Étage + 18 : des cuves de
feuilles grasses renferment des acides militaires expérimentaux, fumants. Du
bout de leurs longues mandibules, des chimistes testent le pouvoir dissolvant
de chacun. Certains sont issus de fruits, tel l’acide malique extrait de la
pomme. D’autres ont une origine moins commune : l’acide oxalique est tiré
de l’oseille, l’acide sulfurique est issu de pierres jaunes. Pour la chasse, le
tout nouvel acide formique concentré à 60 % est idéal. Il brûle un peu les
entrailles mais suscite des dégâts incomparables. 103 683
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l’a
déjà essayé.
Étage + 15 : la salle des
combats a été surélevée. Ici, les guerrières s’entraînent au corps à corps. Les
nouvelles prises sont scrupuleusement répertoriées sur des phéromones mémoires
destinées à la Bibliothèque chimique. La tendance du jour consiste à ne plus
sauter à la tête de l’adversaire, mais plutôt à lui trancher les pattes une à
une jusqu’à ce qu’il ne puisse plus se mouvoir. Un peu plus loin, des
artilleuses s’exercent à dissoudre d’un jet précis des graines disposées à dix
pas.
Étage – 9 : voici les étables à
pucerons. La reine Chli-pou-ni a tenu à ce que toutes les étables soient
incluses dans la Cité afin de ne plus risquer que les troupeaux soient attaqués
par les féroces coccinelles. Des ouvrières s’activent à lancer aux pucerons des
tranches de houx qu’ils s’empressent de vider de toute leur sève.
Le taux de reproduction des pucerons
a augmenté. Il est désormais de dix bêtes à la seconde. 103 683
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a la chance d’assister en passant à un phénomène rare. Un puceron accouche d’un
puceronneau, lui-même prêt à mettre bas, lequel donne naissance à un
puceronneau encore plus petit. Voilà comment on devient mère et grand-mère en
une seconde.
Étage – 14 : les
champignonnières s’étendent à perte de vue, alimentées par les bassins à
compost où chacun vient déposer ses excréments. Des agricultrices coupent les
rhizomes qui dépassent, d’autres déposent la myrmicacine qui les protégera des
parasites.
Soudain, un animal vert bondit devant
103 683
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, lui-même poursuivi par un autre animal vert. Ils
paraissent se battre. Elle demande à la ronde quels sont ces curieux insectes.
Des punaises cavernicoles puantes, lui précise-t-on. Celles-ci font l’amour en
permanence. De toutes les manières imaginables, n’importe où et avec n’importe
qui. C’est sûrement la bête dotée de la sexualité la plus insolite de la
planète. Chli-pou-ni les étudie avec prédilection.
De tout temps et dans toutes les
fourmilières, les commensaux ont proliféré. Plus de deux mille espèces
d’insectes, de myriapodes, d’arachnides, vivant en permanence dans une
fourmilière et complètement tolérées par les fourmis, ont ainsi été dénombrées.
Certains en profitent pour y accomplir leur métamorphose, d’autres nettoient
les salles en mangeant les débris.
Mais Bel-o-kan est la première cité
à les étudier « scientifiquement ». La reine Chli-pou-ni prétend que
n’importe quel insecte peut être dressé et transformé en une arme redoutable.
Selon elle, chaque individu a son propre mode d’emploi, lequel apparaît dès
qu’on commence à lui parler. Il suffit seulement d’être vigilant.
Pour l’instant, Chli-pou-ni a plutôt
connu la réussite. Elle est parvenue à « apprivoiser » plusieurs
espèces de coléoptères en les nourrissant, en leur construisant un abri, en les
guérissant de leurs maladies, comme on le faisait déjà pour les pucerons. Le
succès le plus impressionnant de la reine, c’est d’être arrivée à dompter des
scarabées rhinocéros.
Étage – 20 : quartier
sud-sud-ouest, à gauche après les jardins à champignons noirs. Les
renseignements étaient justes. Les scarabées sont au fond du couloir.
PEUR : Pour comprendre
l’absence de peur chez la fourmi, il faut garder présent à l’esprit que
l’ensemble de la fourmilière vit comme un organisme unique. Chaque fourmi y
joue le même rôle que la cellule d’un corps humain.
Les extrémités de nos ongles
redoutent-elles d’être coupées ? Les poils de nos mentons frémissent-ils à
l’approche du rasoir ? Notre gros orteil s’effraie-t-il quand on le charge
de tester la température d’un bain peut-être bouillant ?
Ils n’éprouvent pas de peur parce
qu’ils n’existent pas en tant qu’entités autonomes. De même, si notre main
gauche pince notre main droite, elle ne suscitera nulle rancune chez celle-ci.
Si notre main droite est ornée de davantage de bagues que notre main gauche, il
n’y aura pas non plus de jalousie. Finis les soucis lorsqu’on s’oublie pour ne
plus penser qu’à l’ensemble de la communauté-organisme. C’est peut-être là l’un
des secrets de la réussite sociale du monde des fourmis.
Encyclopédie du savoir relatif et absolu, tome II.
Sa colère passée, Jacques Méliès
ouvrit sa mallette et en tira le dossier des frères Salta. Il entreprit d’en
réexaminer toutes les pièces et plus précisément les photos. Il resta un bon
moment penché sur un gros plan de Sébastien Salta, bouche béante. De ses lèvres
semblait sortir un cri. Un cri de terreur ? Un « non » devant
une mort inéluctable ? L’identité de son assassin ? Plus il
considérait la photo et plus il était atterré, écrasé de honte.
Il finit par exploser, bondir et
flanquer de rage un coup de poing dans le mur.
La journaliste de
L’Écho du
dimanche
avait raison. Et lui s’était planté.
Il avait sous-estimé l’affaire.
Excellente leçon d’humilité. Il n’y a pas pire erreur que de sous-estimer les
situations ou les gens. Merci, madame ou mademoiselle Wells !
Mais pourquoi s’était-il montré
aussi mauvais sur cette affaire ? Par fainéantise. Parce qu’il avait pris
l’habitude de toujours réussir. Du coup, il s’était laissé aller à ce qu’aucun
policier, même le plus novice dans le métier, n’aurait fait : il avait
bâclé une enquête. Et sa renommée était telle que personne, excepté cette
journaliste, ne l’avait soupçonné de s’être fourvoyé.
Tout était à recommencer.
Douloureuse mais nécessaire remise en question ! Pourtant, mieux valait
reconnaître aujourd’hui qu’il s’était trompé plutôt que de persister dans son
erreur.
Le problème, c’était que s’il ne
s’agissait pas d’un suicide, il était confronté à une affaire sacrément
épineuse. Comment des assassins auraient-ils pu entrer et sortir d’un lieu clos
sans laisser de traces ? Comment peut-on tuer sans faire de blessures, ni
utiliser d’arme du crime ? Le mystère dépassait tous les meilleurs polars
qu’il avait lus jusque-là.
Une excitation toute neuve le gagna.
Et s’il était enfin, par hasard,
tombé sur « le » crime parfait ?
Il songea à l’affaire du double
crime de la rue Morgue, si bien racontée dans une nouvelle d’Edgar Allan Poe.
Dans cette histoire, basée sur des faits véridiques, une femme et sa fille sont
retrouvées mortes dans leur appartement clos. Hermétiquement clos, et de
l’intérieur. La femme a reçu un coup de rasoir, la fille a été assommée. Pas de
traces de vol, mais des coups mortels violemment assenés. À l’issue de
l’enquête, l’assassin est découvert : un orang-outang, échappé d’un
cirque, a pénétré dans l’appartement par les toits. Les victimes se sont mises
à crier dès qu’il est apparu. Leurs hurlements ont rendu le singe fou. Il les a
tuées pour les faire taire avant de filer par le même chemin et, en heurtant
son dos contre le chambranle de la fenêtre à guillotine, il l’a fait tomber
comme si elle avait toujours été fermée de l’intérieur.
Dans l’affaire des frères Salta, la
situation était similaire, sauf que personne n’avait pu refermer une fenêtre en
la frappant avec le dos.
Mais était-ce certain ? Méliès
repartit sur-le-champ inspecter les lieux.
L’électricité avait été coupée mais
il avait emporté sa loupe-lampe de poche. Il examina la pièce, illuminée par
intermittence par les néons bariolés de la rue. Sébastien Salta et ses frères
gisaient toujours là, vitrifiés, figés, comme en train d’affronter quelque
immonde horreur jaillie de l’enfer urbain.
La porte verrouillée étant hors de
cause, le commissaire vérifia la fermeture des fenêtres. Leurs espagnolettes
sophistiquées ne permettaient certainement pas qu’on puisse les refermer de
l’extérieur, fût-ce par accident.
Il alla tambouriner de la main sur
les cloisons aux tapisseries marron en quête de quelque passage secret. Il
souleva les tableaux pour voir s’ils dissimulaient un coffre-fort. La pièce
contenait nombre d’objets de valeur : un candélabre en or, une statuette
en argent, une chaîne compacte hi-fi… N’importe quel maraudeur s’en serait
emparé.
Des vêtements étaient posés sur une
chaise. Il les tripota machinalement. Au toucher, quelque chose l’intrigua. Il
y avait un trou minuscule dans l’étoffe de la veste. Comme un trou de mite,
mais au contour parfaitement carré. Il abandonna la veste et n’y pensa plus. Il
tira un de ses éternels paquets de chewing-gums de sa poche et, du même
mouvement, fit tomber l’article de
L’Écho du dimanche
qu’il avait
soigneusement découpé dans le journal.
Il relut pensivement l’article de
Laetitia Wells.
Elle parlait d’un masque
d’épouvante. C’était vrai. Ces gens semblaient morts de peur. Mais qu’est-ce
qui pouvait bien faire peur au point de tuer ?
Il plongea dans ses propres
souvenirs. Une fois, enfant, il avait attrapé un hoquet tenace. Sa mère le lui
avait fait passer en se déguisant avec un masque de loup et en surgissant par
surprise. Il avait poussé un cri, son cœur s’était comme arrêté une seconde de
battre. Aussitôt, sa mère avait enlevé le masque et l’avait couvert de baisers.
Fini le hoquet !
Somme toute, Jacques Méliès avait
été éduqué dans la peur permanente. Des petites peurs : peur d’être
malade, peur de l’accident de voiture, peur du monsieur qui propose des bonbons
et qui va vous kidnapper, peur de la police. Des peurs plus importantes :
peur de redoubler sa classe, peur de se faire racketter à la sortie du lycée,
peur des chiens.
Des tas d’autres souvenirs de
terreurs d’enfance remontèrent à la surface.
Jacques Méliès se souvenait de la
pire de toutes les peurs. Sa grande peur.
Une nuit, alors qu’il était tout
petit, il avait senti quelque chose frétiller au fond de son lit. Il y avait un
monstre tapi là où il se croyait le mieux protégé ! Il resta un moment
sans oser enfoncer les pieds sous les draps puis, se reprenant, il s’y glissa
progressivement.
Mais soudain ses orteils perçurent…
une haleine tiède. Répulsion. Oui, il en était certain ! Il y avait une
gueule de monstre au fond de son lit qui attendait que ses pieds approchent
pour les dévorer. Par chance, ils n’arrivaient pas jusqu’au fond. Il n’était
pas assez grand, mais chaque jour, il grandissait et ses pieds se rapprochaient
du pli du drap où se cachait le monstre mangeur d’orteils.
Le jeune Méliès était resté
plusieurs nuits à dormir par terre, ou sur les couvertures. Ça lui donnait des
crampes, ce n’était pas la solution. Il s’était donc résolu à rester sous les
draps, mais il demandait à tout son corps, à tous ses muscles, à tous ses os de
ne pas trop grandir pour que jamais il ne touche le fond. C’est peut-être pour
cela qu’il n’était pas aussi grand que ses parents.
Chaque nuit était une épreuve. Il
avait cependant trouvé un truc. Il serrait fort son nounours en peluche dans
ses bras. Avec lui, il se sentait prêt à affronter le monstre tapi au fond de
son lit. Et puis il se cachait sous les couvertures et ne laissait rien sortir,
ni un bras, ni le moindre cheveu ou la moindre oreille. Car il lui semblait
évident que le monstre allait attendre la nuit pour essayer de faire le tour du
meuble et lui attraper la tête en passant par l’extérieur.
Le matin, sa mère trouvait une boule
de draps et de couvertures au fond de laquelle étaient terrés son fils et son
nounours. Elle n’avait jamais essayé de comprendre ce comportement étrange. Et
puis Jacques ne s’était pas donné la peine de raconter comment, avec son
nounours, il avait résisté à un monstre toute la nuit.
Jamais il n’avait gagné, jamais le
monstre n’avait gagné. Et il lui restait juste la peur. La peur de grandir et
la peur de faire face à quelque chose d’épouvantable qu’il n’avait même pas
identifié. Quelque chose qui avait l’œil rouge, la babine retroussée et la
canine baveuse.
Le commissaire se reprit, serra sa
loupe éclairante et examina plus sérieusement que la première fois la pièce du
crime.
En haut, en bas, à droite, à gauche,
dessus, dessous.
Pas la moindre trace de pas boueux
sur la moquette, pas un poil de cheveu étranger à la famille, pas une empreinte
sur les vitres. Pas d’empreintes étrangères non plus sur les verres. Il alla à
la cuisine. Il l’éclaira du pinceau de sa torche.
Il renifla et goûta les plats qui
traînaient. Émile avait même eu la présence d’esprit de vitrifier les aliments.
Brave Émile ! Jacques Méliès renifla la carafe d’eau. Aucun relent de
poison. Les jus de fruits et le soda semblaient tout aussi anodins.
Les frères Salta avaient le masque
de la peur sur le visage. Sûrement une peur similaire à celle des deux femmes
du double crime de la rue Morgue voyant un singe maladroit entrer par la
fenêtre de leur salon. Il repensa à cette affaire. En fait, l’orang-outang
avait eu lui aussi très peur, c’était pour faire cesser les hurlements des
femmes qu’il les avait tuées. Il avait eu peur de leurs cris.