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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (73 page)

BOOK: Malevil
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— Je ne trouve pas juste de parler de vous pendre, M. Fabrelâtre,
avant de vous avoir fait un procès.

Ses lèvres tremblent et son regard vacille. Cet être mou me fait pitié. « Quand même », comme dirait Marcel, vais-je oublier son rôle d’espion à La Roque ? Sa complicité dans la tyrannie de Fulbert ?

Je reprends :

— Qui sont ces gens ?

— Lesquels, monsieur Comte ? dit-il d’une voix à peine audible.

— Qui parlent de vous faire un procès.

Il me cite deux ou trois personnes et celles-là, bien sûr, du temps de Fulbert, se sont tenues bien coites. La ruine de Fulbert consommée — sans qu’ils aient levé le petit doigt — voilà nos mous qui deviennent durs.

L’amorphe Fabrelâtre n’est cependant pas idiot, car il a suivi ma pensée. Il dit avec son filet de voix :

— Et pourtant, moi, qu’est-ce que j’ai fait de plus qu’eux ? J’ai obéi.

Je le regarde.

— Peut-être, monsieur Fabrelâtre, avez-vous obéi un peu trop ?

Mon Dieu, qu’il est mou ! Sous mon accusation, il se recroqueville comme une limace. Et moi, les limaces, même avec mes bottes, je n’ai jamais pu me résoudre à les écraser. De la pointe du pied, d’un coup sec, je les écarte.

— Écoutez, monsieur Fabrelâtre, vous allez commencer par ne pas vous agiter, ne parler à personne et rester dans votre petit coin. Pour votre procès, je verrai ce que je peux faire.

Là-dessus, je les expédie, lui et ses remerciements et je me tourne vers Burg qui, du fond de la chapelle, marche à grands pas vers moi sur ses petites jambes, l’oeil vif et débrouillard, poussant en avant son petit ventre de cuistot.

— Oh, là, là, dit-il le souffle court, si vous aviez entendu ça ! Y a toute une histoire avec Gazel, rapport à des gens qui sont venus lui défendre de réciter des prières sur la tombe de Fulbert. Gazel, il est dans tous ses états. Il m’a demandé de vous prévenir du coup.

Je suis béant. A cette minute, la bêtise et la bassesse de l’homme me paraissent sans limites. Je me demande si ça vaut bien la peine de se donner tant de mal pour perpétuer cette méchante petite espèce. Je dis à Burg de m’attendre, que je vais aller avec lui voir Gazel. Et je happe Judith au vol et l’emmène un peu à l’écart.

Je lui parle et bien entendu, elle me palpe. Je fais la part du feu, je lui abandonne mon biceps.

— Madame Médard, dis-je, les gens s’impatientent, le temps presse. Je peux vous faire part de quelques suggestions ?

Elle incline sa lourde tête.

— Primo : c’est Marcel qui, à mon sens, devrait présenter la liste du conseil. Et il doit le faire adroitement. Je peux être franc ?

— Mais bien entendu, monsieur Comte, dit Judith, sa large main refermée sur mon bras.

— Il y a deux noms qui vont faire tiquer, le vôtre parce que vous êtes une femme, et celui de Meyssonnier, à cause de ses liens anciens avec le P.C.

— Quelle discrimination ! s’exclame Judith.

Je la coupe avant qu’elle plonge plus avant dans les délices de l’indignation libérale.

— Pour vous, Marcel devrait souligner les avantages que le conseil va retirer de votre instruction. Quant à Meyssonnier, il doit le présenter comme un spécialiste des questions militaires et l’indispensable agent de liaison avec Malevil. Pas un mot de la mairie, pour le moment.

— Je dois dire que j’admire votre tact, monsieur Comte, dit Judith avec une pression elle-même factuelle sur le muscle de mon bras.

— Si vous me permettez, je continue. Il y a des gens qui veulent faire un procès à Fabrelâtre. Qu’en pensez-vous ?

— Que c’est idiot, dit Judith, avec une brièveté mâle.

— Je suis bien de votre avis. De simples remontrances publiques suffiront. Par ailleurs, d’autres personnes, ou les mêmes, veulent interdire à Gazel de donner à Fulbert une sépulture chrétienne. Bref, nous avons sur les bras une nouvelle affaire Antigone.

Judith sourit finement à ce souvenir classique.

— Merci de me prévenir, monsieur Comte. Si nous sommes élus, nous allons tuer dans l’oeuf toutes ces idioties.

— Et peut-être faudrait-il, je me permets du moins de vous le suggérer, révoquer tous les décrets de Fulbert.

— Mais bien entendu.

— Bon, moi, pendant ce temps, comme je ne veux pas avoir l’air de faire pression sur les La Roquais pendant le vote, je m’éclipse, je vais aller voir M. Gazel.

Je lui souris, et après un moment d’hésitation, elle veut bien me rendre mon biceps. Petits défauts inclus, c’est le sel de la terre, cette femme. Je suis à peu près certain qu’elle va bien s’entendre avec Meyssonnier.

Burg me conduit par un dédale de couloirs jusqu’à la chambre de Fulbert, où je rassure notre Antigone, très échauffée en effet et très résolue à assurer coûte que coûte à l’ennemi tombé les rites de notre religion. Je jette un regard à la dépouille de Fulbert Je détourne les yeux aussitôt. Son visage n’est qu’une plaie. Et quelqu’un a dû le poignarder, car je vois du sang sur sa poitrine. Gazel, sûr de l’appui de mon bras, me témoigne une vive gratitude et comme il a commencé à mettre de l’ordre dans les papiers de Fulbert (je le soupçonne d’être possédé par une intense curiosité de vieille fille), il offre de me rendre la lettre où je revendiquais, au nom de l’Histoire, la suzeraineté de La Roque. J’accepte. Ce qui était de bonne guerre pour intimider Fulbert ne l’est plus dans l’état actuel de nos relations avec La Roque. Je craindrais au contraire, en laissant cette lettre ici, qu’elle soit un jour utilisée par des gens malveillants.

Quand je traverse l’esplanade du château pour gagner le grand portail vert sombre, le soleil aussitôt m’accueille et je me dilate dans sa chaleur. Je me dis que le conseil de La Roque devra trouver dans le château, pour réunir les La Roquais, une salle moins belle peut-être, mais plus claire et moins humide que la chapelle.

Agnès Pimont habite dans la traverse au-dessus de la petite librairie-papeterie-journaux que tenait son mari, une petite maison fort ancienne et fort pimpante, où tout est petit, y compris le colimaçon très abrupt qui mène à l’étage et où je dois, aux virages, passer les épaules de biais. Agnès me reçoit sur le palier et m’introduit dans un salon minuscule éclairé par une fenêtre qui ne l’est pas moins. Tout cela fait maison de poupée, et y ajoutait encore, autrefois, une jardinière de géraniums sur la rue. Les murs sont tendus de jute vieil or et si la question ne se pose pas pour les deux fauteuils les plus bas et les plus crapauds du monde, on se demande par où le divan gainé comme eux de velours bleu a bien pu passer pour pénétrer jusqu’ici, en tout cas ni par la fenêtre, ni par l’escalier. Peut-être a-t-il toujours été là, même avant que se construisent les murs. Il a l’air assez vieux pour ça, encore qu’il soit sans style discernable, alors que la date gravée sur l’énorme linteau de pierre de l’entrée indique que la maison fut élevée sous Louis XIII.

Sur le sol du salon, entre les deux petits crapauds
et le divan il y a une moquette et sur la moquette, un tapis d’Orient fabriqué en France et sur le tapis, une fausse fourrure de couleur blanche. Les deux derniers, je suppose que les Pimont en ont hérité et ne sachant qu’en faire dans un logement aussi petit, ils ont pris le parti de les entasser l’un sur l’autre. Le résultat est assez douillet. Et douillet aussi l’accueil d’Agnès, fraîche, rose et blonde avec de bons et beaux yeux marron clair qui, je l’ai dit, m’ont toujours donné l’impression d’être bleus. Elle me fait asseoir sur un des crapauds où je me trouve si bas et si près de la fourrure blanche que je me fais l’effet d’être assis par terre, aux pieds d’Agnès posée sur le divan.

En sa compagnie, j’éprouve toujours un sentiment d’intimité, de confiance et de mélancolie. J’ai failli l’épouser et loin de m’en vouloir de cet échec, elle me garde de l’amitié. Je l’en estime. Pas une fille sur mille, je crois, n’aurait réagi comme elle. Et moi, chaque fois que je la rencontre, je me dis, non sans regret, voilà une des routes possibles que ma vie aurait pu prendre. Je me pose des questions sur ce possible, et des questions tantalisantes puisque je ne peux y répondre. Je me dis une fois de plus qu’aucun homme ne peut affirmer qu’il aurait été heureux auprès d’une femme avant d’avoir tenté l’expérience. Et s’il la tente, qu’elle soit heureuse ou malheureuse, l’expérience cesse d’en être une pour devenir sa vie.

Une chose est sûre, en tout cas. Si je l’avais épousée, il y a quinze ans, elle m’aurait fait bon usage. Elle a très peu vieilli. Ou, pour mieux dire, elle a très bien vieilli, sans se faner ni se dessécher, mais en devenant, sans excès, plus pulpeuse. La taille est agréablement mince, malgré Christine, mais de part et d’autre tout est rond et avec le teint qu’elle a, si rose, si frais, elle a l’air perpétuellement de sortir de son bain. Fard et cheveux, elle a fait des frais en m’attendant. Voilà qui me rend les choses plus faciles, car je sens bien que je vais avoir contre moi, dans cet entretien, tout le poids d’une civilisation disparue.

Pas de finasserie paysanne, ni de filandreux préambules. Bien que vivant dans ville petite, Agnès est une urbaine, même si sa syntaxe n’est pas meilleure que celle de la Menou. Je me cale dans mon crapaud, je la regarde dans les yeux, je tâche de faire taire en moi toute émotion et je vais droit au but :

— Agnès, est-ce que ça te plairait, de venir vivre avec nous, à Malevil ?

J’ai dit « avec nous », je n’ai pas dit « avec moi ». Mais je ne sais si, à ce stade, elle a bien saisi la nuance, car elle rougit dans les roses profonds, et une houle parût la soulever, qui, partant des pieds, se propage jusqu’à sa poitrine. Un grand silence. Elle me regarde et je fais effort pour que mon regard n’en dise pas plus qu’il n’en faut, tant je crains de la voir se méprendre.

Elle ouvre la bouche (qu’elle a belle et charnue), elle la referme, elle avale sa salive et quand enfin elle arrive à parler, elle dit, elliptiquement :

— Si ça devait te faire plaisir, Emmanuel.

Je le craignais : elle personnalise le débat. Je vais devoir être plus clair.

— Il y a pas qu’à moi que tu feras plaisir, Agnès.

Elle sursaute comme si je l’avais giflée. Toute sa couleur reflue et elle me dit avec quelque chose qui ressemble à la fois à une déception et à un remords.

— Tu veux parler de Colin ?

— Je ne veux pas parler seulement de Colin.

Et comme elle me regarde n’osant comprendre, je lui parle de Miette, de Catie surtout et de l’échec qu’a été son mariage avec Thomas dans notre communauté. Là aussi, elle personnalise.

— Mais moi, Emmanuel, j’aurais pu te dire à l’avance qu’avec une fille comme Catie...

Je la coupe.

— Mets donc Catie de côté, ce n’est pas une question de personne. Il y a aujourd’hui huit hommes à Malevil, et deux femmes. Trois, si tu viens. Est-ce qu’un homme peut se permettre d’en accaparer une pour lui seul ? Et s’il le fait, que vont penser les autres ?

— Et le sentiment, alors, qu’est-ce que tu en fais ? dit Agnès, avec une vivacité très proche de l’indignation.

Le sentiment. Certes, sa position est forte. Je sens derrière elle des siècles d’amour courtois et d’amour romantique. Je la regarde.

— Tu ne me comprends pas, Agnès. Personne ne t’obligera jamais à faire ce que tu n’as pas envie de faire. Tu seras absolument libre de tes choix.

— Mes choix ! dit Agnès.

C’est un cri. Elle met tout un monde de reproches dans ce pluriel et pas que des reproches, car elle n’a jamais été si près d’une déclaration d’amour. Voilà qui me remue au point qu’emporté par le flux de son émotion, je suis tout près de lui céder. Je ne la regarde pas. Je reste silencieux. Je récupère. Il me faut un bon moment pour passer par-dessus ce
« mes
 ». Mais je vois trop que ce n’est pas la bonne voie et qu’un couple durable à Malevil serait vite incompatible avec la vie communautaire. De ce point de vue, la disproportion du nombre d’hommes et de femmes sur laquelle j’aime m’appuyer dans la discussion, n’est pas, cependant, l’essentiel. En réalité, il faut choisir : la cellule familiale ou une communauté non possessive.

Je pense que je ne peux même pas dire à Agnès quel sacrifice je fais en renonçant à elle. Si je le lui disais, je la fortifierais dans son « sentiment ».

— Agnès, dis-je en me penchant en avant, ne serait-ce que pour Colin, c’est impossible. Si je t’épouse, il sera terriblement déçu et jaloux. Si tu l’épouses, je n’en serais pas heureux non plus. Et il n’y a pas que Colin. Il y a les autres.

Colin, c’est un argument qui la touche. Et comme, par ailleurs, elle sent mon inflexibilité, et qu’elle ne se voit pas non plus, même après ceci, préférer La Roque à Malevil, elle ne sait plus où elle en est. Elle adopte une position féminine qui, après tout, n’est pas plus mauvaise qu’une autre. Elle se réfugie dans le silence et dans les larmes. Je me lève du crapaud, je m’assieds à côté d’elle sur le divan et je lui prends la main. Elle pleure. Je la comprends. Elle est comme moi en train de renoncer à un des possibles souvent rêvés de sa vie.

Quand je vois les larmes se tarir, je lui tends mon mouchoir et j’attends. Elle me regarde et me dit à voix basse :

— J’ai été violée, tu le savais ?

— Je le savais pas. Je m’en doutais.

— Toutes les femmes du bourg ont été violées, même les vieilles, même Josepha.

Comme je reste silencieux, elle reprend :

— Est-ce que c’est pour ça que...

Je me récrie :

— Mais tu es folle ! Il n’y a qu’une raison, c’est celle que je t’ai donnée !

— Parce que ce serait injuste, tu sais, Emmanuel. Même que j’ai été violée, je suis quand même pas une putain.

— Mais j’en suis sûr, dis-je avec force. Ce n’est absolument pas ta faute, je n’y pensais pas !

Je la prends dans mes bras, je lui caresse d’une main tremblante la joue et les cheveux. A cet instant, c’est surtout de la compassion que je devrais ressentir, mais je n’éprouve rien que du désir. Il me tombe dessus à l’improviste et il me possède avec une brutalité qui m’effraye. Mes yeux se troublent, ma respiration change. Il me reste juste assez de lucidité pour penser qu’il me faut obtenir son consentement à tout prix et tout de suite, si je ne veux pas me mettre dans le cas de la violer à mon tour.

Je la presse. Je la somme de me répondre. Bien qu’elle soit passive dans mes bras, elle hésite, elle résiste encore et enfin quand elle acquiesce, c’est, je crois, davantage parce qu’elle est prise par la contagion de mon désir que persuadée par mes raisons.

BOOK: Malevil
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