Le Jour des Fourmis (12 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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réfléchit.
La reine ne se rend pas compte de l’ampleur de la tâche ! Quatre-vingt
mille soldates pour affronter tous les Doigts de la Terre, c’est insensé !

Mais sa sempiternelle curiosité la
taraude. Comment laisser passer une si précieuse occasion ? Elle cherche à
se réconforter. Après tout, avec quatre-vingt mille soldates, elle aura à sa
disposition une expédition d’importance. Un peu d’audace, et voilà ! Elle
ne parviendra sûrement pas à tuer tous les Doigts mais, en revanche, elle saura
beaucoup mieux qui ils sont et comment ils fonctionnent.

D’accord pour quatre-vingt mille
soldates. 103 683
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souhaiterait toutefois poser deux questions.
Pourquoi cette croisade ? Et pourquoi toute cette animosité contre les
Doigts alors que Mère Belo-kiu-kiuni leur portait tant d’estime ?

La reine se dirige vers un couloir
qui s’ouvre au fond de la salle.

Viens. Je t’emmène visiter la
Bibliothèque chimique.

28. LAETITIA APPARAÎT PRESQUE

La pièce était bruyante, enfumée,
encombrée de tables, de chaises et de machines à café.

Des claviers cliquetaient, des
épaves vautrées sur des bancs maugréaient, des types agrippés aux grilles de leurs
cages clamaient que ça ne se passerait pas comme ça et qu’ils voulaient
téléphoner à leur avocat.

Un panneau affichait des visages
patibulaires, chacun assorti de son prix de capture. Le tarif variait entre
mille et cinq mille francs. Ces chiffres étaient plutôt modestes si l’on
considère qu’un homme recèle dans son corps des produits organiques (reins,
cœur, hormones, vaisseaux sanguins, liquides divers) dont la valeur commerciale
cumulée avoisinerait plutôt les soixante-quinze mille francs.

Lorsque Laetitia Wells surgit dans
le commissariat, de nombreuses paires d’yeux se levèrent. Elle produisait
toujours cet effet.

— Bureau du commissaire Méliès,
s’il vous plaît ?

Un sous-fifre en uniforme demanda à
examiner sa convocation avant d’indiquer :

— Par là, au fond, avant les
toilettes.

— Merci.

Dès qu’elle passa sa porte, le
commissaire ressentit comme un pincement au cœur.

— Je cherche le commissaire
Méliès, dit-elle.

— C’est moi.

D’un geste, il l’invita à s’asseoir.

Il n’en revenait pas. Jamais, jamais
de sa vie il n’avait vu de fille aussi belle. Pas une de ses conquêtes,
récentes ou passées, ne lui parvenait à la cheville.

Ce qui frappait en premier lieu,
c’étaient ses yeux mauves. Venaient ensuite son visage de madone, son corps
délié et l’aura de parfum qui s’en dégageait. Bergamote, vétiver, mandarine,
galoxyde, bois de santal, le tout relevé d’une pointe de musc de bouquetin
pyrénéen, aurait analysé un chimiste. Mais Jacques Méliès, lui, ne pouvait que
le humer avec délice.

Il se laissa emporter par le son de
sa voix avant d’en comprendre les paroles. Qu’avait-elle dit ? Il fit un
effort pour se ressaisir. Tant d’informations visuelles, olfactives et
auditives saturaient son cerveau !

— Merci d’être venue,
balbutia-t-il enfin.

— Mais c’est moi qui vous suis
reconnaissante d’avoir accepté cette interview, vous qui en êtes si avare.

— Non, non, je vous dois
beaucoup. Vous m’avez ouvert les yeux sur cette affaire. Ce n’était que justice
de vous recevoir.

— Parfait. Vous avez bon
caractère. Je peux enregistrer notre conversation ?

— Comme vous voudrez.

Il parlait. Il échangeait des mots
anodins, mais il était comme hypnotisé par le visage blanc de la jeune femme,
ses cheveux très noirs coupés à la Louise Brooks avec une lourde frange, ses
longs yeux mauves étirés au-dessus de pommettes hautes. Elle avait maquillé
d’un rose discret ses lèvres pulpeuses. Son ensemble pourpre portait sûrement
la griffe d’un couturier chic. Ses bijoux, son maintien, tout en elle respirait
la grande classe.

— Je peux fumer ?

Il acquiesça, tendit un cendrier et
elle brandit un petit fume-cigarette ciselé. Elle alluma le tabac et lâcha une
bouffée bleue aux relents opiacés. Puis elle s’empara d’un calepin dans son sac
et entreprit de l’interroger :

— J’ai appris que vous aviez
finalement réclamé une autopsie. Est-ce exact ?

Il opina.

— Qu’en est-il ressorti ?

— Peur plus poison. En quelque
sorte, nous avions raison tous les deux. Pour ma part, je pense que les
autopsies ne constituent pas une panacée. Elles ne peuvent pas tout nous révéler.

— L’analyse de sang a-t-elle
révélé une trace de poison ?

— Négatif. Mais cela ne
signifie rien, il existe des poisons indécelables.

— Avez-vous relevé des indices
sur les lieux du crime ?

— Aucun.

— Des traces
d’effraction ?

— Pas la moindre.

— Une idée sur un mobile ?

— Comme je l’ai déjà déclaré
dans la dépêche d’agence, Sébastien Salta perdait beaucoup d’argent au jeu.

— Quelle est votre intime
conviction sur cette affaire ?

Il soupira :

— Je n’en ai plus… Mais puis-je
à mon tour vous interroger ? Il semblerait que vous ayez enquêté du côté
des psychiatres ?

Il lut de la surprise dans les
prunelles mauves.

— Bravo, vous êtes bien
renseigné !

— C’est mon métier. Avez-vous
découvert ce qui pouvait faire si peur à trois personnes, au point de les tuer
net ?

Elle hésita :

— Je suis journaliste. Mon
métier consiste à recueillir des informations auprès de la police, pas à en
donner.

— Bon, disons qu’il s’agirait
d’un simple échange, mais vous n’êtes évidemment pas obligée d’y souscrire.

Elle décroisa ses jambes fines,
gainées de bas de soie.

— Qu’est-ce qui vous fait peur
à vous, commissaire ? (Elle le fixa par en dessous tout en se baissant
pour faire tomber la cendre dans le cendrier.) Non, ne répondez pas. C’est trop
intime. Ma question était presque indécente. La peur est un sentiment si
complexe. C’est la première émotion de l’homme des cavernes. C’est quelque
chose de très ancien et de très puissant, la peur. Elle prend racine dans notre
imaginaire, alors nous ne pouvons pas la contrôler.

Elle tira à grandes bouffées sur sa
cigarette avant de l’écraser. Puis elle releva la tête et lui sourit :

— Commissaire, je crois que
nous nous trouvons devant une énigme à notre hauteur. J’ai écrit cet article
parce que je craignais que vous ne la laissiez échapper. (Elle arrêta son
magnétophone.) Commissaire, vous ne m’avez rien dit que je ne sache déjà. Moi,
je vais vous apprendre quelque chose. (Déjà, elle se levait.) Cette affaire
Salta est beaucoup plus intéressante que vous ne le pensez. Elle connaîtra bientôt
de nouveaux rebondissements.

Il sursauta :

— Qu’en savez-vous ?

— Mon petit doigt…, fit-elle,
étirant ses lèvres charmantes en un sourire mystérieux et plissant ses yeux
mauves.

Puis elle s’éclipsa avec la souplesse
d’un félin.

29. LA QU
Ê
TE DU FEU

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n’est jamais
allée à la Bibliothèque chimique. L’endroit est vraiment impressionnant. Des
œufs remplis de liquides vivants s’alignent à perte de vue. Chacun renferme des
témoignages, des descriptions, des idées uniques.

Tandis qu’elles s’avancent entre les
travées, Chli-pou-ni raconte. Elle a découvert que Mère Belo-kiu-kiuni
communiquait avec les Doigts souterrains lorsqu’elle a pris possession de la
Cité interdite de Bel-o-kan. Mère était complètement obnubilée par les Doigts.
Elle pensait qu’ils constituaient une civilisation à part entière. Elle les
nourrissait et, en échange, ils lui apprenaient des choses étranges. La roue,
par exemple.

Pour la reine Belo-kiu-kiuni, les
Doigts étaient des animaux bénéfiques. Comme elle se trompait !
Chli-pou-ni en a désormais la preuve. Tous les témoignages concordent : ce
sont les Doigts qui ont mis le feu à Bel-o-kan et ainsi tué Belo-kiu-kiuni, la
seule reine qui voulait les comprendre.

La triste vérité est que leur
civilisation est basée sur le… feu. C’est pour cela que Chli-pou-ni n’a plus
voulu dialoguer avec eux, plus voulu les nourrir. C’est pour cela qu’elle a
scellé le passage à travers le plancher de granit. C’est pour cela qu’elle
tient à les éliminer de la surface de la Terre.

Des rapports d’expédition de plus en
plus nombreux soulignent la même information : les Doigts allument des
feux, jouent avec le feu, fabriquent des objets à l’aide du feu. Les fourmis ne
peuvent permettre à ces insensés de persévérer. Ce serait aller droit à
l’apocalypse. L’épreuve subie par Bel-o-kan l’a prouvé.

Le feu !… 103 683
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a un mouvement de dégoût. Elle comprend mieux l’obsession de Chli-pou-ni, à
présent. Toutes les fourmis savent ce qu’est le feu. Jadis, elles ont elles
aussi découvert cet élément. Comme les humains : par hasard. La foudre
avait frappé un arbrisseau. Une brindille enflammée tomba parmi les herbes. Une
fourmi s’en approcha pour mieux voir ce morceau de soleil qui noircissait tout
autour de lui.

Tout ce qui est insolite, les
fourmis cherchent à le ramener au nid. Cette première fois fut un échec. Les
tentatives suivantes aussi. Régulièrement, la flamme s’éteignait en cours de
route. Et puis, à force de s’emparer de brindilles de plus en plus longues, une
éclaireuse avisée parvint à en ramener une jusqu’aux abords de sa fourmilière.
Elle avait démontré qu’il était possible de transporter des morceaux de soleil.
Ses sœurs lui firent fête.

Quelle merveille, le feu ! Il
apportait l’énergie, la lumière, la chaleur. Et quelles belles couleurs !
Rouge, jaune, blanc et bleu, même.

C’était arrivé il n’y avait pas très
longtemps, à peine cinquante millions d’années. Chez les insectes sociaux, on
s’en souvenait encore.

Problème : la flamme ne durait
jamais. Il fallait alors attendre que jaillisse de nouveau la foudre et hélas !
elle était souvent accompagnée d’une pluie qui éteignait le feu.

Pour mieux protéger son trésor
embrasé, une fourmi eut alors l’idée de l’introduire dans sa cité de
brindilles. Désastreuse initiative ! Le feu dura certes plus longtemps,
mais en incendiant immédiatement les dômes de branchettes, provoquant la mort
de milliers d’œufs, d’ouvrières et de soldates.

On ne félicita pas la novatrice.
Mais, en vérité, la quête du feu ne faisait que commencer. Ainsi sont les
fourmis. Elles débutent toujours par la plus mauvaise des solutions avant de
parvenir, par réajustements successifs, à découvrir la plus juste.

Les fourmis planchèrent longtemps
sur le sujet.

Chli-pou-ni dégage la phéromone
mémoire où sont consignés leurs travaux.

On s’était d’abord aperçu que le feu
était très contagieux. Il suffisait de s’en approcher pour s’enflammer à son
tour. En même temps, paradoxalement, il était très fragile. Un simple battement
d’ailes de papillon et il n’en restait plus qu’une fumée noire qui
s’évanouissait dans les airs. Pour les fourmis, si elles désiraient éteindre un
feu, le plus commode était encore de projeter dessus de l’acide formique peu
concentré. Les bricoleuses précurseuses qui lancèrent sur des braises un acide
trop puissant furent vite transformées en chalumeaux puis en torches vivantes.

Plus tard, il y avait de cela sept
cent cinquante mille ans, les fourmis découvrirent toujours par hasard, en
tentant tout et n’importe quoi (ce qui est leur forme de science), qu’on
pouvait « construire » du feu sans devoir attendre la foudre. En
frottant l’une contre l’autre deux feuilles très sèches, une ouvrière les avait
vues produire une fumée, puis s’enflammer. L’expérience fut reproduite,
étudiée. Les fourmis savaient désormais allumer un feu à volonté.

Une période d’euphorie suivit la
belle découverte. Chaque nid trouvait, presque quotidiennement, de nouvelles
applications. Le feu détruisait les arbres trop gênants, émiettait les
matériaux les plus durs, ravivait les énergies au sortir de l’hibernation,
soignait certaines maladies et embellissait généralement la couleur des choses.

L’enthousiasme commença à retomber
quand, inéluctablement, apparurent les utilisations militaires du feu. Quatre
fourmis armées d’une longue branchette enflammée étaient désormais à même
d’anéantir une cité adverse d’un million d’individus en moins d’une
demi-heure !

Il y eut aussi des incendies de
forêt. Les fourmis contrôlaient mal l’effet contagieux de la flamme. Une fois
que quelque chose commençait à brûler, il suffisait d’un souffle de vent pour
l’attiser et avec leur jet d’acide à faible concentration, les fourmis pompiers
ne pouvaient plus grand-chose pour maîtriser l’incendie.

Un buisson prenait feu, ne tardait
pas à le communiquer d’arbre en arbre et en une journée ce n’étaient plus trois
cent mille individus mais trente mille fourmilières qui étaient réduites à
l’état de cendres noirâtres.

Le fléau décimait tout : les
plus gros arbres, les plus gros animaux et jusqu’aux oiseaux. Si bien qu’à
l’emballement, succéda le rejet. Total. Unanime. Elle était loin, la joie des
premiers jours ! Le feu était trop dangereux. Tous les insectes sociaux se
mirent d’accord pour jeter l’anathème et le déclarer tabou.

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