Le Jour des Fourmis (42 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

134. LE CULTE DES MORTS

Les douze dernières déistes sont réunies
dans l’ultime cachette improvisée près des fosses à compost, dans Bel-o-kan.
Elles contemplent leurs mortes.

La reine Chli-pou-ni s’est
déterminée à tuer toutes les rebelles. Les unes après les autres, elles se font
prendre alors qu’elles tentent de nourrir les Doigts. Toutes les non-déistes
ont disparu et le mouvement rebelle n’est plus représenté que par ces quelques
déistes qui ont survécu par miracle à l’inondation et aux persécutions.

Plus personne ne les écoute. Plus
personne ne les rejoint. Elles sont devenues des parias et elles savent que dès
que les gardes découvriront leur tanière, c’en sera fini pour elles.

Du bout de leurs antennes, elles
titillent trois cadavres d’anciennes compagnes qui se sont traînées jusqu’ici
pour y mourir. Les déistes s’apprêtent à les transporter au dépotoir.

Une d’elles s’y oppose soudain. Les
autres la sondent, perplexes. Si on n’emporte pas ces martyres vers le
dépotoir, d’ici quelques heures elles empesteront l’acide oléique.

La rebelle insiste. La reine conserve
bien le cadavre de sa propre mère dans sa loge. Pourquoi ne pas agir comme
elle ? Pourquoi ne pas conserver leurs cadavres ? Après tout, plus il
y en aura, plus cela prouvera qu’autrefois le mouvement déiste comptait une
foule de militantes.

Les douze fourmis tripotent leurs
appendices sensoriels. Quelle idée surprenante ! Ne plus jeter les
cadavres…

Toutes ensemble, elles se livrent à
une Communication Absolue. Leur sœur a peut-être trouvé un moyen de relancer le
mouvement déiste. Conserver ses morts, voilà qui plaira à beaucoup.

Une rebelle propose qu’on les
enterre dans les murs pour éviter qu’elles ne répandent leur odeur d’acide
oléique. La première à avoir émis l’idée n’est pas d’accord :

Non, au contraire, il faut qu’on
les voie. Imitons la reine Chli-pou-ni. Évidons les chairs et ne conservons que
les carapaces creuses.

135. TERMITIÈRE

Les termites détalent à toutes
pattes.

En avant !
crie 103
e
du haut de « Grande Corne » pour mieux
exciter ses croisées au combat.

Pas de quartier !
lance 9
e
qui a, elle aussi, enfourché son destrier volant.

Les artilleuses aériennes tirent
sans discontinuer, semant l’acide et la mort.

Côté termites, c’est la débandade.
Tous zigzaguent pour échapper aux monstres des cieux et aux crachats mortels de
leurs pilotes. C’est chacun pour soi. Éparpillés, les termites galopent vers
leur cité, grande forteresse de ciment récemment bâtie sur la rive ouest du
fleuve.

Du dehors, l’édifice est
impressionnant. La citadelle ocre se compose d’une cloche centrale surplombée
de trois tours, elles-mêmes hérissées de six donjons. Au ras du sol, toutes les
issues sont bouchées par des moellons de gravier. Quelques sentinelles les
surveillent par des brèches en forme de meurtrières.

Lorsque les croisées chargent le
château ennemi, les cornes des soldats termites nasutitermes surgissent des
fentes verticales et arrosent de glu les attaquantes.

Cinquante pertes pour la première
offensive. Trente pour la seconde vague. Ceux qui frappent de haut en bas ont
toujours l’avantage sur ceux qui tirent de bas en haut.

Plus d’autre solution donc que
l’attaque aérienne. Des rhinocéros percutent les donjons de leurs cornes, les
lucanes arrachent des tours envahies par une population affolée, mais la glu
continue de faire merveille et dans la cité termite de Moxiluxun, on commence à
souffler un peu.

On soigne les blessés. On colmate
les brèches. On range les greniers en prévision d’un long siège. On relève les
sentinelles.

La reine termite de Moxiluxun ne
manifeste aucune crainte. Près d’elle, le roi discret et muet reste muré dans
son mystère. Chez les termites, les mâles survivent au vol nuptial et demeurent
ensuite dans la loge royale au côté de leur femelle.

Une espionne chuchote avec des mines
de conspiratrice ce que tout le monde sait déjà : les fourmis rousses de
Bel-o-kan ont lancé une croisade vers l’est et massacré en chemin plusieurs
villages fourmis et une cité abeille.

On raconte que Chli-pou-ni, leur
nouvelle reine, a entrepris d’améliorer la Fédération par toutes sortes
d’innovations, architecturales, agricoles et industrielles.

Les jeunes reines s’imaginent
toujours plus intelligentes que les anciennes, émet avec ironie la vieille
reine de Moxiluxun.

Les termites approuvent par des
odeurs complices.

C’est alors que l’alerte retentit.

Les fourmis envahissent la
Cité !

Les informations qui circulent entre
les antennes des soldats termites sont si surprenantes que leur souveraine a
peine à y croire.

Des courtilières (aussi appelées
grillons-taupes) ont percé les étages inférieurs. Leurs pattes antérieures
élargies leur ont permis de creuser rapidement des galeries souterraines.
Maintenant, elles avancent en ligne et, derrière elles, des centaines de
soldates fourmis saccagent tout.

Des fourmis ? Dompter des
courtilières ?

L’impensable est vrai. Pour la
première fois, grâce à cette armée subterrestre, une ville termite est
assaillie du bas vers le haut. Qui aurait pu s’attendre à une offensive
contournant la ville pour venir percer son plancher ? Les stratèges
moxiluxiens ne savent comment réagir.

Dans les salles les plus basses, 103
e
s’émerveille de la sophistication de cette cité termite. Tout a été construit
pour jouir de la température souhaitée à l’endroit voulu. Des puits artésiens
rejoignent à plus de cent pas de profondeur des nappes d’eau qui apportent
l’air frais. L’air chaud est généré par les jardins de champignons disposés
dans les étages supérieurs, au-dessus du palais royal. De là partent plusieurs
cheminées. Certaines s’élèvent vers les donjons pour évacuer le gaz carbonique.
D’autres, attirant la fraîcheur de la cave, descendent vers la loge royale et
les couvertes.

Et maintenant ? On attaque les
pouponnières ? interroge une soldate belokanienne.

Non, explique 103
e
. Chez
les termites, c’est différent. Il vaut mieux commencer par envahir les jardins
de champignons.

Les croisées se déversent dans les
couloirs poreux. Dans les étages en sous-sol, les troupes moxiluxiennes sont
aveugles. Elles n’offrent qu’une faible résistance à la poussée des fourmis,
mais plus elles montent, plus les combats se font ravageurs. Chaque quartier
est conquis au prix de lourdes pertes des deux côtés. Dans l’obscurité totale,
chacun retient ses phéromones identificatrices pour éviter de devenir une cible
pour l’adversaire caché.

Il faudra quand même encore deux
cents morts pour parvenir jusqu’aux jardins termitiens.

Pour les Moxiluxiens, il ne reste
plus qu’à se rendre. Des termites privés de champignons sont incapables
d’assimiler la cellulose et mourront tous d’inanition, adultes, couvains et
reine.

Les fourmis victorieuses les
massacreront-elles jusqu’au dernier, comme c’est l’usage ?

Non. Ces Belokaniennes sont décidément
stupéfiantes. Dans la loge royale, 103
e
explique à la souveraine que
les rousses ne sont pas en guerre contre les termites mais contre les Doigts
qui vivent par-delà le fleuve. Elles n’auraient d’ailleurs pas attaqué
Moxiluxun si ses habitants ne s’en étaient d’abord pris à elles. Tout ce que
demande à présent la cohorte myrmécéenne, c’est de passer la nuit dans la
termitière et de recevoir le soutien des Moxiluxiens.

136. ON LES TIENT

— Pas question, n’y comptez
pas !

Laetitia leva avec agacement la
couverture au-dessus de ses yeux.

— Pas question,
marmonna-t-elle, de me lever. Je suis sûre que c’est encore une fausse alerte.

Méliès la secoua plus
vigoureusement.

— Mais « elles » sont
là, cria-t-il presque.

L’Eurasienne consentit à redescendre
sa couverture pour ouvrir un œil mauve embrumé. Sur tous les écrans de
contrôle, des centaines de fourmis avançaient. Laetitia bondit, mania les zooms
jusqu’à ce que le pseudo-professeur Takagumi apparaisse nettement, le corps
agité de spasmes.

— Elles sont en train de
l’émietter de l’intérieur, souffla Méliès.

Une fourmi s’approcha du mur en
trompe-l’œil et parut renifler du bout de ses antennes.

— Je sens de nouveau la
sueur ? s’inquiéta le commissaire.

Laetitia lui huma les aisselles.

— Non, rien que la lavande.
Vous n’avez rien à craindre.

La fourmi était apparemment de son
avis car elle fit demi-tour pour participer au carnage avec ses compagnes.

Le mannequin de plastique vibrait
sous les assauts internes. Puis le mouvement s’apaisa et ils virent une colonne
de petites fourmis sortir par l’oreille gauche de leur poupée. Laetitia Wells
tendit une main à Méliès.

— Bravo. Vous étiez dans le
vrai, commissaire. Incroyable mais je les ai vues, de mes yeux vues, ces
fourmis qui assassinent les fabricants d’insecticides ! Et pourtant, je
n’arrive pas encore à y croire !

En policier adepte des techniques
les plus modernes, Méliès avait disposé dans l’oreille du mannequin une goutte
de produit radioactif. Il y eut inévitablement une fourmi pour s’y tremper les
pattes et s’en imprégner. À présent, elle allait leur indiquer la piste à
suivre. Manœuvre réussie !

Sur les écrans, les fourmis
tournaient autour du mannequin et furetaient partout comme pour supprimer toute
trace du crime.

— Voilà qui explique les cinq
minutes sans mouches. Leur forfait accompli, elles ramassent leurs blessées
éventuelles et tout ce qui pourrait trahir leur passage. Pendant ce temps, les
mouches n’osent pas approcher.

Sur les écrans, les fourmis se
rassemblaient en une longue file indienne et rejoignaient la salle de bains.
Là, elles gagnèrent le siphon du lavabo et s’y engouffrèrent toutes.

Méliès était émerveillé.

— Grâce au réseau de tuyauterie
de la ville, elles peuvent pénétrer partout, dans tous les appartements, et
sans la moindre effraction !

Laetitia ne partagea pas sa joie.

— Pour moi, il reste encore
trop d’inconnues, dit-elle. Comment ces insectes ont-ils pu lire le journal,
reconnaître une adresse, saisir qu’il allait de leur survie de tuer les
fabricants d’insecticides ? Je ne comprends pas !

— Nous avons sous-estimé ces
bestioles, tout simplement… Rappelez-vous, quand vous m’accusiez de
sous-estimer l’adversaire. C’est votre tour à présent. Votre père était
entomologiste et pourtant vous n’avez jamais saisi à quel point elles étaient
évoluées. Elles savent sûrement lire les journaux et détecter leurs ennemis.
Nous en avons désormais la preuve.

Laetitia refusait l’évidence.

— Elles ne peuvent quand même
pas savoir lire ! Elles ne nous auraient pas trompés depuis si longtemps.
Vous imaginez ce que cela voudrait dire ? Elles sauraient tout de nous et
pourtant se laisseraient considérer comme des petites choses insignifiantes qu’on
écrase du talon !

— Voyons quand même où elles
vont.

Le policier dégagea de son étui un
compteur Geiger, sensible à longue distance. L’aiguille était calée sur la
radioactivité du marqueur dont une fourmi avait été imprégnée. L’appareil se
composait d’une antenne et d’un écran où un point vert clignotait dans un
cercle noir. Le point vert avançait lentement.

— Il ne nous reste plus qu’à
suivre notre traîtresse, dit Méliès.

Dehors, ils hélèrent un taxi. Le
chauffeur eut du mal à comprendre que ses clients exigent de ne rouler qu’à 0,1
km/h, vitesse de déplacement de la meute assassine. D’habitude, les gens
étaient tous si pressés ! Peut-être que ces deux-là avaient choisi sa
voiture simplement pour flirter ? Il jeta un coup d’œil dans son
rétroviseur. Mais non, ils étaient beaucoup trop occupés à discuter, les yeux
fixés sur un objet bizarre entre leurs mains.

137. ENCYCLOPÉDIE

CHOC ENTRE CIVILISATIONS : Au XV
e
siècle, les premiers Européens à débarquer au Japon furent des explorateurs
portugais. Ils abordèrent une île de la côte ouest où le gouverneur local les
accueillit fort civilement. Il se montra très intéressé par les technologies
nouvelles qu’apportaient ces « longs-nez ». Les arquebuses lui
plurent tout particulièrement et il en troqua une contre de la soie et du riz.

Le gouverneur ordonna ensuite au
forgeron du palais de copier l’arme merveilleuse qu’il venait d’acquérir, mais
l’ouvrier s’avéra incapable de fermer le culot de l’arme. Chaque fois,
l’arquebuse de marque japonaise explosait au visage de son utilisateur. Aussi,
lorsque les Portugais revinrent accoster chez lui, le gouverneur demanda au
forgeron du bord d’apprendre au sien comment souder la culasse de manière à ce
qu’elle n’explose pas lors de la détonation. Les Japonais réussirent de la
sorte à fabriquer des armes à feu en grande quantité et toutes les règles de la
guerre s’en trouvèrent bouleversées dans leur pays. Jusque-là, en effet, seuls
les samouraïs se battaient au sabre. Le shogun Oda Nobugana créa, lui, un corps
d’arquebusiers auquel il enseigna comment tirer en rafales pour arrêter une
cavalerie adverse. À cet apport matériel, les Portugais joignirent un second
présent, spirituel celui-là : le christianisme. Le pape venait de partager
le monde entre le Portugal et l’Espagne. Le Japon avait été dévolu au premier.
Les Portugais dépêchèrent donc des jésuites qui furent d’abord fort bien reçus.
Les Japonais avaient déjà intégré plusieurs religions et, pour eux, le
christianisme n’en était qu’une de plus. L’intolérance des principes chrétiens finit
cependant par les agacer. Qu’est-ce que c’était que cette religion catholique
qui prétendait que toutes les autres fois étaient erronées ; qui assurait
que leurs ancêtres, auxquels ils vouaient un culte sans faille, étaient en
train de rôtir en enfer sous prétexte qu’ils n’avaient pas connu le
baptême ?

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