’on pouvait y régler l’aération à l’aide d’un
seul manche. Il expliqua également pourquoi il est intéressant de bâtir des
maisons de forme ronde.

— La terre est ronde. En choisissant sa forme pour
notre demeure, nous faisons osmose avec elle.

Chacun se mit à coudre, à coller et à nouer, retrouvant une
adresse manuelle qu’il ignorait, n’ayant jamais eu l’occasion d’accomplir des
gestes précis dans un monde de « boutons-poussoirs ».

Aux jeunes gens qui voulaient aligner leurs tentes comme
dans n’importe quel camping, Léopold conseilla de les placer en cercles
concentriques. L’ensemble forma une spirale avec au centre le feu, le mât
porteur du drapeau et le totem de la fourmi en polystyrène.

— Ainsi, notre village aura son centre. C’est plus
facile pour se situer. Le feu est comme le soleil de notre système solaire.

L’idée plut et chacun construisit son tipi de la manière
préconisée par Léopold. Partout, on coupait et on liait des balais. On
utilisait des fourchettes comme piquets. Léopold enseignait l’art des nœuds
pour tendre les toiles. Par chance, la pelouse centrale du lycée était suffisamment
vaste. Les frileux allaient près du feu, les autres préféraient la périphérie.

Sur le côté droit du lycée, on installa un podium en
joignant des bureaux de professeurs. Il servirait aux discours et, bien sûr,
aux concerts.

Dès que tout fut en place, on s’intéressa de nouveau à la
musique. Il y avait là nombre de musiciens amateurs de fort bon niveau,
spécialisés dans des genres différents. Ils se relayèrent sur l’estrade.

Les filles du club de aïkido s’étaient improvisées service
d’ordre et contribuaient au bon fonctionnement de la révolution. Leur victoire
sur les CRS les avait embellies. Avec leurs tee-shirts « Révolution des
fourmis » artistiquement déchirés, leurs chevelures en bataille, leurs
airs farouches de tigresses et leurs aptitudes au close-combat, elles
ressemblaient de plus en plus à de véritables amazones.

Paul se chargea d’évaluer les réserves de la cantine. Les
assiégés ne souffriraient pas de la faim. Le lycée disposait d’immenses
congélateurs où s’entassaient des tonnes de nourritures diverses. Paul comprit
l’importance qu’aurait leur premier vrai repas « officiel » en commun
et décida d’en soigner tout particulièrement le menu.
Tomates-mozzarella-basilic-huile d’olive en hors-d’œuvre (il y en avait à
profusion), brochettes de coquilles Saint-Jacques et de poisson accompagnées de
riz au safran en plat principal (il y avait de quoi en confectionner de pleines
marmites pendant plusieurs semaines), et salade de fruits ou charlotte au
chocolat amer pour dessert.

— Bravo ! le complimenta Julie. Nous allons faire
la première révolution gastronomique.

— C’est parce que, avant, on n’avait pas encore inventé
les congélateurs, éluda Paul, modeste.

En guise de cocktail, Paul proposa de l’hydromel, la boisson
des dieux de l’Olympe et des fourmis. Sa recette : mélanger de l’eau, du
miel et de la levure. Il en fit une première cuvée qui, quoique très jeune (on
peut considérer que vingt-cinq minutes c’est un peu court pour le
vieillissement d’un bon cru), s’avéra délicieuse.

— Trinquons.

Zoé raconta que l’habitude de trinquer en entrechoquant les
verres remontait à une tradition médiévale. En trinquant, chacun recevait une
goutte de l’autre, lui prouvant ainsi qu’il ne contenait pas de poison. Plus on
frappait fort et plus il y avait de chances que de la boisson s’échappe et donc
plus on était considéré comme digne de confiance.

Le repas fut servi dans la cafétéria. Un lycée, c’était
vraiment pratique pour faire la révolution : il y avait l’électricité, le
téléphone, des cuisines, des tables pour manger, des dortoirs pour dormir, des
draps pour faire des tentes et tous les outils de bricolage nécessaires. Jamais
ils n’auraient accompli autant de choses en plein air dans un champ.

Ils mangèrent de bon cœur, avec une pensée émue pour les
révolutionnaires précédents, qui avaient été sûrement contraints de se
contenter de haricots blancs en conserve et de biscuits secs.

— Rien que par ça on innove, dit Julie, qui en oubliait
son anorexie.

Ensemble, ils firent la vaisselle en chantant. « Si ma
mère me voyait, elle n’en reviendrait pas », pensa Julie. Jamais elle
n’avait pu l’obliger à faire la vaisselle. Or, là, elle y prenait du plaisir.

Après le déjeuner, un garçon gratta de la guitare sur le
podium et susurra des airs langoureux. Des couples dansèrent lentement sur la
pelouse. Paul invita Élisabeth, une fille bien en chair, que les amazones du
club de aïkido s’étaient donnée spontanément pour leader.

Léopold s’inclina devant Zoé et eux aussi dansèrent, serrés
l’un contre l’autre.

— Je ne sais pas si on a bien fait de le laisser
chanter, s’agaça Julie en fixant le chanteur de charme. Ça donne un côté mièvre
à notre révolution.

— Ici, tous les genres de musique ont le droit de
s’exprimer, rappela David.

Narcisse plaisantait avec un grand type musclé qui lui
expliquait comment il entretenait son corps en pratiquant le body-building.

Ayant encore en bouche le goût du hors-d’œuvre, il lui
demanda s’il n’avait jamais eu l’idée de s’enduire le corps d’huile d’olive
pour mettre en valeur ses muscles les plus saillants.

Ji-woong invita Francine ; ils dansèrent enlacés.

David tendit la main à une amazone blondinette et réussit à
très bien danser sans sa canne. Sans doute s’appuyait-il sur sa mignonne
partenaire. À moins que la révolution ne lui ait fait oublier son rhumatisme
articulaire chronique.

Conscients que la situation était éphémère, tous cherchaient
à en profiter. Des couples s’embrassèrent. Julie les contempla, mi-ravie,
mi-jalouse.

Elle nota : Règle révolutionnaire n
°
 5 :
La révolution, somme toute, c’est assez aphrodisiaque.

Paul embrassa Élisabeth avec appétit. Chez lui, si intéressé
par tous les sens, l’essentiel des plaisirs passait par la bouche et la langue.

— Vous dansez Julie ?

Le professeur d’économie se tenait devant elle. Elle
s’étonna :

— Tiens, vous êtes là, vous ?

Elle fut encore plus surprise quand il déclara avoir assisté
au concert de leur groupe, participé ensuite à la bataille contre les CRS et
s’être à chaque fois bien amusé.

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