La Révolution des Fourmis (38 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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La deuxième bouche, c’est
le sexe. Par le sexe, on dénoue les problèmes du corps dans le temps. Par le
sexe, et donc le plaisir et la reproduction, l’homme se crée un espace de
liberté. Il se définit par rapport à ses parents et à ses enfants. Le sexe, la
« bouche du bas », sert à frayer un nouveau chemin, différent de
celui de la lignée familiale. Chaque homme jouit du pouvoir de faire incarner
par ses enfants d’autres valeurs que celles de ses parents. La bouche du haut
agit sur celle du bas. C’est par la parole qu’on séduira l’autre et qu’on fera
fonctionner son sexe. La bouche du bas agit sur la bouche du haut, c’est par le
sexe qu’on trouvera son identité et son langage.

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

92. PREMIÈRE TENTATIVE D’OUVERTURE

 

— Nous sommes prêts.

Maximilien examina les différentes charges d’explosif qui
avaient été disposées sur les flancs de la pyramide.

Cette bâtisse ne le narguerait pas indéfiniment.

Les artificiers déployèrent le long fil électrique reliant
les charges de plastic au détonateur et se replièrent à une certaine distance
de la pyramide.

Le commissaire fit un signe. L’artificier en chef remonta le
détonateur et égrena :

— Cinq… quatre… trois… deux…

Bzzzz

Subitement, l’homme tomba en avant. Endormi. Il portait une
marque au cou.

La guêpe gardienne de la pyramide.

Maximilien Linart ordonna à tous ses hommes de bien protéger
leurs zones de peau non couvertes par leurs vêtements. Le policier rentra pour
sa part son cou dans son col, ses mains dans ses poches puis, avec son coude,
appuya sur le détonateur.

Il ne se passa rien.

Il remonta le fil et constata qu’il avait été sectionné par
ce qu’il définit comme de petites mandibules.

 

93. EAU

 

Le nénuphar plane un instant dans les airs. Le temps est
suspendu. À cette altitude, sur leur vaisseau-fleur en suspension, les
myrmécéennes voient des choses qu’elles avaient peu souvent l’occasion de voir.
Des oiseaux-mouches. Des mouches à bœufs rouges. Un martin pêcheur à l’affût.

L’air siffle sur leur visage et dans les voiles roses du
nénuphar.

Princesse 103
e
regarde ses compagnes en se disant
que ce sera la dernière image qu’elle emportera dans son trépas. Toutes ont
leurs antennes dressées de stupeur.

Le vaisseau-fleur est toujours en altitude. Devant elles,
quelques nuages effilochés cachent les ébats de deux rossignols.

Eh bien ! voilà mon dernier voyage
, se dit 103
e
.

Mais après être resté en l’air, le bateau est à nouveau
soumis à la loi de la gravité qui, comme son nom l’indique, n’a rien de drôle.
Le nénuphar descend à toute vitesse. Les fourmis plantent leurs griffes dans
l’ascenseur fou qui les emmène aux étages inférieurs. Le nénuphar perd encore
deux pétales roses qui préfèrent vivre leur vie plutôt que rester sur ce vaisseau
infesté de fourmis.

Leur chute s’accélère. 12
e
voit ses pattes se
dégrafer sous la vitesse et se retrouve à la verticale, juste tenue par une
dernière griffe. Elle a les pattes postérieures en haut et la tête en bas.
Princesse 103
e
serre la feuille du bateau en plantant ses mandibules
pour ne pas s’envoler. 7
e
s’envole. Elle est retenue de justesse par
14
e
, qui elle est retenue par 11
e
.

Les bords du nénuphar se replient vers le haut pour former
une sorte de bol. Les astronautes qui atterrissaient dans leur capsule devaient
ressentir la même chose. D’ailleurs, sous le frottement de l’air, le plancher
du nénuphar commence à s’échauffer.

Princesse 103
e
sent ses griffes qui lâchent les
unes après les autres. Elle sait qu’elle va bientôt être éjectée.

Choc. Le bateau-fleur atterrit de toute sa coque sur les
eaux. Il s’enfonce un peu mais c’est si rapide qu’elles ne sont même pas
submergées. Cependant, une fraction de seconde, Princesse 103
e
a
droit à un spectacle unique : le trou creusé dans l’eau par leur chute la
met presque face à face avec les habitants subaquatiques.

Elle a juste le temps de voir un goujon aux yeux tout ronds
et deux tritons à crête que, par effet ressort, le bateau remonte. Une vague
les arrose, mouille leurs antennes, interrompant quelques secondes toutes leurs
perceptions.

Elles ont passé le torrent ! Le fleuve d’argent s’est
apaisé comme s’il en avait assez de les tourmenter. Elles sont toutes sauves et
il n’y a plus de nouvelle cascade en vue.

Les exploratrices secouent leurs antennes, encore
recouvertes de phéromones de panique et d’eau.

5
e
se lèche pour enlever l’eau.

Elles se livrent à des trophallaxies sucrées qui les
rapprochent. Elles ont survécu au fleuve. Elles ont passé leur cap Horn, tout
rentre dans la normalité. Une libellule dévore une demoiselle. Une truite la
dévore à son tour.

Le vaisseau-fleur glisse à nouveau sur le ruban argenté,
emporté par le courant qui le mène vers le sud. Mais il est tard, le soleil
s’est fatigué de briller. Il redescend doucement pour rejoindre son terrier. Il
s’enfonce, là-bas dans le sol, tandis que tout devient gris. Un brouillard sale
se répand. On n’y voit plus qu’à quelques centimètres. La vapeur d’eau empêche
en outre les fourmis d’utiliser leur radar olfactif. Même les bombyx, champions
du repérage, vont se cacher. Un rideau de brume envahit tout comme pour voiler
la lâcheté du soleil.

Au-dessus des myrmécéennes volent des papillons demi-paons.
Princesse 103
e
observe leurs mouvements majestueux. Elle est si
contente d’être encore vivante et puis, c’est si beau les papillons.

 

94. ENCYCLOPÉDIE

 

PAPILLON
 : À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le
Dr Elizabeth Kubbler Ross fut appelée à soigner des enfants juifs rescapés
des camps de concentration nazis.

Quand elle pénétra dans le
baraquement où ils gisaient encore, elle remarqua que, sur le bois des lits,
était gravé un dessin récurrent qu’elle retrouva par la suite dans d’autres
camps où avaient souffert ces enfants.

Ce dessin ne présentait
qu’un seul motif simple : un papillon.

La doctoresse pensa
d’abord à une sorte de fraternité qui se serait manifestée ainsi entre enfants
battus et affamés. Elle crut qu’ils avaient trouvé avec le papillon leur façon
d’exprimer leur appartenance à un groupe tout comme autrefois les premiers
chrétiens avec le symbole du poisson.

Elle demanda à plusieurs
enfants ce que signifiaient ces papillons et ils refusèrent de lui répondre. Un
gamin de sept ans finit pourtant par lui en révéler le sens : « Ces
papillons sont comme nous.

Nous savons tous, au fond
de nous, que ce corps qui souffre n’est qu’un corps intermédiaire. Nous sommes
des chenilles et un jour notre âme s’envolera hors de toute cette saleté et
cette douleur.

En le dessinant nous nous
le rappelons mutuellement. Nous sommes des papillons. Et nous allons bientôt
nous envoler. »

 

Edmond Wells,

Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu
, tome III.

 

95. CHANGEMENT DE VAISSEAU

 

Soudain, devant elles, apparaît un rocher. Les fourmis
veulent le contourner mais le rocher ouvre deux yeux et dévoile une bouche énorme.

Attention. Ces pierres sont vivantes
 ! vocifère
olfactivement 10
e
.

Ça galope sur le bastingage. Elles se laissent glisser sur
les angles de la feuille de nénuphar comme des pompiers sur des mâts. Déjà 15
e
a dégainé son abdomen, prête à tirer. Elles n’auront jamais de répit.

Des pierres vivantes maintenant !

Toutes les fourmis hurlent des conseils divers et
contradictoires.

Princesse 103
e
se penche sur le bord du nénuphar.
Il n’est pas possible que des minéraux nagent et ouvrent une
bouche
.
Elle scrute attentivement le rocher, lui trouve des formes un peu trop
régulières. Ce n’est pas un galet, c’est une tortue ! Cependant, celle-ci
ne ressemble à aucune des tortues de leur connaissance : elle nage. Les
fourmis n’ont jamais vu ça.

Elles ne le savent pas mais, en fait, cette tortue aquatique
vient de Floride. Dans la dimension supérieure, il est à la mode pour les
enfants de jouer avec ce type de tortues aquatiques. Comme elles ont une forme
bizarre et un nez retroussé, elles sont facilement devenues les favorites des
petits qui les installent sur de fausses îles désertes transparentes en
plastique. Mais lorsque les enfants se lassent de leurs petits animaux-jouets,
ils n’osent pas les jeter dans la poubelle familiale, alors, ils s’en
débarrassent dans le lac, l’étang ou le ruisseau le plus proche.

Les tortues s’y reproduisent sans difficulté. En effet, en
Floride, les tortues ont pour prédateur un oiseau dont le bec est doté d’une
forme spéciale lui permettant de briser leur carapace. Évidemment, on n’a pas
pensé à importer le prédateur naturel en même temps que la tortue de
décoration, si bien que ces bêtes d’Orient se sont avérées de véritables
terreurs pour les lacs et les ruisseaux d’Europe. Elles ont massacré les vers
de vase, les poissons et les tortues autochtones.

Et c’est précisément l’un de ces épouvantails qu’affrontent
à présent Princesse 103
e
et ses compagnes d’aventure. Le monstre
plat approche en claquant des mâchoires. Les dytiques brassent l’eau à toute
vitesse dans l’espoir de leur échapper.

C’est la course entre le radeau-nénuphar et le monstre aux
yeux jaunes. Ce dernier est plus lourd, plus rapide, plus aquadynamique. Il
rattrape donc le bateau-fleur sans aucune difficulté. Un à un, il croque les
dytiques de propulsion puis présente sa bouche béante, invitant les fourmis à
se laisser manger plutôt que de lui offrir une résistance inutile.

Se souvenant d’un feuilleton sur les aventures d’Ulysse et
leurs multiples péripéties, avec une grande présence d’esprit, Princesse 103
e
organise ses troupes. Elle propose d’attraper une branche basse qui passe. Que
les insectes bardés des plus grosses mandibules en taillent l’extrémité pour en
faire un épieu !

Déjà la tortue mordille la poupe du bateau, risquant à tout
moment de le faire chavirer. Quelques exploratrices s’efforcent de tenir le
monstre à distance en visant ses naseaux de tirs d’acide formique qu’elles
décochent depuis le haut des pétales du nénuphar. Sans résultat. À l’avant, on
taille la lance de bois. Lorsque 103
e
la juge fin prête, toutes
l’empoignent et galopent sur la surface du nénuphar. Sus à la bête !

Visez l’œil
 ! hurle Princesse 103
e
se
souvenant de l’épisode concernant Ulysse et le Cyclope.

Le pieu frappe le visage de la tortue aquatique mais ne s’y
enfonce pas. Il se casse. La bouche énorme de la bête bée, elle s’apprête à
trancher l’arrière du vaisseau. Alors, 103
e
en revient à des
procédés moins anciens et plus efficaces. Foin d’Ulysse, Tex Avery est bien
meilleur stratège. 103
e
place en position verticale le tronçon
restant de la brindille-pieu et fonce en avant. Lorsque le monstre essaie de
refermer sa gueule, la brindille demeure coincée en travers.

Comme toutes les tortues, celle-ci tente naturellement de
rentrer la tête sous sa carapace, mais la bouche grande ouverte bloque, et plus
elle s’efforce de rentrer la tête, plus l’épieu s’enfonce dans son palais.

15
e
pense qu’on peut tirer parti de la situation.
Elle fait signe à 6
e
7
e
, 8
e
, 9
e
et
5
e
de courir à l’abordage. Avant que la bête n’ait eu le temps de
s’éloigner, elles prennent leur élan, courent, sautent du bateau, atterrissent
sur la langue blanche et pataugent dans sa salive.

La tortue plonge pour se rincer la bouche et noyer ses
envahisseuses. 15
e
, intrépide, indique à ses compagnes de foncer
dans le couloir de l’œsophage. Celui-ci se referme derrière elles pour
déglutir, les protégeant de l’eau qui envahit la bouche.

Tout se passe très vite. Comprenant que les fourmis ne sont
pas noyées et qu’elles sont dans sa gorge, la tortue avale une rasade d’eau
glauque qui déferle dans l’œsophage. 15
e
a un sens instinctif de la
géographie organique des gros animaux. Elle indique de ne pas continuer tout
droit pour ne pas tomber dans l’estomac rempli de sucs digestifs corrosifs. À
la mandibule, elles creusent un chemin de traverse et rejoignent un tube
parallèle : la trachée-artère. Ouf ! La rasade d’eau passe sans les
toucher. La trachée-artère est lisse et dépourvue de mucosités ; des cils
filtreurs d’air sont là pour ralentir leur chute. Elles se laissent tomber au
bas des poches pulmonaires. Pour éviter l’émission autour d’elles de lactances
empoisonnées, avant de faire souffrir plus avant l’animal, 15
e
, en
chasseresse expérimentée, guide les autres vers le cœur. Les fourmis le
découpent à la mandibule et, après quelques spasmes, tout cesse de battre et de
bouger.

La tortue de Floride remonte à la surface, poignardée de
l’intérieur. Princesse 103
e
pense qu’il ne faut pas abandonner le
chélonien. Il pourrait faire un meilleur navire que leur nénuphar. Le grand
talent des fourmis est de savoir tirer parti de n’importe quoi pour en faire
n’importe quoi.

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