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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (67 page)

BOOK: Malevil
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Le groupe m’attend à l’aplomb de la route. Je rappelle les consignes. Ne pas tirer avant un coup de sifflet long. Cessez-le-feu avec trois coups brefs. Je rappelle aussi le dispositif. Les deux arbres qui portent le fil de fer et ma proclamation étant, grosso modo, au milieu de la ligne droite, Colin et moi prendrons position vingt pas en avant de la pancarte, Colin de l’autre côté de la route, moi, de ce côté-ci. Meyssonnier et Hervé se planqueront vingt mètres en arrière de la pancarte, Meyssonnier de ce côté-ci, Hervé de l’autre.

L’exécution se fait vite et en silence. La nasse est fermée. Les deux escarpements qui enserrent le chemin, battus par nos tirs croisés. Toute retraite coupée. Toute fuite en avant impossible.

Je peux communiquer à vue avec Colin qu’à peine la largeur de la route sépare de moi, et je garde Maurice à mes côtés pour l’envoyer, en cas de besoin, porter un message, quarante mètres plus bas, à Meyssonnier qui pourra à son tour le transmettre à Hervé, son vis-à-vis.

Nous attendons. Le fil de fer qui soutient ma pancarte est intact. À l’aube ce matin, les hommes de Vilmain n’ayant pas de pince pour le couper, sont passés sous l’obstacle. Ils vont le repasser dans quelques minutes. C’est là qu’ils ont rendez-vous avec la mort. Il n’y a pas de vent. Mon affiche est suspendue, immobile et péremptoire, barrant la route, mon papier à dessin brillant au soleil. Si j’avais mes jumelles, je pourrais lire les lettres que j’ai tracées. Je pense à Évelyne. Je sens bien qu’il y a, en effet, une féroce ironie à tirer les hommes de Vilmain comme des lapins à l’aplomb de la pancarte qui leur promet la vie sauve. Pourtant, Évelyne elle-même est une des raisons que j’ai de les anéantir. Puis-je oublier ce qu’ils auraient fait, s’ils avaient pu « se payer Malevil » ?

La terre est froide sous mon corps et le soleil, déjà chaud sur ma tête, sur mes épaules et sur mes mains. Maurice est étendu à mes côtés, au coude à coude avec moi. Il a une façon de se taire et de rester immobile que je trouve agréable. Rien ne pèse en lui, pas même sa présence. Nous avons rabattu deux petits buissons qui nous gênaient, et nous attendons, sans un mot, surveillant soixante mètres de ligne droite entre deux tournants. Colin voit plus loin que nous, car il est couché à la corde du second tournant et à condition de se retourner sur lui-même, il découvre trente mètres supplémentaires qui échappent à nos vues.

Le premier bruit que j’entends m’intrigue. C’est un grincement. Il a l’air de monter vers nous laborieusement. Ce bruit-là n’est pas animal. Il est mécanique. Sauf qu’il est intermittent, il évoque une chaîne de puits qu’un cabestan enroule autour de son axe. Mais son intermittence est régulière : le grincement revient tous les deux temps.

Je regarde Maurice et je hausse les sourcils. Maurice se penche à mon oreille :

— Une chaîne de vélo ?

Il a raison. Et à la réflexion, je me demande si ce n’est pas le vélo que Bébelle avait planqué près de Malevil et que nous avons négligé de récupérer. Si c’est celui-là, nous avons commis une grosse faute et nous sommes en train de la payer.

Car celui qui surgit seul, au premier tournant du bas de la route, je n’ai même pas besoin de demander qui c’est à Maurice : je me souviens de la description d’Hervé. Je reconnais l’individu aux sourcils noirs qui coupent son front d’une seule ligne continue. C’est Jean Feyrac. Et tandis qu’il entame les soixante mètres de montée qui le séparent de moi, je distingue entre ses jambes le tube du bazooka. Il l’a attaché au cadre de son vélo, la montée est rude, il peine beaucoup. Il zigzague, il n’est pas exclu qu’il soit obligé de mettre pied à terre. Nous avons tout le temps.

Tout le temps pour quoi ? La sueur ruisselle sur mon visage. Feyrac, c’est le nouveau chef. Au surplus, d’après Hervé, homme résolu et sans pitié. Je dois l’abattre. Mais si je l’abats, je donne l’éveil au gros de la troupe qui se traîne à pied à un kilomètre de là. À mon coup de fusil, ces hommes vont quitter la route, s’enfoncer dans le sous-bois, qui sait ? tomber peut-être sur Évelyne et les chevaux. De toute façon, dans le sous-bois, je perds l’avantage de la position, j’affronte l’ennemi à cinq contre sept, rien n’est joué.

Comme je l’avais prévu, Feyrac met pied à terre à la hauteur de la pancarte et se courbe pour passer sous le fil de fer. Il est bas sur pattes, trapu, le visage ingrat, fermé. En le regardant, je pense avec horreur au massacre de Courcejac. Et pourtant, j’ai fait mon choix, je vais le laisser passer, malgré ses crimes, malgré son bazooka. Un chef sans troupe est moins dangereux que sept hommes traqués combattant pour sauver leur peau.

Il arrive à mon niveau. Il n’est séparé de moi que par la hauteur de l’escarpement, il remonte sur le vélo de Pougès et le grincement de la chaîne recommence, régulier, exaspérant. Il va atteindre le tournant. Déjà arrive l’instant où je vais le perdre de vue. Mes mains sont crispées sur mon Springfield et la sueur tombe goutte à goutte sur ma crosse.

Feyrac prend le tournant. Je ne le vois plus. Tout se passe si vite alors que je n’en crois pas mes yeux. De l’autre côté de la route, je vois se dresser Colin de toute sa hauteur, se camper comme à l’entraînement, avancer le pied gauche, bander son arc dans les règles, viser avec soin. Un sifflement et une demi-seconde plus tard, le bruit d’une chute. Je ne vois rien, mais Colin, lui, a des vues sur le tournant. Il me fait un signe de main joyeux et disparaît dans les buissons. Je suis béant.

Je ne suis pas loin de penser que Colin est génial, et que j’ai eu raison de « tout lui passer », comme me l’a reproché Thomas. À cet instant, je ne sais pas encore comment Colin, sons les murs de Malevil, a abandonné son trou et son fusil pour confier son destin à son arme favorite. Disons, pour être modéré, que c’est une erreur d’utilisation. Quand je la connaîtrai, elle ne modifiera pas, pourtant, l’appréciation que je porte sur l’arc depuis mon expédition à l’Etang : une arme sûre et silencieuse dans une embuscade.

Je reprends mon calme par degrés. Feyrac était donc le huitième homme. Il n’était pas à la traîne comme je l’avais cru. Vaillamment, il précédait ses troupes dans la retraite. Et à mon sens, il les précédait de peu, car de Malevil à La Roque, il y a de rudes montées, Feyrac n’a pu prendre que peu d’avance, et je n’ai que quelques minutes devant moi. Pourtant, le temps me dure, à plat ventre dans les fougères, Maurice à mes côtés.

Les voici. Ils s’égrènent le long de la route, rouges, suant, soufflant, leurs souliers sonnant sur le macadam. Je regarde leurs têtes paysannes, leurs mains rouges, leur allure lourde : piétaille à tuer de toutes les guerres, y compris de celle-ci. Si mon Peyssou était là, il aurait l’impression de tirer sur lui-même.

Trois marchent en avant, assez frais me semble-t-il. Puis, deux autres, à quelques mètres, puis deux plus loin, qui suivent avec peine. D’après mes consignes de tir, les trois qui sont en tête et les deux qui se traînent en queue sont nos condamnés. Les plus forts et les plus faibles.

Je porte le sifflet à mes lèvres et je couche ma joue sur la crosse. Il est convenu avec Colin que nous croisons nos tirs pour ne pas tirer sur la même cible. Je vise l’homme le plus proche de l’autre côté de la route et lui celui du mien. Ces deux exclus, Maurice est libre de son choix. Meyssonnier et Hervé, au bas de la ligne droite, ont les mêmes conventions que nous.

J’attends que le peloton de tête ait dépassé la pancarte. Quand les deux du milieu l’atteignent, je donne un coup de sifflet long et je tire. Nos coups de fusils partent en même temps et seule se distingue de la détonation commune la carabine 22 de Meyssonnier, dont le claquement moins fort et plus sec arrive avec un temps de retard. Cinq hommes tombent. Ils ne tombent pas d’un seul coup, comme dans les films de guerre, mais avec une lenteur extrême, comme au ralenti. Les deux survivants ne pensent même pas à se plaquer au sol, ils restent debout, privés de tout réflexe. Ce n’est qu’au bout de deux ou trois secondes qu’ils lèvent les bras. Il était temps. Je siffle trois coups brefs. Tout est fini.

Je me tourne vers Maurice et je dis à voix basse :

— Ces deux types, qui c’est ?

— Le petit chauve avec du bide, c’est Burg, le cuistot. Le maigre, c’est Jeannet, le tampon de Vilmain.

— Des nouveaux ?

— Oui, tous les deux.

Je crie d’une voix forte, sans me montrer :

— Ici, Emmanuel Comte, abbé de Malevil. Burg ! Jeannet ! Ramassez les fusils de vos camarades et placez-les à l’aplomb de la pancarte.

Hagards et pétrifiés, les mains tremblantes au bout de leurs bras, deux jeunes gars, blêmes sous leur hâle. Ils sursautent violemment quand ils m’entendent. Ils lèvent la tête. Sur les deux talus qui, de part et d’autre, encaissent la route, pas une feuille ne bouge. Ils regardent de tous côtés, éperdus. Ils regardent même ma pancarte, comme si ma voix avait pu sortir de mon texte. Je suis ici, alors qu’ils viennent de m’assiéger dans Malevil ! Et je les appelle par leurs noms !

Ils obéissent avec lenteur, le geste hésitant. Certaines armes sont immobilisées sous les corps de leurs possesseurs et ils doivent, pour les récupérer, manipuler les cadavres. Je note qu’ils le font arec beaucoup de douceur et qu’ils évitent aussi de marcher dans le sang des morts.

Quand ils ont fini, je siffle de nouveau trois fois. Je me laisse glisser sur le talus et j’atterris sur la route, suivi par Maurice. Colin m’imite, et à quarante pas plus bas, Hervé et Meyssonnier.

Je dis d’une voix brève, « mains à la nuque », les prisonniers obtempèrent. Je vois que Meyssonnier, méthodiquement, s’assure que les cinq morts sont bien morts. Je lui en sais gré. Ce n’est pas une tâche que j’aurais aimé assumer. Personne ne dit mot. Bien que je transpire beaucoup, mes jambes sont froides et engourdies. Je fais quelques pas sur la route. Je ne vais pas très loin. Du sang partout. Je le regarde, je respire son odeur à la fois fade et forte. Son rouge me paraît très lumineux sur le gris bleu de la route. Mais je sais qu’il ne va pas tarder à se ternir et à noircir. Incompréhensible race humaine. Ce précieux sang que, dans le monde d’avant, on divisait en groupes, qu’on collectait et qu’on stockait tandis qu’ailleurs, dans le même temps, on le répandait à profusion sur le sol. Je regarde ces jeunes morts. Sur les flaques dans lesquelles ils sont couchés, pas une mouche, pas un moucheron. Du beau sang rouge répandu, inutile à tous — même aux insectes.

— Monsieur l’Abbé, dit tout d’un coup le prisonnier maigre.

— Laisse tomber M. l’abbé.

— Je peux baisser les mains ? Faut m’excuser, je suis pour vomir.

— Va, mon gars.

Il gagne en titubant le bas-côté de la route, s’affale sur les genoux, les deux bras tendus appuyés sur le sol. Je vois son dos soulevé par les hoquets et je me sens moi-même passablement nauséeux. Je me secoue.

— Hervé, tu récupères le vélo et le bazooka. Et assure-toi que Feyrac est bien mort.

Je me tourne vers les prisonniers, je leur dis de baisser les mains et je les fais asseoir. Ils ont grand besoin d’être assis. Le petit chauve avec du bide, c’est Burg, le cuistot. Des yeux noirs très vifs, l’air malin. Le dégingandé, dont les nerfs ne tiennent pas le coup, c’est Jeannet. Ils me considèrent avec un respect superstitieux.

J’apprends beaucoup de choses. Armand est mort hier matin du coup de couteau qu’il a reçu. À peine installé au château, Vilmain a vidé Josepha : il ne voulait pas être servi par une femme. Burg a fait la cuisine et Jeannet a servi à table. À l’arrivée de Vilmain, Gazel a quitté aussi le château, mais de son plein gré. Il était indigné par le meurtre de Lanouaille.

Je n’en crois pas mes oreilles. Je leur fais répéter cette information. Bravo pour ce clown asexué ! Qui aurait pu prévoir qu’il montrerait tant de courage ?

— Y avait pas que le boucher, dit Burg. Y avait aussi que Gazel, il approuvait pas les « dépassements ».

— Les dépassements ?

— Ben, les viols, dit Burg. C’était comme ça qu’il les appelait.

Hervé revient, poussant le vélo auquel le bazooka est attaché. Au-dessus de sa petite barbe noire, ses joues sont pâles, ses traits tirés. Il appuie le vélo contre le talus, se débarrasse d’un des deux fusils qu’il porte et s’approche.

— Feyrac n’est pas mort, dit-il d’une voix détimbrée. Il souffre beaucoup. Il m’a demandé de l’eau.

— Alors ?

— Qu’est-ce que je fais ?

Je le regarde.

— C’est bien simple. Tu prends l’auto, tu vas à Malejac téléphoner, tu appelles la clinique et tu demandes une ambulance. Et dimanche prochain, nous irons lui porter des oranges.

Chose bizarre, tout furieux que je sois, au fur et à mesure que je prononce ces mots d’autrefois, la tristesse me recouvre.

Hervé baisse la tête et de la pointe de son soulier, il gratte le goudron de la route.

— Ça me plaît pas bien, dit-il d’une voix étouffée.

Maurice s’approche.

— Je peux y aller, moi, dit-il en me regardant, ses yeux noirs brillants dans les fentes de ses paupières. Il n’a rien oublié, lui. Ni son copain René, ni Courcejac.

— J’y vais, dit Hervé avec l’air de se réveiller.

Il fait glisser de son épaule la bretelle de son fusil et s’éloigne d’un pas qui peu à peu se raffermit. Je sais bien ce qui s’est passé : Feyrac lui a demandé à boire. Dès cet instant, le réflexe particulier à l’animal humain a joué. Feyrac devenait tabou.

Je me retourne vers les prisonniers.

— Reprenons. Armand est mort, Josepha vidée, Gazel parti. Et alors, au château, qu’est-ce qui restait ?

— Ben, le Fulbert, dit Burg.

— Et Fulbert mangeait à la même table que Vilmain ?

— Ben.

— Malgré le meurtre de Lanouaille ? Malgré les « dépassements » ? Toi, Jeannet, toi qui servais à table...

— Le Fulbert, dit Jeannet, il était assis entre Vilmain et Bébelle, et tout ce que je peux dire, c’est qu’il était pas le dernier à boire, à manger et à rigoler.

— Il rigolait ?

— Surtout avec Vilmain. Ils copinaient, ces deux-là.

Voilà qui me donne de la situation une vue entièrement nouvelle. Pas seulement à moi. Je vois Colin dresser l’oreille et le visage de Meyssonnier durcir.

— Écoute, Jeannet, je vais te poser une question importante. Tâche de répondre la stricte vérité. Et surtout, n’en dis pas plus qu’il n’y en a.

— J’écoute.

— À ton avis, c’est Fulbert qui a poussé Vilmain à attaquer Malevil ?

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