Les particules élémentaires (12 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Cinq ans plus tard, le Lieu avait réussi à se constituer un joli catalogue de références (BNP, IBM, ministère du Budget, RATP, Bouygues…) Des stages inter ou intra-entreprises étaient organisés tout au long de l’année, et l’activité « lieu de vacances », conservée surtout par nostalgie, ne représentait plus que 5 % du chiffre d’affaires annuel.

Bruno se réveilla avec un fort mal de crâne et sans illusions excessives. Il avait entendu parler de l’endroit par une secrétaire qui revenait d’un stage « Développement personnel – pensée positive » à cinq mille francs la journée. Il avait demandé la brochure pour les vacances d’été : sympa, associatif, libertaire, il voyait le genre. Cependant, une note statistique en bas de page avait retenu son attention : l’été dernier, en juillet-août, le Lieu avait reçu 63 % de femmes. Pratiquement deux femmes pour un mec ; c’était un ratio exceptionnel. Il avait tout de suite décidé de mettre une semaine en juillet, pour voir ; d’autant qu’en choisissant l’option camping c’était moins cher que le Club Med, ou même l’UCPA. Évidemment, il devinait le genre de femmes : d’ex-gauchistes flippées, probablement séropositives. Mais bon, deux femmes pour un mec, il avait sa chance ; en se démerdant bien, il pourrait même en tirer deux.

Sexuellement, son année avait bien démarré. L’arrivée des filles des pays de l’Est avait fait chuter les prix, on trouvait maintenant sans problème une relaxation personnalisée à 200 francs, contre 400 quelques mois plus tôt. Malheureusement en avril il avait eu de grosses réparations sur sa voiture, et en plus il était en tort. La banque avait commencé à le serrer, il avait dû restreindre.

Il se souleva sur un coude et se servit un premier whisky. Le Swing Magazine était toujours ouvert à la même page ; un type qui avait gardé ses socquettes tendait son sexe vers l’objectif avec un effort visible ; il s’appelait Hervé.

Pas mon truc, se répéta Bruno, pas mon truc. Il enfila un caleçon avant de se diriger vers le bloc de sanitaires. Après tout, se disait-il avec espoir, la squaw d’hier, par exemple, était relativement baisable. Des gros seins un peu flasques, c’était même l’idéal pour une bonne branlette espagnole ; et ça faisait trois ans qu’il n’en avait pas eu. Pourtant, il était friand de branlettes espagnoles ; mais les putes, en général, n’aiment pas ça. Est-ce que ça les énerve de recevoir le sperme sur le visage ? Est-ce que ça demande plus de temps et d’investissement personnel que la pipe ? Toujours est-il que la prestation apparaissait atypique ; la branletle espagnole n’était en général pas facturée, et donc pas prévue, et donc difficile à obtenir. Pour les filles, c’était plutôt un truc privé. Seulement le privé, voilà. Plus d’une fois Bruno, en quête en réalité d’une branlette espagnole, avait dû se rabattre sur une branlette simple, voire une pipe. Parfois réussie, d’ailleurs ; il n’empêche, l’offre était structurellement insuffisante en matière de branlettes espagnoles, voilà ce que pensait Bruno.

À ce point de ses réflexions, il parvint à l’espace corps n° 8. Plus ou moins résigné à l’idée de croiser des vieilles peaux, il eut un choc atroce en découvrant les adolescentes. Elles étaient quatre, entre quinze et dix-sept ans, près des douches, juste en face de la rangée de lavabos. Deux d’entre elles attendaient en slip de bain, les deux autres s’ébattaient comme des ablettes, bavardaient, se lançaient de l’eau, poussaient des petits cris : elles étaient entièrement nues. Le spectacle était d’une grâce et d’un érotisme sans nom ; il n’avait pas mérité cela. Il bandait dans son caleçon ; il sortit son sexe d’une main et se colla contre le support du lavabo, essayant de passer ses bâtonnets dentaires. Il se piqua une gencive, ressortit un bâtonnet sanglant de sa bouche. Le bout de son sexe était chaud, gonflé, parcouru de fourmillements effroyables ; une goutte commençait à se former.

Une des filles, une brune gracile, sortit de l’eau et attrapa une serviette-éponge ; elle tapota ses jeunes seins avec satisfaction. Une petite rousse fit glisser son slip et la remplaça sous la douche ; les poils de sa chatte étaient d’un blond doré. Bruno poussa un gémissement léger, fut parcouru d’un vertige. Mentalement, il se voyait bouger. Il avait le droit d’enlever son caleçon, d’aller attendre près des douches. Il avait le droit d’attendre pour prendre une douche. Il se voyait bandant devant elles ; il s’imaginait prononçant une phrase du style : « L’eau est chaude ? » Les deux douches étaient séparées par un espace de cinquante centimètres ; s’il prenait une douche près de la petite rousse, peut-être est-ce qu’accidentellement elle lui frôlerait la bite. À cette pensée, il fut pris d’un vertige plus prononcé ; il se cramponna à la faïence du lavabo. Au même instant, deux adolescents déboulèrent sur la droite en poussant des rires excessivement bruyants ; ils étaient vêtus de shorts noirs striés de bandes fluo. Bruno débanda aussitôt, rangea son sexe dans son caleçon et se concentra sur ses soins dentaires.

Plus tard, encore sous le choc de la rencontre, il descendit vers les tables du petit déjeuner. Il s’installa à l’écart et n’engagea la conversation avec personne ; en mastiquant ses céréales vitaminées il songeait au vampirisme de la quête sexuelle, à son aspect faustien. C’est tout à fait faussement, pensait par exemple Bruno, qu’on parle d’homosexuels. Lui-même n’avait jamais, où pratiquement jamais, rencontré d’homosexuels ; par contre, il connaissait de nombreux pédérastes. Certains pédérastes – heureusement peu nombreux – préfèrent les petits garçons ; ceux-là finissent en prison, avec des peines de sûreté incompressibles, et on n’en parle plus. La plupart des pédérastes, cependant, préfèrent les jeunes gens entre quinze et vingt-cinq ans ; au-delà il n’y a plus, pour eux, que de vieux culs flapis. Observez deux vieilles pédales entre elles, aimait à dire Bruno, observez-les avec attention : parfois il y a une sympathie, voire une affection mutuelle ; mais est-ce qu’elles se désirent ? en aucun cas. Dès qu’un petit cul rond de quinze – vingt-cinq ans vient à passer, elles se déchirent comme deux vieilles panthères sur le retour, elles se déchirent pour posséder ce petit cul rond ; voilà ce que pensait Bruno.

Comme en bien d’autres cas, les prétendus homosexuels avaient joué un rôle de modèle pour le reste de la société, pensait encore Bruno. Lui-même, par exemple, avait quarante-deux ans ; désirait-il pour autant les femmes de son âge ? En aucune façon. Par contre, pour une petite chatte enrobée dans une minijupe, il se sentait encore prêt à aller jusqu’au bout du monde. Enfin, du moins jusqu’à Bangkok. Treize heures de vol tout de même.

3

Le désir sexuel se porte essentiellement sur les corps jeunes, et l’investissement progressif du champ de la séduction par les très jeunes filles ne fut au fond qu’un retour à la normale, un retour à la vérité du désir analogue à ce retour à la vérité des prix qui suit une surchauffe boursière anormale. Il n’empêche que les femmes qui avaient eu vingt ans aux alentours des « années 1968 » se trouvèrent, la quarantaine venue, dans une fâcheuse situation. Généralement divorcées, elles ne pouvaient guère compter sur cette conjugalité – chaleureuse ou abjecte – dont elles avaient tout fait pour accélérer la disparition. Faisant partie d’une génération qui – la première à un tel degré – avait proclamé la supériorité de la jeunesse sur l’âge mur, elles ne pouvaient guère s’étonner d’être à leur tour méprisées par la génération appelée à les remplacer. Enfin, le culte du corps qu’elles avaient puissamment contribué à constituer ne pouvait, à mesure de l’affaissement de leurs chairs, que les amener à éprouver pour elles-mêmes un dégoût de plus en plus vif – dégoût d’ailleurs analogue à celui qu’elles pouvaient lire dans le regard d’autrui.

Les hommes de leur âge se trouvaient grosso modo dans la même situation ; mais cette communauté de destin ne devait engendrer nulle solidarité entre ces êtres : la quarantaine venue, les hommes continuèrent dans leur ensemble à rechercher des femmes jeunes – et parfois avec un certain succès, du moins pour ceux qui, se glissant avec habileté dans le jeu social, étaient parvenus à une certaine position intellectuelle, financière ou médiatique ; pour les femmes, dans la quasi-totalité des cas, les années de la maturité furent celles de l’échec, de la masturbation et de la honte.

Lieu privilégié de liberté sexuelle et d’expression du désir, le Lieu du Changement devait naturellement, plus que tout autre, devenir un lieu de dépression et d’amertume. Adieu les membres humains s’entrelaçant dans la clairière, sous la pleine lune ! Adieu les célébrations quasi dionysiaques des corps recouverts d’huile, sous le soleil de midi ! Ainsi radotaient les quadragénaires, observant leurs bites flapies et leurs bourrelets adipeux.

C’est en 1987 que les premiers ateliers d’inspiration semi-religieuse firent leur apparition au Lieu. Naturellement, le christianisme restait exclu ; mais une mystique exotique suffisamment floue pouvait – pour ces êtres d’esprit au fond assez faible – s’harmoniser avec le culte du corps qu’ils continuaient contre toute raison à prôner. Les ateliers de massage sensitif ou de libération de l’orgone, bien entendu, persistèrent ; mais on eut le spectacle d’un intérêt de plus en plus vif pour l’astrologie, le tarot égyptien, la méditation sur les chakras, les énergies subtiles. Des « rencontres avec l’Ange » eurent lieu ; on apprit à ressentir la vibration des cristaux. Le chamanisme sibérien fit une entrée remarquée en 1991, où le séjour initiatique prolongé dans une sweat lodge alimentée par les braises sacrées eut pour résultat la mort d’un des participants par arrêt cardiaque. Le tantra – qui unissait frottage sexuel, spiritualité diffuse et égoïsme profond – connut un succès particulièrement vif. En quelques années le Lieu – comme tant d’autres lieux en France ou en Europe occidentale – devint en somme un centre New Age relativement couru, tout en conservant un cachet hédoniste et libertaire plutôt « années soixante-dix » qui assurait sa singularité sur le marché.

Après le petit déjeuner Bruno retourna à sa tente, hésita à se masturber (le souvenir des adolescentes restait vif), finalement s’abstint. Ces affolantes jeunes filles devaient constituer le fruit des soixante-huitardes qu’on croisait, en rangs plus serrés, dans le périmètre du camping. Certaines de ces vieilles putes avaient donc, malgré tout, réussi à se reproduire. Le fait plongea Bruno dans des méditations floues, mais déplaisantes. Il ouvrit brutalement la fermeture éclair de sa tente-igloo ; le ciel était bleu. De petits nuages flottaient, comme des éclaboussures de sperme, entre les pins ; la journée serait radieuse. Il consulta le programme de sa semaine : il avait pris l’option numéro 1, Créativité et relaxation. Pour la matinée il avait le choix entre trois ateliers : mime et psychodrame, aquarelle, écriture douce. Psychodrame non merci, il avait déjà donné, un week-ent dans un château près de Chantilly : des assistantes en sociologie quinquagénaires se roulaient sur des tapis de gym en réclamant des nounours à leur papa ; il valait mieux éviter ça. L’aquarelle était tentante, mais devait se dérouler en extérieur : s’accroupir dans les aiguilles de pin, avec les insectes et tous les problèmes, pour produire des croûtes, était-ce la chose à faire ?

L’animatrice de l’atelier d’écriture avait de longs cheveux noirs, une grande bouche soulignée de carmin (de ce type qu’on appelle communément « bouche à pipes ») ; elle portait une tunique et un pantalon fuseau noirs. Belle femme, de la classe. Une vieille pute quand même, songea Bruno en s’accroupissant, un peu n’importe où, dans le vague cercle délimité par les participants. À sa droite une grosse femme aux cheveux gris, aux lunettes épaisses, au teint atrocement terreux, soufflait avec bruit. Elle puait le vin ; il n’était pourtant que dix heures et demie.

« Pour saluer notre présence commune, démarra l’animatrice, pour saluer la Terre et les cinq directions, nous allons commencer l’atelier par un mouvement de hatha-yoga qu’on appelle la salutation au soleil. » Suivit la description d’une posture incompréhensible ; la pocharde à ses côtés émit un premier rot. « Tu es fatiguée, Jacqueline… commenta la yogini ; ne fais pas l’exercice, si tu ne le sens pas. Allonge-toi, le groupe va te rejoindre un peu plus tard. »

En effet il fallut s’allonger, pendant que l’institutrice karniique débitait un discours lénifiant et creux, façon Contrexéville : « Vous entrez dans une eau merveilleuse et pure. Cette eau baigne vos membres, votre ventre. Vous remerciez votre mère la Terre. Vous vous collez avec confiance contre votre mère la Terre. Sentez votre désir. Vous vous remerciez vous-même de vous être donné ce désir », etc. Allongé sur le tatami crasseux, Bruno sentait ses dents vibrer d’agacement ; la pocharde à ses côtés rotait avec régularité. Entre deux rots elle expirait avec de grands « Haaah !… » censés matérialiser son état de décontraction. La pouffiasse karmique continuait son sketch, évoquant les forces telluriques qui irradient le ventre et le sexe. Après avoir parcouru les quatre éléments, satisfaite de sa prestation, elle conclut par ces phrases : « Maintenant, voya avez franchi la barrière du mental rationnel ; vous avez établi le contact avec vos plans profonds. Je vous demande de vous ouvrir sur l’espace illimité de la création. – Poil au fion ! » songea rageusement Bruno en se relevant à grand-peine. La séquence d’écriture eut lieu, suivie d’une présentation générale et d’une lecture des textes. Il y avait une seule nana potable dans cet atelier : une petite rousse en jean et tee-shirt, pas mal roulée, répondant au prénom d’Emma et auteur d’un poème parfaitement niais où il était question de moutons lunaires. En général tous suintaient de gratitude et de la joie du contact retrouvé, notre mère la Terre et notre père le Soleil, bref. Le tour de Bruno vint. D’une voix morne, il lut son court texte :

Les taxis, c’est bien des pédés

Ils s’arrêtent pas, on peut crever.

« C’est ce que tu ressens… fit la yogini. C’est ce que tu ressens, parce que tu n’as pas dépassé tes mauvaises énergies. Je te sens chargé de plans profonds. Nous pouvons t’aider, ici et maintenant. Nous allons nous lever et nous recentrer sur le groupe. »

Ils se remirent sur leurs pieds, formèrent un cercle en se prenant par la main. À contrecœur Bruno attrapa la main de la pocharde sur sa droite, sur sa gauche celle d’un dégoûtant vieux barbu qui ressemblait à Cavanna. Concentrée, calme cependant, l’institutrice yogique poussa un « ôm ! » prolongé. Et c’était reparti, tous se mirent à pousser des « ôm ! » comme s’ils n’avaient fait que ça toute leur vie. Courageusement, Bruno tentait de s’intégrer au rythme sonore de la démonstration lorsqu’il se sentit soudain déséquilibré sur la droite. La pocharde, hypnotisée, était en train de s’effondrer comme une masse. Il lâcha sa main, ne put cependant éviter la chute et se retrouva à genoux devant la vieille garce, étalée sur le dos, qui gigotait sur le tatami. La yogini s’interrompit un instant pour constater avec calme : « Oui, Jacqueline, tu as raison de t’allonger si tu le sens. » Ces deux-là avaient l’air de bien se connaître.

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