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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (70 page)

BOOK: Malevil
13.3Mb size Format: txt, pdf, ePub
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A ce moment, la situation dans la chapelle est on ne peut plus tendue. Les trois quarts de l’auditoire, les yeux baissés, gardent un silence hostile, mais paraissent, pour le moment du moins, terrorisés par le ton de Fulbert et les regards fulgurants qu’il lance sur eux. Le dernier quart, Judith, Agnès Pimont, Marie Lanouaille, Marcel Falvine et deux cultivateurs dont j’essaye en vain de me rappeler les noms, sont déchaînés. Ils protestent, ils hurlent et dressés à leur place et penchés en avant, ils tendent même le poing vers Fulbert. Les femmes surtout sont hors d’elles et n’était la présence des quatre hommes qui sont supposés me garder, on a l’impression qu’elles seraient capables, en pleine chapelle, de se jeter sur leur curé pour le déchirer.

J’ai le sentiment que mon procès a agi comme un détonateur. Il a fait éclater l’exécration de l’opposition pour le chef de La Roque. Elle explose pour la première fois au grand jour, avec une violence qui stupéfie Fulbert.

Habile à mentir, il doit l’être aussi à se tromper lui-même. Depuis qu’il commande à La Roque, il a dû s’arranger pour prendre pour du respect la peur qu’il inspire. De toute évidence, il ne se croyait pas si haï par les La Roquais — par tous les La Roquais, l’attitude de la majorité, pour être plus prudente et ne se manifester que par des murmures, ne lui est pas moins hostile. L’impact de cette haine sur lui est terrifiant. Je le vois qui littéralement tremble sur sa base comme une statue qu’on déboulonne. Il rougit et pâlit, serre les poings, commence plusieurs phrases sans réussir à en finir une seule, son visage se creuse et se convulsé tandis que dans ses yeux se succèdent la terreur et la fureur.

Il n’est pas lâche, pourtant. Il fait face. Il gagne d’un pas ferme les marches du choeur, qu’il gravit, et se plaçant alors entre Jeannet et Maurice, il étend les bras pour réclamer le silence. Chose stupéfiante, au bout de quelques secondes, il l’obtient, tant est forte à La Roque l’habitude de l’écouter.

— Je vois, dit-il d’une voix tremblante de colère et d’indignation, que le moment est venu de séparer le bon grain de l’ivraie. Il y a des gens ici qui se disent chrétiens et qui n’ont pas hésité à comploter contre leur pasteur derrière son dos. Ces comploteurs doivent savoir une chose : je ferai mon devoir sans faiblesse. S’il y a ici des gens qui créent le scandale et corrompent la paroisse, je les retrancherai de l’église, je nettoierai de fond en comble la maison de mon père ! Et s’il se trouve de l’ordure, je la balaierai !

Ce discours provoque des cris indignés et des protestations véhémentes. Je remarque surtout Marie Lanouaille, retenue à grand-peine par Marcel et Judith, qui crie d’une voix aiguë : l’ordure, c’est toi ! qui dînais avec les assassins de mon mari !

Assis où je suis, je ne vois que l’oeil droit de mon accusateur. Il flambe d’une haine folle. Dans sa fureur, Fulbert a perdu toute sa maîtrise de soi et toute son habileté. Il ne manoeuvre plus, il brave. Il ne finasse pas, il provoque. Il sent derrière lui les fusils de Vilmain, il se sent fort grâce à eux et il est résolu à défier les La Roquais et à les briser. En quelques minutes, il a régressé, peut-être par contagion, vers une mentalité aussi primitive que celle de Vilmain. A cet instant où, ivre de rage, il confronte ses concitoyens, il ne pense, j’en suis sûr, qu’à porter le fer parmi eux.

Quand Fulbert étend de nouveau les bras, un silence relatif se rétablit, et d’une voix altérée, criarde, presque hystérique, qui n’a rien de commun avec le violoncelle que d’habitude il utilise, il hurle :

— Quant à l’instigateur véritable de tous ces complots, Emmanuel Comte, votre attitude actuelle ne me laisse pas le choix ! Au nom du conseil de la paroisse, je le condamne à mort !

Le tumulte dépasse alors tout ce que j’aurais pu imaginer. Je vois qu’Hervé, sur ma droite, n’est pas sans inquiétude, car il craint d’être, avec ses compagnons, attaqué et désarmé par les La Roquais tant ils manifestent de fureur. S’ils ne passent pas aussitôt à l’action, c’est je crois faute de préparation, et faute, surtout, de leader. Et aussi parce que Fulbert, par sa présence, par son courage, par la haine ouverte qui se lit sur ses traits, continue à leur en imposer.

Gazel a tiqué quand son ex-compère a parlé du conseil de la paroisse. Il a secoué la tête et fait avec ses mains molles devant son visage un geste de dénégation. Je me penche vers Hervé et je lui dis à voix basse :

— Donne donc la parole à Gazel, je crois qu’il a quelque chose à dire.

Hervé se lève et tout en se levant, il met son fusil à la bretelle pour bien marquer ses intentions pacifiques. Et il reste là, une pleine seconde, élégamment posé sur un pied, la main levée comme s’il réclamait l’attention, une expression aimable recouvrant son visage juvénile. Dès qu’il obtient le silence, il dit d’une voix calme et courtoise, qui contraste avec les vociférations qu’on vient d’entendre :

— Je crois que M. l’abbé, que Gazel a quelque chose à dire. Je lui donne la parole.

Ayant dit, il se rassied. La jeunesse, l’élégance, le ton posé et poli d’Hervé, et le fait aussi qu’il passe par-dessus la tête de Fulbert pour donner la parole à Gazel, produisent un effet de stupeur, et le plus stupéfait, c’est à coup sûr Fulbert, qui ne comprend pas pourquoi le porte-parole de Vilmain va laisser Gazel s’exprimer : Gazel qui a blâmé le meurtre de Lanouaille et les « dépassements » de Vilmain !

Gazel, lui, est bien marri de se voir offrir la parole qu’il n’a pas demandée. Il se serait bien contenté d’une protestation gestuelle, qui l’eût beaucoup moins compromis. Mais comme de la salle des cris jaillissent : parlez ! parlez ! monsieur Gazel ! et comme d’un autre côté, Hervé lui fait des gestes d’encouragement, il se décide à se lever. Sous les belles coques faites au fer de ses cheveux grisonnants, son long visage de clown paraît mou, ahuri, asexué et quand il parle, c’est de cette voix neutre et fluette que personne ne peut entendre sans sourire. Et pourtant, il dit ce qu’il a à dire, devant nous, devant Fulbert, non sans courage.

— Je voudrais faire observer, dit Gazel, les deux mains croisées à hauteur de sa poitrine, que depuis que j’ai quitté le château à cause de toutes les vilaines choses qui se passaient à La Roque, le conseil de paroisse ne s’est pas réuni.

— Et alors, enchaîne aussitôt Fulbert avec un mépris écrasant, en quoi ça nous concerne, imbécile, que tu aies quitté ou pas le conseil de la paroisse ?

Quelque chose remonte dans le long cou goitreux de Gazel et son visage mou se durcit. S’il y a une chose que les demi-infirmes de son genre ne pardonnent jamais, ce sont les blessures d’amour-propre.

— Je vous demande pardon, Monseigneur, dit-il d’une voix toute différente, une voix acide et pointue de vieille fille, mais vous avez dit que vous condamnez M. Comte au nom du conseil de la paroisse. Et moi, justement, je vous fais remarquer que le conseil de paroisse ne s’est pas réuni et que je ne suis pas non plus d’accord avec la condamnation de M. Comte.

Gazel est applaudi, et pas seulement par les cinq membres de l’opposition, mais aussi par deux ou trois personnes de la majorité à qui, je suppose, son courage a fait honte. Gazel se rassied, rougissant et tremblant et Fulbert aussitôt le foudroie.

— Je me passerai bien de ton accord ! Tu as trahi ma confiance, misérable minus ! Je n’oublierai pas tes paroles, et je te les ferai payer !

Des huées accueillent son propos et Judith qui se souvient tout d’un coup de son passé de chrétienne de gauche, invective Fulbert en hurlant à pleins poumons : « 
Nazi ! S.S. ! ».
Marcel, je le vois, ne la retient plus que mollement. Je crains que les La Roquais ne trouvent en elle le meneur qui les conduirait à l’assaut, je crains surtout pour la sécurité des nouveaux. Je me lève et je dis d’une voix forte :

— Je demande la parole.

— Je te la donne, dit aussitôt Hervé, très soulagé.

— Comment ? s’écrie Fulbert en tournant sa fureur contre Hervé, tu donnes la parole à ce misérable ? A ce faux prêtre ! A cet ennemi de Dieu ! Tu n’y penses pas ! Lui que je viens de condamner à mort !

— Raison de plus, dit Hervé en caressant sa petite barbe en pointe avec flegme. C’est bien le moins qu’il puisse faire une dernière déclaration.

— Mais c’est intolérable ! poursuit Fulbert. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est de la bêtise ou de la trahison ? Tu en fais à ta tête, c’est incroyable ! Et moi, je te donne l’ordre de faire taire le condamné, tu entends ?

— Je n’ai pas d’ordre à recevoir de vous, dit Hervé avec dignité. Vous n’êtes pas mon chef. Ici, en l’absence de Vilmain, c’est moi qui commande, poursuit-il en tapant du plat de la main sur la crosse de son fusil, et j’ai décidé que l’accusé parlerait. Il parlera même aussi longtemps qu’il le veut.

Il se produit alors une chose inouïe : Hervé est applaudi par une bonne moitié des La Roquais. Il est vrai, d’ailleurs, qu’étant nouveau dans la bande et n’ayant pris aucune part, comme ses compagnons, aux « vilaines choses » dénoncées par Gazel, ils n’ont pas de griefs contre lui. Mais quand même, applaudit un homme de Vilmain ! On est en pleine confusion !

— C’est intolérable ! crie Fulbert en serrant les poings, ses yeux louches exorbités. Tu ne comprends pas qu’en donnant la parole à cet individu, tu te fais le complice des rebelles et des comploteurs. Mais ça ne va pas se passer comme ça ! Tu es prévenu, je te dénoncerai à ton chef, il te punira !

— Ça m’étonnerait, dit Hervé avec une sérénité si peu feinte que je me demande s’il n’en met pas trop et si Fulbert ne va pas comprendre. De toute façon, reprit-il, ce qui est dit est dit, l’accusé a la parole.

— Dans ce cas, crie Fulbert, je ne l’écouterai pas ! Je m’en vais ! J’irai chez moi attendre l’arrivée de Vilmain !

Il descend les marches et sous les vociférations de l’opposition, il marche à grands pas dans l’allée centrale et se dirige vers la porte du fond. Voilà qui ne fait pas du tout mon affaire. Sans Fulbert, le contre-procès n’aura pas lieu. Je crie d’une voix forte derrière son dos :

— Tu as donc si peur de ce que je vais dire, que tu n’aies même pas le courage de m’écouter !

Il s’arrête, pivote sur ses talons et me fait face. Je poursuis d’une voix vibrante :

— Il est cinq heures et quart. Vilmain a dit qu’il serait ici à cinq heures trente. J’ai donc un quart d’heure à vivre, et toi, pendant ce dernier quart d’heure, tu as encore si peur de moi que tu trembles comme une loque et que tu vas aller te coucher sons ton lit en attendant ton maître ! Je dis bien sous ton lit ! Même pas dessus !

L’attitude d’Hervé a plongé Fulbert dans l’inquiétude. Je le rassure beaucoup en lui annonçant que Vilmain sera là dans un quart d’heure. Je lui donne aussi dans le flanc un bon pouce de pique en lui reprochant sa couardise. Or, lâche, il ne l’est pas, je l’ai dit. Mais il y a une faiblesse dans sa force. Comme tous les gens courageux, il a la vanité de son courage. A ma provocation, il va, comme bien j’y compte, réagir par le défi.

Pâle, raidi, les joues creuses, les yeux fiévreux, il s’immobilise et dit avec dédain :

— Tu peux débiter toutes les sottises que tu veux. Elles ne me gênent pas. Profites-en, pendant que tu le peux.

Je saisis la balle aussitôt.

— Je vais surtout en profiter pour réduire à néant tes accusations. Catie, d’abord. Je n’ai pas abusé d’elle comme tu as osé le dire et je ne l’ai pas kidnappée. C’est une pure invention. De son plein gré et en accord avec son oncle (c’est vrai ! crie aussitôt Marcel, que je ne crains plus de compromettre), elle a été voir sa mémé à Malevil et là, elle est tombée amoureuse de Thomas et elle l’a épousé. Ce qui t’a beaucoup dépité, Fulbert, parce que tu voulais en faire ta servante au château.

Il y a des ricanements et Fulbert s’écrie :

— C’est absolument faux !

— Oh, pardon, dit aussitôt sans demander la parole une femme d’une cinquantaine d’années, petite et volumineuse.

Elle se lève. C’est Josepha, la femme de ménage du château. Peu estimée en principe en raison de sa qualité de portugaise (les La Roquais sont racistes) mais assez aimée, en fait, parce qu’elle a la langue bien pendue et « te dit tout en face, quand elle a quelque chose sur le coeur ».

Josepha n’est pas une beauté. Elle a une de ces peaux qui paraissent se situer au-delà de l’eau et du savon. En outre, elle est courtaude, mafflue et mamelue. Mais avec ses robustes dents blanches, sa forte mâchoire, ses yeux noirs très vifs et sa toison proliférante, elle donne une agréable impression de vitalité animale.

— Pardon ! poursuit-elle avec un accent vulgaire et heurté, qui paraît donner beaucoup de force à ce qu’elle dit, faut pas dire que c’est faux, quand c’est vrai ! Et c’est vrai que Monseigneur, il voulait plus de moi et qu’il voulait la petite ! Même qu’elle l’aurait pas servi aussi bien, ajoute-t-elle, avec une naïveté vraie ou fausse, je ne saurais dire.

Elle se rassied, au milieu des rires et des quolibets dont Fulbert fait les frais. Celui-ci, je le note, évite de prendre Josepha à partie. Il doit connaître sa langue, il préfère encore se retourner contre moi.

— Je ne vois pas ce que tu gagnes, s’écrie-t-il avec hauteur, à déchaîner ces ragots contre ton évêque !

— Tu n’es pas mon évêque ! loin de là ! Et j’y gagne à te faire rentrer tes mensonges dans les dents ! Et parmi ceux-ci, en voici un autre et de taille ! Tu as dit que je m’étais fait élire prêtre par mes domestiques. Tu sauras d’abord, dis-je avec force, que je n’ai pas de domestiques. J’ai des amis et des égaux. Et contrairement à ce qui se passe à La Roque, rien d’important ne se fait à Malevil sans que nous en ayons tous discuté en commun. Pourquoi j’ai été élu prêtre ? Je vais te le dire : tu voulais beaucoup nous coller M. Gazel à Malevil en cette capacité, et nous ne tenions pas du tout à avoir M. Gazel. Je ne le vexe pas, j’espère, en le lui disant. Voilà pourquoi mes compagnons m’ont élu abbé. Quant à être un bon ou un mauvais prêtre, je n’en sais rien. Je suis un prêtre élu, comme M. Gazel. Je fais de mon mieux. Quand on ne peut pas labourer avec un cheval, on laboure avec un âne. Je ne crois pas être plus mauvais que M. Gazel et j’ai pas de mal à être meilleur que toi (rires et applaudissements).

— C’est l’orgueil qui te fait parler ainsi ! crie Fulbert. En réalité, tu es un faux prêtre ! un mauvais prêtre ! un prêtre exécrable ! et tu le sais ! Je ne parle même pas de ta vie privée...

BOOK: Malevil
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