Les particules élémentaires (4 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Malgré son arrivée en cours d’année il s’adapta biein au CEG de Crécy-en-Brie, et passa sans difficulté en cinquième. Tous les jeudis il achetait Pif, qui venait de rénover sa formule. Contrairement à beaucoup de lecteurs il ne l’achetait pas surtout pour le gadget, mais pour les récits complets d’aventures. À travers une étonnante variété d’époques et de décors, ces récits mettaient en scène quelques valeurs morales simples profondes. Ragnar le Viking, Teddy Ted et l’Apache, Rahan le « fils des âges farouches », Nasdine Hodja qui se jouait des vizirs et des califes : tous auraient pu se retrouver autour d’une même éthique. Michel en prenait progressivement conscience, et devait en rester définitivement marqué. La lecture de Nietzsche ne provoqua en lui qu’un agacement bref, celle de Kant ne fit que confirmer ce qu’il savait déjà. La pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu’aucune adjonction. Elle ne dépend d’aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel ; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d’autres ternies, c’est un absolu.

Une morale observable en pratique est toujours le résultat du mélange en proportions variables d’éléments de morale pure et d’autres éléments d’origine plus ou moins obscure, le plus souvent religieuse. Plus la part des éléments de morale pure sera importante, plus la société-support de la morale considérée aura une existence longue et heureuse. À la limite, une société régie par les purs principes de la morale universelle durerait autant que le monde.

Michel admirait tous les héros de Pif, mais son préféré était sans doute Loup-Noir, l’Indien solitaire, noble synthèse des qualités de l’Apache, du Sioux et du Cheyenne. Loup-Noir traversait sans fin la prairie, accompagné de son cheval Shinook et de son loup Toopee. Non seulement il agissait, se portant sans hésiter au secours des plus faibles, mais il commentait constamment ses propres actions sur la base d’un critérium éthique transcendant, parfois poétisé par différents proverbes dakotas ou créés, parfois plus sobrement par une référence à la « loi de la prairie ». Des années plus tard Michel devait continuer à le considérer comme le type idéal du héros kantien, agissant toujours « comme s’il était, par ses maximes, un membre législateur dans le royaume universel des fins ». Certains épisodes comme Le Bracelet de cuir, avec le personnage bouleversant du vieux chef cheyenne qui cherchait les étoiles, dépassaient ainsi le cadre un peu étroit du récit d’aventures pour baigner dans un climat purement poétique et moral.

La télévision l’intéressait moins. Il suivait cependant, le cœur serré, la diffusion hebdomadaire de La Vie des animaux. Les gazelles et les daims, mammifères graciles, passaient leurs journées dans la terreur. Les lions et les panthères vivaient dans un abrutissement apathique traversé de brèves explosions de cruauté. Ils tuaient, déchiquetaient, dévoraient les animaux les plus faibles, vieillis ou malades ; puis ils replongeaient dans un sommeil stupide, uniquement animé par les attaques des parasites qui les dévoraient de l’intérieur. Certains parasites étaient eux-mêmes attaqués par des parasites plus petits ; ces derniers étaient à leur tour un terrain de reproduction pour les virus. Les reptiles glissaient entre les arbres, frappant oiseaux et mammifères de leurs crochets venimeux ; à moins qu’ils ne soient soudain tronçonnés par le bec d’un rapace. La voix pompeuse et stupide de Claude Darget commentait ces images atroces avec une expression d’admiration injustifiable. Michel frémissait d’indignation, et là aussi sentait se former en lui une conviction inébranlable : pris dans son ensemble la nature sauvage n’était rien d’autre qu’une répugnante saloperie ; prise dans son enseblé la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel – et la mission de l’homme sut la Terre était probablement d’accomplir cet holocauste.

En avril 1970 parut dans Pif un gadget qui devai rester célèbre : la poudre de vie. Chaque numéro était accompagné d’un sachet contenant les œufs d’un crustacé marin minuscule, l’Artemia satina. Depuis plusieurs millénaires, ces organismes étaient en état de vie suspendue. La procédure pour les ranimer était passablement complexe : il fallait faire décanter de l’eau pedant trois jours, la tiédir, ajouter le contenu du sachet, agiter doucement. Les jours suivants on devait maintenir le récipient près d’une source de lumière et de chaleur ; rajouter régulièrement de l’eau à la bonne température pour compenser l’évaporation ; remuer délicatement le mélange pour l’oxygéner. Quelques semaines plus tard le bocal grouillait d’une masse de crustacés translucides, à vrai dire un peu répugnants, mais incontestablement vivants. Ne sachant qu’en faire, Michel finit par jeter le tout dans le Grand Morin.

Dans le même numéro, le récit complet d’aventures en vingt pages apportait certaines révélations sur la jeunesse de Rahan, sur les circonstances qui l’avaient conduit à sa situation de héros solitaire au cœur des âges préhistoriques. Alors qu’il était encore enfant, son clan avait été décimé par une éruption volcanique. Son père, Craô le Sage, n’avait pu en mourant que lui léguer un collier de trois griffes. Chacune de ces griffes représentait une qualité de « ceux-qui-marchent-debout », les hommes. Il y avait la griffe de la loyauté, la griffe du courage ; et, la plus importante de toutes, la griffe de la bonté. Depuis lors Rahan portait ce collier, essayant de se montrer digne de ce qu’il représentait.

La maison de Crécy avait un jardin tout en longueur, planté d’un cerisier, un peu moins grand que celui qu’il avait dans l’Yonne. Il lisait toujours Tout l’Univers et Cent questions sur. Pour l’anniversaire de ses douze ans, sa grand-mère lui offrit une boîte du Petit chimiste. La chimie était tellement plus captivante que la mécanique ou l’électricité ; plus mystérieuse, plus diverse. Les produits reposaient dans leurs boîtes, différents de couleur, de forme et de texture, comme des essences éternellement séparées. Pourtant, il suffisait de les mettre en présence pour qu’ils réagissent avec violence, formant en un éclair des composés radicalement nouveaux.

Une après-midi de juillet, alors qu’il lisait dans le jardin, Michel prit conscience que les bases chimiques de la vie auraient pu être entièrement différentes. Le rôle joué dans les molécules des êtres vivants par le carbone, l’oxygène et l’azote aurait pu être tenu par des molécules de valence identique, mais de poids atomique plus élevé. Sur une autre planète, dans des conditions de température et de pression différentes, les molécules de la vie auraient pu être le silicium, le soufre et le phosphore ; ou bien le germanium, le sélénium et l’arsenic ; ou encore l’étain, le tellure et l’antimoine. Il n’y avait personne avec qui il puisse réellement discuter de ces choses : à sa demande, sa grand-mère lui acheta plusieurs ouvrages de biochimie.

7

Le premier souvenir de Bruno datait de ses quatre ans ; c’était le souvenir d’une humiliation. Il allait alors à la maternelle du parc Laperlier, à Alger. Une après-midi d’automne, l’institutrice avait expliqué aux garçons comment confectionner des colliers de feuilles. Les petites filles attendaient, assises à mi-pente, avec déjà les signes d’une stupide résignation femelle ; la plupart portaient des robes blanches. Le sol était couvert de feuilles dorées ; il y avait surtout des marroniers et des platanes. L’un après l’autre ses camarades terminaient leur collier, puis allaient le passer autour du cou de leur petite préférée. Il n’avançait pas, les feuilles cassaient, tout se détruisait entre ses mains. Comment leur expliquer qu’il avait besoin d’amour ? Comment leur expliquer, sans le collier de feuilles ? Il commença à pleurer de rage ; l’institutrice ne vint pas l’aider. C’était déjà fini, les enfants se levaient pour quitter le parc. Un peu plus tard, l’école ferma.

Ses grands-parents habitaient un très bel appartement boulevard Edgar-Quinet. Les immeubles bourgeois du centre d’Alger étaient construits sur le même modèle que les immeubles haussmanniens de Paris. Un corridor de vingt mètres traversait l’appartement, conduisait à un salon par le balcon duquel on dominait la ville blanche. Bien des années plus tard, lorsqu’il serait devenu un quadragénaire désabusé et aigri, il reverrait cette image : lui-même, âgé de quatre ans, pédalant de toutes ses forces sur son tricycle à travers le corridor obscur, jusqu’à l’ouverture lumineuse du balcon. C’est probablement à ces moments qu’il avait connu son maximum de bonheur terrestre.

En 1961, son grand-père mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d’oiseau attire d’abord certaines mouches (Musca, Curtonevra) ; dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l’action combinée des bactéries et des sucs digestifs rejetés par les larves, se liquéfie plus ou moins et devient le siège de fermentations butyriques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mouches ont terminé leur œuvre et sont remplacées par l’escouade des coléoptères du genre Dermestes et par le lépidoptère Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent surtout des graisses. Les matières protéiques en voie de fermentation sont exploitées par les larves de Piophila petasionis et par les coléoptères du genre Corynetes. Le cadavre, décomposé et contenant encore quelque humidité, devient ensuite le fief des acariens, qui en absorbent les dernières sanies. Une fois desséché et momifié, il héberge encore des exploitants : les larves des attagènes et des anthrènes, les chenilles d’Aglossa cuprealis et de Tineola bisellelia. Ce sont elles qui terminent le cycle.

Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d’un beau noir profond, avec une croix d’argent. C’était une image apaisante, et même heureuse ; son grand-père devait être bien, dans un cercueil si magnifique. Plus tard, il devait apprendre l’existence des acariens et de toutes ces larves aux noms de starlettes italiennes. Pourtant, aujourd’hui encore, l’image du cercueil de son grand-père restait une image heureuse.

Il revoyait encore sa grand-mère le jour de leur arrivée à Marseille, assise sur une caisse au milieu du carrelage de la cuisine. Des cafards circulaient entre les dalles. C’est probablement ce jour-là que sa raison avait lâché. En l’espace de quelques semaines elle avait connu l’agonie de son mari, le départ précipité d’Algérie, l’appartement difficilement trouvé à Marseille. C’était une cité crasseuse, dans les quartiers nord-est. Elle n’avait jamais mis les pieds en France auparavant. Et sa fille l’avait abandonnée, elle n’était pas venue a l’enterrement de son père. Il devait y avoir une erreur. Quelque part, une erreur avait dû être commise.

Elle reprit pied, et survécut cinq ans. Elle acheta des meubles, installa un lit pour Bruno dans la salle à manger, l’inscrivit à l’école primaire du quartier. Tous les soirs, elle venait le chercher. Il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassée, sèche, qui le prenait par la main. Les autres avaient des parents ; les enfant de divorcés étaient encore rares.

La nuit, elle repassait indéfiniment les étapes de sa vie qui se terminait si mal. Le plafond de l’appartement était bas, en été la chaleur était étouffante. Elle ne trouvait en général le sommeil que peu avant l’aube. Pendant la journée elle traînait dans l’appartement en savates, parlant tout haut sans s’en rendre compte, répétant parfois cinquante fois de suite les mêmes phrases. Le cas de sa fille la hantait. « Elle n’est pas venu à l’enterrement de son père… » Elle marchait d’une pièce à l’autre, tenant parfois une serpillière ou une casserole dont elle avait oublié l’usage. « Enterremen de son père… Enterrement de son père… » Ses savates glissaient sur le carrelage en chuintant. Bruno se recroquevillait dans son lit, effaré ; il se rendait compte qui tout cela finirait mal. Parfois elle commençait dès le matin, encore en robe de chambre et en bigoudis. « L’Algérie, c’est la France… » ; puis le chuintement débutait. Elle marchait de long en large entre les deux pièces, sa tête observant un point invisible. « La France… La France… » répétait sa voix lentement décroissante.

Elle avait toujours été bonne cuisinière, et ce fut sa dernière joie. Elle préparait pour Bruno des repas somptueux, comme si elle avait été à la tête d’une tablée de dix personnes. Des poivrons à l’huile, des anchois, de la salade de pommes de terre : il y avait parfois cinq entrées différentes avant le plat principal – des courgettes farcies, un lapin aux olives, parfois un couscous. La seule chose qu’elle ne réussissait pas bien, c’était la pâtisserie ; mais les jours où elle touchait sa pension elle ramenait des boîtes de nougat, de la crème de marrons, des calissons d’Aix. Peu à peu, Bruno devint un enfant obèse et craintif. Elle-même ne mangeait presque rien. Le dimanche matin, elle se levait un peu plus tard ; il allait dans son lit, se blottissait contre son corps décharné. Parfois il s’imaginait armé d’un couteau, se relevant dans la nuit pour la poignarder en plein cœur ; il se voyait ensuite effondré, en larmes, devant son cadavre ; il s’imaginait qu’il mourrait peu après.

À la fin 1966 elle reçut une lettre de sa fille, qui avait eu son adresse par le père de Bruno – elle correspondait avec lui tous les ans à Noël. Janine n’exprimait pas de regrets particuliers pour le passé, qui était évoqué dans la phrase suivante : « J’ai appris la mort de papa et ton déménagement. » Elle annonçait par ailleurs qu’elle quittait la Californie pour revenir habiter dans le Sud de la France ; elle ne donnait pas d’adresse.

Un matin de mars 1967, en essayant de préparer des beignets de courgettes, la vieille femme renversa une bassine d’huile bouillante. Elle eut la force de sortir dans le couloir de l’immeuble, ses hurlements alertèrent des voisins. Le soir, en sortant de l’école, Bruno vit madame Haouzi, qui habitait au-dessus ; elle l’emmena directement à l’hôpital. Il eut le droit de voir sa grand-mère quelques minutes ; ses plaies étaient dissimulées par les draps. On lui avait donné beaucoup de morphine ; elle reconnut cependant Bruno, prit sa main entre les siennes ; puis on emmena l’enfant. Le cœur lâcha dans la nuit.

Pour la seconde fois, Bruno se trouva confronté à la mort ; pour la seconde fois, le sens de l’événement lui échappa à peu près totalement. Des années plus tard, lors de la remise d’un devoir de français ou d’une composition d’histoire réussie, il se promettait encore d’en parler à sa grand-mère. Aussitôt après, bien sûr, il disait qu’elle était morte ; mais c’était une pensée intermittente, qui n’interrompait pas réellement leur dialogue. Lorsqu’il fut reçu à l’agrégation de lettres modernes, il commenta longuement ses notes avec elle ; à l’époque, cependant, il n’y croyait plus que par éclipses. Pour l’occasion, il avait acheté deux boîtes de crème de marrons ; ce fut leur dernière grande conversation. Après la fin de ses études, une fois nommé à son premier poste d’enseignant, il s’aperçut qu’il avait changé, qu’il n’arrivait plus vraiment à entrer en contact avec elle ; l’image de sa grand-mère disparaissait lentement derrière le mur.

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