Le livre des Baltimore (3 page)

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Authors: Joël Dicker

BOOK: Le livre des Baltimore
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Dans la prononciation du lexique familial, mes grands-parents avaient fini par associer dans leurs intonations les sentiments privilégiés qu'ils éprouvaient pour la tribu des Baltimore : au sortir de leur bouche, le mot « Baltimore » semblait avoir été coulé dans de l'or, tandis que « Montclair » était dessiné avec du jus de limaces. Les compliments étaient pour les Baltimore, les blâmes pour les Montclair. Si leur téléviseur ne fonctionnait pas, c'est parce que je l'avais déréglé et si le pain n'était pas frais c'est parce que c'était mon père qui l'avait acheté. Les miches qu'Oncle Saul rapportait étaient, elles, d'une exceptionnelle qualité, et si le téléviseur fonctionnait à nouveau c'est parce qu'Hillel l'avait certainement réparé. Même à situation égale, les traitements ne l'étaient pas : que l'une de nos familles soit en retard pour le dîner, et mes grands-parents, si c'était les Baltimore, de décréter que les pauvres avaient été pris dans les bouchons. Mais que ce soit les Montclair, et voilà qu'ils se plaignaient de nos prétendus retards systématiques. En toutes circonstances, Baltimore était la capitale du beau, Montclair celle du peut-mieux-faire. Le plus fin caviar de Montclair ne vaudrait jamais une bouchée de choux putrides de Baltimore. Et dans les restaurants et les centres commerciaux où nous déambulions tous ensemble, lorsque nous croisions des connaissances de mes grands-parents, Grand-mère faisait les présentations : « Voici mon fils Saul, c'est un grand avocat. Sa femme, Anita, qui est un médecin important à Johns Hopkins, et leur fils Hillel, qui est un petit génie. » Chacun des Baltimore recevait alors une poignée de main et une courbette. Puis Grand-mère poursuivait son récital en nous désignant, mes parents et moi, d'un vague signe du doigt : « Et voici mon fils cadet et sa famille. » Et nous recevions un signe de la tête assez similaire à celui dont on gratifierait un voiturier ou un employé de maison.

La seule égalité parfaite entre les Goldman-de-Baltimore et les Goldman-de-Montclair résida, durant les primes années de ma jeunesse, en notre nombre : nos deux familles étaient chacune composée de trois membres. Mais si l'état civil recensait officiellement les Goldman-de-Baltimore au nombre de trois, ceux qui les ont bien connus vous diront qu'ils étaient quatre. Car très rapidement, mon cousin Hillel, avec qui je partageais jusque-là la tare d'être enfant unique, eut le privilège de voir la vie lui prêter un frère. À la suite des événements que je détaillerai tout à l'heure, on le vit bientôt, en toutes circonstances, accompagné d'un ami dont on aurait pu croire qu'il était imaginaire si on ne le connaissait pas : Woodrow Finn — Woody, ainsi que nous l'appelions —, plus beau, plus grand, plus fort, capable de tout, attentionné et toujours présent lorsque l'on avait besoin de lui.

Woody obtint rapidement parmi les Goldman-de-Baltimore un statut à part entière, et il devint à la fois l'un des leurs et l'un des nôtres, un neveu, un cousin, un fils et un frère. Son existence en leur sein fut une immédiate évidence, au point que — symbole ultime de son intégration —, lorsqu'on ne le voyait pas à une réunion de famille, on demandait aussitôt où il était. On s'inquiétait qu'il ne fût pas venu, faisant de sa présence, plus qu'une légitimité, une nécessité pour que l'unité familiale soit parfaite. Demandez à n'importe qui ayant connu cette époque de vous nommer les Goldman-de-Baltimore, et il citera Woody sans même se poser de question. Ils nous avaient donc encore battus : dans le match Montclair contre Baltimore, où il y avait jusqu'alors 3 partout, le score était désormais de 4 à 3.

Woody, Hillel et moi fûmes les amis les plus fidèles qu'il soit. C'est en présence de Woody que je passai mes plus belles années avec les Baltimore, celles qui menèrent nos existences des années 1990 à 1998, à la fois temps béni et toile de fond de tout ce qui préfigura le Drame. De l'âge de dix à dix-huit ans, nous fûmes tous les trois absolument inséparables. Nous constituâmes ensemble une entité fraternelle triface, triade ou trinité, que nous dénommâmes fièrement « Le Gang des Goldman ». Nous nous aimâmes comme peu de frères se sont aimés : nous limes les uns envers les autres les serments les plus solennels, nous mélangeâmes nos sangs, nous nous jurâmes fidélité et nous promîmes un amour mutuel éternel. Malgré tout ce qui allait se passer ensuite, je me remémorerai toujours ces années comme une période exceptionnelle : l'épopée de trois adolescents heureux dans une Amérique bénie des dieux.

Aller à Baltimore, être avec eux, était tout ce qui comptait pour moi. Je ne me sentais vraiment entier qu'en leur présence. Loués soient mes parents qui m'octroyèrent, à un âge où peu d'enfants voyageaient seuls, la permission d'aller à Baltimore les retrouver lors de week-ends prolongés, de me rendre seul à Baltimore retrouver ceux que j'aimais tant. Ce fut pour moi le commencement d'une nouvelle vie, ponctuée par le calendrier perpétuel des congés scolaires, des journées pédagogiques et des célébrations des héros de l'Amérique. L'approche de
Veterans Day, Martin Luther King Day
ou de
Presidents' Day
déclenchait en moi des sentiments de joie inouïs. L'excitation de les revoir me rendait intenable. Gloire aux soldats morts pour le pays, gloire au Docteur Martin Luther King Jr d'avoir été un homme si bon, gloire à nos Présidents, honnêtes et valeureux, qui nous donnaient congé tous les troisièmes lundis de février !

Pour gagner un jour, j'avais obtenu de mes parents de pouvoir partir directement après l'école. Les cours enfin terminés, je rentrais chez nous à la vitesse de l'éclair pour préparer mes affaires. Mon sac prêt, j'attendais que ma mère arrive de son travail pour m'emmener à la gare de Newark. Je m'asseyais sur le fauteuil de l'entrée, chaussures aux pieds et veste sur le dos, trépignant. J'étais en avance, elle était en retard. Pour faire passer le temps, je regardais les photos de nos deux familles posées sur le meuble à côté de moi. Il me semblait que nous étions aussi fades qu'ils étaient merveilleux. Je menais pourtant à Montclair, jolie banlieue du New Jersey, une vie privilégiée, faite de quiétude et de bonheur, et à l'abri de tout besoin. Mais nos voitures m'apparaissaient moins rutilantes, nos conversations moins amusantes, notre soleil moins éclatant et notre air moins pur.

Puis retentissait le klaxon de ma mère. Je me précipitais dehors et montais dans sa vieille Honda Civic. Elle était en train de rafraîchir son vernis à ongles, boire du café dans une tasse en carton, manger un sandwich ou remplir un formulaire de publicité. Parfois tout cela en même temps. Elle était élégante, toujours très bien apprêtée. Belle, joliment maquillée. Mais au retour du travail, elle gardait sur sa veste le badge avec son nom et la mention en dessous,
« pour vous servir »,
que je trouvais terriblement humiliante. Les Baltimore étaient des servis, nous étions des servants.

Je blâmais ma mère pour son retard, elle me demandait pardon. Je ne le lui accordais pas et elle passait sa main dans mes cheveux avec tendresse. Elle m'embrassait, laissait du rouge à lèvres sur ma joue, qu'elle essuyait aussitôt d'un geste plein d'amour. Elle me conduisait ensuite à la gare, où je prenais un train en début de soirée pour Baltimore. Sur la route, elle me disait qu'elle m'aimait et que je lui manquais déjà. Avant de me laisser monter dans le wagon, elle me tendait un cornet en papier avec des sandwichs achetés là où elle avait acheté son café, puis elle me faisait promettre d'être « poli et sage ». Elle me serrait contre elle et en profitait pour me glisser un billet de 20 dollars dans la poche, puis elle me disait: « Je t'aime, chaton. » Elle appuyait alors deux baisers sur ma joue, mais c'était parfois trois ou quatre. Elle disait qu'un seul, ce n'était pas assez, alors que, pour moi, c'était déjà trop. En y repensant aujourd'hui, je m'en veux de ne pas m'être laissé embrasser dix fois à chacun de mes départs. Je m'en veux même de l'avoir trop souvent quittée. Je m'en veux de ne m'être pas assez rappelé combien nos mères sont éphémères et de ne m'être pas assez répété : aime ta mère.

Deux heures de train à peine, et j'arrivais à la gare centrale de Baltimore. Le transfert de famille pouvait enfin commencer. Je me défaisais de mon costume trop étroit des Montclair et me drapais de l'étoffe des Baltimore. Sur le quai, dans la nuit naissante, elle m'attendait. Belle comme une reine, radieuse et élégante comme une déesse, celle dont le souvenir peuplait parfois et de façon honteuse mes jeunes nuits : ma tante Anita. Je courais jusqu'à elle, je l'enlaçais. Je sens encore sa main dans mes cheveux, je sens son corps contre moi. J'entends sa voix qui me dit: « Markie chéri, ça fait tellement plaisir de te voir. » Je ne sais pourquoi, mais le plus souvent, c'était elle qui venait me chercher, seule. La raison était certainement qu'Oncle Saul finissait en général tard à son cabinet, et sans doute ne voulait-elle pas s'embarrasser d'Hillel et Woody. Moi, j'en profitais pour la retrouver comme une fiancée : quelques minutes avant l'arrivée du train, j'arrangeais mes vêtements, je me recoiffais dans le reflet de la vitre, et lorsque le train s'arrêtait enfin, j'en descendais le cœur battant. Je trompais ma mère pour une autre.

Tante Anita conduisait une BMW noire qui valait probablement une année de salaire de mes deux parents réunis. Monter à bord était la première étape de ma transformation. Je reniais la Civic bordélique et m'adonnais à l'adoration de cette énorme voiture criante de luxe et de modernité, dans laquelle nous quittions le centre-ville pour rejoindre le quartier huppé d'Oak Park, où ils habitaient. Oak Park était un monde en soi : les trottoirs étaient plus larges, les rues bordées d'arbres immenses. Les maisons y étaient plus grandes les unes que les autres, les portails rivalisaient d'arabesques et les dimensions des clôtures étaient démesurées. Les promeneurs me paraissaient plus beaux, leurs chiens plus élégants, les coureurs du dimanche plus athlétiques. Si je n'avais connu dans notre quartier, à Montclair, que des maisons accueillantes, sans aucune barrière pour en ceindre les jardins, à Oak Park, elles étaient dans leur immense majorité protégées par des haies et des murs. Dans les rues calmes, un service de sécurité privé circulait à bord de voitures à gyrophares orange arborant la mention
Patrouille d'Oak Park
sur la carrosserie, veillant à la quiétude des habitants.

La traversée d'Oak Park avec Tante Anita déclenchait en moi la seconde phase de ma transformation : elle me faisait me sentir supérieur. Tout me paraissait évident : la voiture, le quartier, ma présence. Les agents de la patrouille d'Oak Park avaient pour coutume de saluer les habitants d'un geste de la main rapide en les croisant, et les habitants y répondaient. Un signe de la main pour confirmer que tout allait bien et que la tribu des riches pouvait se promener en confiance. À la première patrouille que nous croisions, l'agent faisait un signe, Anita répondait et je m'empressais de faire de même. J'étais l'un des leurs à présent. Arrivés à leur maison, Tante Anita klaxonnait deux fois pour nous annoncer, avant d'actionner une télécommande qui ouvrait les deux mâchoires d'acier du portail. Elle pénétrait dans l'allée et entrait dans le garage de quatre places. J'étais à peine descendu que la porte d'accès à la maison s'ouvrait dans un fracas joyeux et les voilà qui déboulaient et couraient vers moi en poussant des cris excités, Woody et Hillel, ces frères que la vie n'avait jamais voulu me donner. J'entrais chaque fois dans la maison avec un regard émerveillé : tout était beau, luxueux, colossal. Leur garage était grand comme notre salon. Leur cuisine grande comme notre maison. Leurs salles de bains grandes comme nos chambres et leurs chambres en nombre suffisant pour abriter plusieurs de nos générations.

Chaque nouveau séjour là-bas surpassait le précédent et ne faisait qu'augmenter davantage mon admiration pour mon oncle et ma tante, et surtout la chimie parfaite du Gang qu'Hillel, Woody et moi formions. Ils étaient comme mon sang, comme ma chair. Nous aimions les mêmes sports, les mêmes acteurs, les mêmes films, les mêmes filles, et ce, non pas par consensus ou concertation, mais parce que chacun de nous était l'extension de l'autre. Nous défiions la nature et la science : les arbres de nos ancêtres ne partageaient pas le même tronc, mais nos séquences génétiques suivaient pourtant les mêmes tortillons. Nous allions parfois rendre visite au père de Tante Anita, qui vivait dans une résidence pour personnes âgées – la « Maison des morts », ainsi que nous l'appelions –, et je me souviens que ses amis un peu séniles et à la mémoire effilochée posaient sans cesse des questions sur l'identité de Woody, nous confondant les uns les autres. Ils le désignaient de leurs doigts tordus et posaient sans gêne l'éternelle question : « Celui-là, c'est un Goldman-de-Baltimore ou un Goldman-de-Montclair? » Si c'était Tante Anita qui répondait, elle leur expliquait, la voix débordant de tendresse : « C'est Woodrow, l'ami d'Hill'. C'est ce gamin qu'on a recueilli. Il est tellement gentil. » Avant de dire ça, elle vérifiait toujours que Woody n'était plus dans la même pièce, pour ne pas le heurter, même si au son de sa voix on comprenait immédiatement qu'elle était prête à l'aimer comme son propre fils. À la même question, Woody, Hillel et moi avions une réponse qui nous semblait plus proche de la réalité. Et lorsque, pendant ces hivers, dans ces couloirs où flottaient les drôles d'odeurs de la vieillesse, ces mains fripées nous retenaient par nos vêtements et nous sommaient de décliner nos noms pour combler l'inévitable érosion de leurs cerveaux malades, nous répondions : « Je suis l'un des trois cousins Goldman. »

 

*

 

Je fus interrompu au milieu de l'après-midi par mon voisin Leo Horowitz. Il était inquiet de ne pas m'avoir aperçu de la journée et venait s'assurer que tout allait bien.

— Tout va bien, Leo, le rassurai-je depuis le pas de la porte. Il dut trouver étrange que je ne le fasse pas entrer et se douta que je lui cachais quelque chose. Il insista :

— Vous êtes certain? demanda-t-il encore d'un ton curieux.

— Absolument. Rien de spécial. Je travaille.

Il vit soudain apparaître derrière moi Duke qui s'était réveillé et voulait voir ce qui se passait. Leo ouvrit de grands yeux.

— Marcus, que fait ce chien chez vous? Je baissai la tête, honteux.

— Je l'ai emprunté.

— Vous avez quoi?

Je lui fis signe d'entrer rapidement et je fermai la porte derrière lui. Personne ne devait voir ce chien chez moi.

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