Read Le livre des Baltimore Online
Authors: Joël Dicker
Ils retrouvèrent par exemple Nino Alvarez, un gentil gars qui était dans ma classe quand j'avais onze ans. On lui demanda :
— Avez-vous déjà vu Alexandra et Marcus ensemble?
— Non, avait solennellement répondu Alvarez. Et le journal de titrer :
UN AMI DE MARCUS AFFIRME
NE L'AVOIR JAMAIS VU AVEC ALEXANDRA.
Des voisins et des paparazzis du dimanche passaient régulièrement devant chez moi pour prendre des photos de ma maison. Je ne pouvais pas sortir les chasser sans être pris moi-même en photo, et du coup, j'appelais sans cesse la police pour m'en débarrasser. À force, je sympathisai même avec toute une équipe de policiers qui vinrent un dimanche faire des grillades chez moi.
J'étais venu à Boca Raton pour avoir la paix et je ne m'étais jamais fait autant enquiquiner, y compris par mes propres amis à qui je n'osais rien confier des sentiments secrets qui m'animaient, de peur qu'ils en parlent autour d'eux. Je réclamais une intimité à laquelle j'avais renoncé en cherchant la gloire. Je ne pouvais pas tout avoir.
Je finis par prendre le pli d'aller à Coconut Grove, dans la maison d'Oncle Saul. C'était un sentiment étrange d'y être sans lui. C'était la raison pour laquelle j'avais acheté la maison de Boca Raton rapidement après son décès. Je voulais venir en Floride mais je ne pouvais plus venir chez lui. Je n'en étais plus capable.
À force de m'y rendre, j'apprivoisai à nouveau cette maison. Je trouvai le courage de commencer à mettre de l'ordre dans les cartons d'Oncle Saul. C'était difficile de faire le tri, d'envisager de se débarrasser de certaines de ses affaires. Cela me forçait à regarder une réalité encore trop dure à accepter: les Baltimore n'existaient plus.
Woody et Hillel me manquaient. Je réalisai qu'Alexandra avait raison: une partie de moi pensait que j'aurais pu les sauver. Que j'aurais pu empêcher le Drame.
*
Hamptons, New York.
1997.
Il est certain que le Drame trouva ses racines lors du dernier été que je passai avec Hillel et Woody dans les Hamptons. L'enfance merveilleuse du Gang des Goldman ne pouvait pas être éternelle : nous avions dix-sept ans, et l'année scolaire qui allait suivre serait la dernière pour nous au lycée. Nous entrerions ensuite à l'université.
Je me souviens du jour de mon arrivée là-bas. J'étais à bord du Jitney
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, dont je connaissais le trajet par cœur.
Chaque virage, chaque ville traversée, chaque arrêt m'étaient familiers. Après trois heures et demie de route, j'arrivai dans la rue principale d'East Hampton où m'attendaient, impatients, Hillel et Woody. Le bus n'était pas encore arrêté qu'ils étaient déjà en train de hurler mon nom, excités comme jamais, se prosternant devant l'autocar en train de manœuvrer pour mieux m'accueillir. Je me collai contre la vitre du bus et ils y collèrent leurs deux visages, avant de taper contre la vitre pour que je vienne à eux encore plus vite, comme s'ils ne pouvaient plus attendre.
Je les vois encore tous les deux comme s'ils étaient devant moi. Nous avions grandi. Ils étaient devenus aussi dissemblables physiquement qu'ils étaient proches sentimentalement. Hillel, toujours très maigre, faisait moins que son âge, la bouche encore encombrée par un appareil dentaire compliqué. Woody, par sa taille et sa carrure, semblait beaucoup plus âgé qu'il ne l'était : grand, beau, gonflé de muscles et rayonnant de santé.
Je sautai en bas de l'autocar et nous nous jetâmes dans les bras les uns des autres. Et pendant de longues secondes, nous serrâmes du plus fort que nous pûmes l'amas de corps, de muscles, de chair et de cœurs que nous formions ensemble.
— Ce putain de Marcus Goldman ! s'écria Woody, les yeux brillants de joie.
— Le Gang des Goldman est à nouveau réuni ! exulta Hillel.
Nous avions à présent tous les trois le permis de conduire. Ils étaient venus me chercher avec la voiture d'Oncle Saul. Woody attrapa ma valise et la jeta dans le coffre. Puis nous montâmes à bord pour parcourir la route triomphale de nos dernières vacances.
Pendant les vingt minutes que dura le trajet jusqu'à la maison, ils me racontèrent, insatiables, les promesses de l'été, élevant la voix pour couvrir le bruit de l'air chaud qui entrait par les fenêtres ouvertes. Woody, lunettes de soleil sur les yeux, cigarette aux lèvres, conduisait; j'étais assis à la place du mort et Hillel, sur la banquette arrière, avait passé sa tête entre nos deux sièges pour mieux participer à la conversation. Nous atteignîmes la côte, longeâmes l'océan, traversâmes East Hampton jusqu'au quartier coquet où se trouvait la maison. Woody fit crisser les pneus sur le gravier et klaxonna pour annoncer notre arrivée.
Je retrouvai Oncle Saul et Tante Anita là où je les avais laissés une année plus tôt : sous le porche, confortablement installés, en train de lire. La même musique classique s'échappait par la fenêtre ouverte du salon. C'était comme si nous ne nous étions jamais quittés et comme si East Hampton durerait toujours. Je me revois les retrouvant, et lorsque je repense au moment où je les embrassai et les serrai contre moi - ce qui était au fond la seule preuve tangible que nous avions véritablement été séparés -, je me rappelle combien j'aimais leurs étreintes. Celles de ma tante me faisaient me sentir homme, celles de mon oncle me faisaient me sentir fier. Il me revient aussi en mémoire toutes ces odeurs qui les accompagnaient : leur peau qui sentait le savon, leurs vêtements qui sentaient la buanderie de la maison de Baltimore, le shampoing de Tante Anita et le parfum d'Oncle Saul. Chaque fois, la vie me dupait un peu plus et me faisait croire que le cycle de nos retrouvailles serait éternel.
Sur la table à l'abri de l'auvent, je retrouvai la pile habituelle des suppléments littéraires du
New York Times,
qu'Oncle Saul n'avait pas encore lus et épluchait dans un ordre chronologique douteux. Je remarquai aussi quelques brochures de différentes universités. Et notre précieux carnet, dans lequel nous notions nos pronostics pour la saison à venir, couvrant toutes les disciplines : baseball, football, basket-ball et hockey. Nous ne nous limitions pas à jouer les oracles du dimanche en décrétant qui remporterait le Superbowl ou qui soulèverait la coupe Stanley. Nous allions beaucoup plus loin : vainqueurs de chaque conférence
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, scores finaux, meilleurs joueurs, meilleurs marqueurs et transferts. Nous notions nos noms et juste à côté, nos pronostics. Et l'année suivante, nous reprenions le cahier pour voir lequel d'entre nous avait eu le meilleur nez. C'était l'une des occupations de mon oncle : collecter et noter au fil de la saison les différents résultats sportifs et les comparer ensuite avec nos prophéties. Si l'un de nous était tombé juste ou tout près, il en restait stupéfait. Il disait: « Ça alors ! Ça alors ! Comment vous avez pu deviner un truc pareil? »
Par souci de fraternité, nous avions, vers l'âge de dix ou douze ans, décidé d'un choix neutre et acceptable des équipes que le Gang des Goldman soutiendrait officiellement. Le compromis s'était axé sur nos affinités géographiques. Pour le baseball, les couleurs des Orioles de Baltimore (choix de Woody et Hillel). Pour le basket-ball, le Miami Heat (en l'honneur des grands-parents Goldman). Pour le football, les Cowboys de Dallas et enfin, pour le hockey, les Canadiens de Montréal, probablement parce qu'à l'époque où nous avions arrêté nos choix, ils venaient de remporter la coupe Stanley, ce qui avait achevé de nous convaincre.
Cette année-là, à cause de ce qui s'était passé au sein de l'équipe de football du lycée de Woody et Hillel, nous avions décidé que le football ne ferait désormais plus partie de notre catalogue de pronostics. Seul Oncle Saul parlait de la saison de football, comme si de rien n'était. Je sais qu'il faisait ça pour Woody. Il voulait le réconcilier avec ce sport.
— Tu te réjouis de reprendre la saison avec ton équipe, Woody? demanda-t-il. Pour toute réponse, Woody haussa les épaules.
— Allez, Wood', t'es hyperfort en plus, l'encouragea Hillel. Maman dit que si tu continues comme ça, tu auras certainement une bourse pour aller à l'université.
Il haussa encore les épaules. Tante Anita, partie chercher du thé glacé à la cuisine, revint à ce moment-là et intercepta la fin de notre conversation.
— Laissez-le tranquille, dit-elle en lui passant la main dans les cheveux avec tendresse et en nous rejoignant sur la banquette.
Comme chez tous les gens de notre âge qui s'apprêtaient à entrer en dernière année de lycée, le choix d'une université était le sujet de toutes nos préoccupations. Les meilleurs établissements ne prenaient que les meilleurs élèves et une partie de notre avenir dépendrait des résultats scolaires que nous obtiendrions.
— Il faudrait choisir les étudiants sur leur potentiel et pas sur leurs aptitudes à apprendre et recracher bêtement ce qu'on veut bien leur fourrer dans la tête, dit soudain Hillel, comme s'il avait lu dans nos pensées.
Woody agita la main dans les airs, comme s'il voulait chasser de mauvaises pensées, et proposa d'aller à la plage. Il n'eut pas besoin de répéter deux fois sa proposition. Le temps de battre des paupières et nous étions déjà en maillot de bain, dans la voiture, l'autoradio poussé au maximum, en route pour une petite plage à la sortie d'East Hampton où nous aimions aller.
La plage était majoritairement fréquentée par des jeunes de notre âge. Notre arrivée fut saluée par un groupe de filles qui, visiblement, attendaient Hillel et Woody. Surtout Woody. Là où il y avait Woody, il y avait toujours une nuée de filles, le plus souvent très belles ou au moins très bien faites. Elles se prélassaient sur des draps de bain, chauffées par le soleil. Certaines étaient largement plus âgées que nous – nous le savions car elles achetaient de la bière légalement et nous en approvisionnaient –, mais cela ne les empêchait pas de regarder Woody avec des yeux brûlants.
Je fus le premier à plonger dans l'océan. Je courus jusqu'à un ponton de bois, d'où je me jetai dans les vagues. Woody et Hillel m'imitèrent aussitôt. D'abord Hillel, qui avait toujours son corps tout en ficelles. Puis Woody, éclatant de force et de santé, sculpté dans la pierre. Avant de sauter à son tour, dressé sur le ponton, il offrit ses pectoraux saillants au soleil, éclata du sourire merveilleux de ses dents saines et blanches, et s'écria : « Le Gang des Goldman est de retour ! » Ses muscles se contractèrent en une armure redoutable et je le vis effectuer un prodigieux salto avant de disparaître dans l'océan.
Sans nous l'être jamais avoué, Hillel et moi voulions être comme Woody. Il était un dieu du sport : le meilleur athlète qu'il m'ait été donné de voir. Il aurait pu réussir une carrière dans n'importe quelle discipline : il boxait comme un lion, il courait comme une panthère, il excellait en basket-ball et vénérait le football. D'été en été, je voyais son corps évoluer. Il était devenu impressionnant. Je l'avais remarqué à travers son t-shirt en l'apercevant sur le parking de la gare routière, je l'avais senti lorsqu'il m'avait serré contre lui, et je le voyais à présent qu'il était face à moi, torse nu, barbotant dans l'eau froide.
Assis dans les vagues, nous embrassâmes du regard notre territoire. Il faisait si clair que nous pouvions voir, au loin, la petite plage privée du
Paradis sur Terre.
Hillel me rapporta que la maison avait finalement été vendue.
— A qui? demandai-je.
— J'en sais rien, répondit Hillel. Papa a parlé à un des types qui s'occupe de l'entretien et qui dit que le propriétaire arrive à la fin de la semaine.
— Je suis curieux de voir qui a acheté cette maison, dit Woody. C'était bien du temps des Clark. J'espère que les nouveaux proprios nous laisseront utiliser leur plage de temps en temps en échange d'un peu de jardinage.
— Pas si c'est des vieux cons, dis-je.
— J'ai repéré un putois crevé sur la route. On pourra toujours venir le ramasser et le jeter dans leur jardin. Nous rîmes.
Woody sortit un galet de l'eau et d'un geste habile, l'envoya rebondir sur la surface de l'océan. Je vis son biceps se contracter en une boule impressionnante.
— Qu'est-ce que t'as foutu pendant une année? lui demandai-je en mesurant le tour de ses bras avec mes mains. T'es devenu énorme !
— J'en sais rien. J'ai juste fait ce que j'avais à faire : je me suis entraîné dur.
— Et les recruteurs des universités?
— Ils sont intéressés. Mais tu sais, Markie, le football, ça m'emmerde... La vie, c'était mieux avant. Quand on était ensemble, Hillel et moi. Avant cette foutue
école spéciale...
Pour la deuxième année consécutive, Woody et Hillel étaient séparés. Woody lança un second galet au loin d'un air désinvolte. Comme si ces histoires d'université n'avaient aucune importance, au fond. C'était presque vrai : tout ce que nous voulions à ce moment-là, c'était vivre notre jeunesse, et l'appel des Hamptons était puissant. La ville était belle ; c'était un été de grande chaleur. Climatiquement et moralement, il n'y eut probablement pas de plus bel été que ce mois de juillet 1997 pour le bon peuple américain. Nous étions la jeunesse heureuse d'une Amérique en paix et en pleine croissance.
Ce soir-là, après avoir dîné, nous prîmes la voiture d'Oncle Saul et nous nous isolâmes dans la campagne. C'était une nuit sans le moindre nuage et nous nous étendîmes sur l'herbe pour contempler les étoiles. Woody et moi fumions, Hillel s'étouffait avec sa cigarette. « Arrête de fumer, Hill', répétait Woody. Tu me fais de la peine. »
— Marcus, finit par me dire Hillel, il faut que tu viennes voir un match de Woody. C'est à mourir de rire.
— Qu'est-ce que je fais de si drôle? s'offusqua Woody.
— Tu pètes la gueule des autres joueurs.
— C'est ma technique. Je suis un joueur offensif.
— Offensif? Tu devrais voir ça, Markie, c'est un vrai bulldozer. Il envoie les gars de l'autre équipe valdinguer à coups d'épaule. T'as pas eu le temps de dire ouf que son équipe a déjà marqué. Ils ont gagné presque tous leurs matchs cette saison.
— Tu devrais faire de la boxe, dis-je. Je suis sûr que tu pourrais passer pro.
— Pfff ! jamais de la vie ! De la boxe? Je veux pas me faire péter le nez. Quelle fille voudra se marier avec moi si je me fais défoncer le pif?