La Révolution des Fourmis (37 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: La Révolution des Fourmis
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Les dytiques, effrayés, préfèrent tout lâcher, abandonnant
définitivement le bateau-fleur myrmécéen à son destin.

Privé de son système de propulsion, le bateau joue les
toupies. À l’intérieur, les fourmis, emportées par la force centrifuge, ne
parviennent même plus à se redresser. Du dehors, elles ne voient plus rien. Il
y a le ciel, là-haut, au-dessus des pointes roses du nénuphar, et en bas, ça
tourne.

Princesse 103
e
et 5
e
sont collées
l’une à l’autre. Ça tourne, ça tourne. Et puis, ça heurte le grand galet.
Secousse. On rebondit. Heurte un autre galet. Le bateau-fleur est peut-être
sens dessus dessous mais il n’a toujours pas chaviré. 103
e
lève
précautionneusement la tête et voit que la nef se dirige tout droit vers une
nouvelle cascade vertigineuse vraiment impressionnante, si raide qu’on ne voit
plus le fleuve au-delà de sa ligne d’écume.

Il ne manquait plus que ce Niagara…

Le bateau prend de plus en plus de vitesse. Le vacarme du
torrent assourdit ses passagères. Les fourmis ont leurs antennes collées au
visage.

Cette fois, c’est assurément le grand envol et le plongeon.
Il n’y a plus rien à faire. Elles se pelotonnent au fond du cœur jaune du
nénuphar rose.

Le vaisseau est projeté dans les airs. La princesse
discerne, très loin, tout en bas, le ruban argenté du fleuve.

 

90. DANS LES COULISSES

 

— Allez, les enfants, ne vous retenez pas, cette fois,
jetez-vous carrément à l’eau !

Le conseil du directeur du centre culturel était superflu.

Ils n’avaient pas de temps à perdre.

Dans trois heures, ils donneraient leur second concert
public.

Les décors n’étaient pas achevés. Léopold était en train de
monter le livre géant. David s’occupait de la statue de fourmi. Paul mettait au
point sa machine à projeter des odeurs.

Il se livra à une démonstration au profit de ses camarades.

— Avec mon appareil, on peut synthétiser toutes les
odeurs, du fumet de bœuf mironton au parfum du jasmin, en passant par les
relents de sueur, l’odeur du sang, du café, du poulet grillé, de la menthe…

Un pinceau dans la bouche, Francine rejoignit Julie dans sa
loge et lui dit que, cette soirée étant particulièrement importante, il fallait
qu’elle apparaisse plus belle encore qu’au premier concert.

— Il ne faut pas qu’il y ait dans la salle un seul
spectateur qui ne soit pas amoureux de toi.

Elle avait apporté tout un attirail de maquilleuse et
entreprit de peindre le visage de Julie, cernant ses yeux d’un motif en forme
d’oiseau. Elle coiffa ensuite ses longs cheveux noirs et les retint d’un
diadème.

— Ce soir, tu dois être la reine.

Narcisse surgit dans la petite pièce.

— Et pour la reine, j’ai confectionné une robe
d’impératrice. Tu seras la plus envoûtante des souveraines, plus que Joséphine,
plus que la reine de Saba, mieux que Catherine de Russie ou Cléopâtre.

Il déploya un vêtement bleu fluo, marbré de noir et de
blanc.

— J’ai pensé qu’on pouvait découvrir dans l’
Encyclopédie
de nouvelles esthétiques. Tu es vêtue aux couleurs des ailes du papillon
ulysse, de son nom latin « 
Papilio Ulysses
 ». Du peu que j’en
sais, cet animal vit dans les forêts de Nouvelle-Guinée, dans le nord du
Queensland et aux îles Salomon. Lorsqu’il vole, il lance des éclairs bleus à
travers les forêts tropicales.

— Et ça, c’est quoi ?

Julie désignait deux fins rouleaux de velours noir qui
prolongeaient la toge.

— Ce sont les appendices caudaux du papillon. Ce sont
ces longues traînes noires qui apportent une grâce étonnante au vol du
papillon.

Il déroula le vêtement.

— Essaie-le, vite.

Julie ôta pull et jupe, resta en slip et soutien-gorge.
Narcisse l’observait.

— Oh ! ne t’en fais pas, je regarde juste si
l’habit est conforme à tes mesures. À moi, les femmes ne font aucun effet,
proféra-t-il, l’air blasé. D’ailleurs, si on m’avait donné le choix, j’aurais
préféré être une femme, rien que pour plaire aux hommes.

— Tu aurais vraiment préféré être une femme ?
demanda Julie, étonnée, tout en s’habillant rapidement.

— Il y a une légende grecque qui prétend que les femmes
ressentent neuf fois plus de plaisir que les hommes au moment de l’orgasme. Les
types sont désavantagés. Et puis, j’aimerais aussi être une femme pour pouvoir
un jour me sentir enceinte. Il n’existe finalement qu’une seule œuvre
véritablement importante : transmettre la vie. Et tous les types sont
privés de cette sensation.

Narcisse contemplait pourtant le corps de Julie d’un regard
qui n’avait rien d’indifférent. Cette peau claire, ces longs cheveux de jais
luisant, ces grands yeux gris, comme tatoués d’ailes d’oiseaux. Son regard
s’arrêta sur sa poitrine.

Julie se lova dans l’étoffe comme dans un drap de bain. Le
contact du tissu était doux et chaud.

— C’est très agréable à porter, reconnut-elle.

— Normal. Ce vêtement est tissé de la soie que produit
la chenille du papillon ulysse. On a volé le fil de la pauvre bête qui
cherchait à s’entourer d’un cocon protecteur. Mais c’était pour une juste cause
puisque ce présent t’était destiné. Chez les Indiens Wendats, lorsqu’on tue un
animal, on lui explique les raisons de la chasse avant de tirer la flèche. Si
c’est pour nourrir sa famille ou façonner un vêtement, par exemple. Quand je
serai riche, je monterai une usine de soie de papillon et je conterai à toutes
les chenilles la liste des clients auxquels elles donnent leur soie.

Julie se mira dans la grande glace apposée sur la porte de
la loge.

— Cet habit est remarquable, Narcisse. Il ne ressemble
à rien de connu. Tu sais que tu pourrais devenir styliste.

— Un papillon ulysse pour une envoûtante sirène, quoi
de plus naturel ! Je n’ai jamais compris pourquoi ce marin grec s’est
ainsi entêté à refuser de se laisser charmer par les voix de ces femmes.

Julie arrangea différemment le vêtement.

— C’est beau ce que tu dis.

— C’est toi qui es belle, déclara gravement Narcisse.
Et ta voix, elle est tout simplement prodigieuse. Dès que je l’entends, toute
ma moelle épinière frissonne dans ma colonne vertébrale. La Callas aurait pu
aller se rhabiller.

Elle pouffa.

— Tu es absolument certain de n’être pas attiré par les
filles ?

— On peut aimer sans pour autant souhaiter se livrer à
une simulation de l’acte procréateur, remarqua Narcisse, en lui caressant les
épaules. Moi, je t’aime à ma manière. Mon amour est unilatéral et c’est pour
cela qu’il est total. Je ne réclame rien en échange. Permets-moi juste de te
voir et d’entendre ta voix, cela me suffira largement.

Zoé prit Julie dans ses bras.

— Et voilà, notre chenille s’est transformée en
papillon. Physiquement, en tout cas…

— Il s’agit d’une copie exacte de l’aile du papillon
ulysse, répéta Narcisse à l’intention des nouveaux arrivants.

— Splendide !

Ji-woong prit la main de Julie. La jeune fille avait
remarqué que, depuis quelque temps, tous les garçons du groupe prenaient
plaisir à la toucher, sous un prétexte ou un autre. Elle détestait ça. Sa mère
lui avait toujours répété que les humains doivent maintenir entre eux une
certaine distance de sécurité, tout comme les pare-chocs des voitures, et que,
quand ils se rapprochaient trop, ça créait des problèmes.

David entreprit de lui masser le cou et les clavicules.

— Pour te détendre, expliqua-t-il.

Elle sentit en effet la tension dans son dos se relâcher peu
à peu mais les doigts de David en provoquèrent une nouvelle, plus grande
encore. Elle se dégagea.

Le directeur du centre culturel réapparut.

— Dépêchons-nous, les enfants. Ça va bientôt être à
vous et il y a un monde fou.

Il se pencha vers Julie.

— Mais tu as la chair de poule, ma petite. Tu as
froid ?

— Non, ça va. Merci.

Elle enfila les babouches que lui tendit Zoé.

Vêtus de leurs costumes, ils gagnèrent la scène et
procédèrent aux ultimes réglages. Avec les moyens fournis par le directeur du
centre, ils avaient amélioré le décor et leur sono était meilleure.

Le directeur expliqua : étant donné les problèmes
qu’avaient provoqués les trublions lors du premier concert, il s’était assuré
cette fois les services de six gros bras qui veilleraient au grain. Le groupe pouvait
être tranquille, on ne leur jetterait pas d’œufs ni de canettes de bière ce
soir-là.

Chacun courait pour remplir sa tâche.

Léopold montait le livre géant, Paul son orgue à parfums,
Zoé l’encyclopédie à feuilleter, Narcisse lissait un pli ici et là et
distribuait les masques. Francine régla le synthétiseur et Paul les lumières.
David ajustait l’acoustique destinée au grillon et Julie révisait les petits
textes qui lui serviraient de liaisons entre deux chansons.

Pour costumes de scène, Narcisse avait prévu une tenue
orange de fourmi pour Léopold, une tenue verte de mante religieuse pour
Francine, une coquille rouge et noir de coccinelle pour Zoé, une carapace de
scarabée pour Ji-woong, une tenue jaune et noir d’abeille pour Paul et, pour
David, une tenue sombre de grillon. Le vrai grillon, quant à lui, avait un
petit nœud papillon de carton autour du cou. Enfin, pour lui-même, Narcisse
s’était réservé une tenue multicolore de sauterelle.

Marcel Vaugirard apparut derechef pour une interview. Il les
interrogea rapidement et leur dit : « Aujourd’hui non plus, je ne
reste pas. Mais reconnaissez que mon article précédent était juste, n’est-ce
pas ? »

Julie pensa que si tous les journalistes travaillaient comme
lui, l’information servie dans la presse ou aux journaux de vingt heures ne
devait refléter qu’une infime partie de la réalité. Elle n’en dit pas moins,
conciliante :

— C’était exactement ça…

Zoé, pourtant, n’était pas convaincue.

— Attendez, expliquez-moi. Je n’ai pas compris.

— « On ne parle bien que de ce qu’on ne connaît
pas. « Réfléchissez-y. C’est logique. Dès qu’on connaît un peu les choses,
on perd de son objectivité, on ne dispose plus de la distance nécessaire pour
en parler. Les Chinois disent que celui qui séjourne en Chine une journée fait
un livre, celui qui y reste une semaine un article et que celui qui y passe un
an n’écrit rien du tout. C’est fort, non ? Cette règle s’applique à tout. Déjà,
quand j’étais jeune…

Julie comprit soudain que cet interviewer ne rêvait que
d’être interviewé. Marcel Vaugirard n’éprouvait pas la moindre curiosité envers
leur groupe et sa musique, il n’avait plus de curiosité. Il était blasé. Ce
dont il avait envie, c’était que Julie lui pose des questions, l’interroge sur
la façon dont il avait découvert cette sagesse journalistique, comment il
l’appliquait, quelle était sa place, sa vie, au sein de la rédaction locale du
Clairon
.

Elle avait coupé le son dans son esprit et se contentait de
regarder ses lèvres qui s’agitaient. Ce journaliste était comme le chauffeur de
taxi l’autre jour, il avait une énorme envie d’émettre et aucune volonté de
réceptionner. Dans chacun de ses articles, sans doute révélait-il un peu de sa
propre vie et probablement qu’en réunissant tous ses papiers, on obtiendrait
une biographie complète de Marcel Vaugirard, sage héros de la presse moderne.

Le directeur surgit de nouveau. Il était enchanté. Il les
informa que non seulement toutes les places étaient vendues et la salle bondée
mais qu’en plus, il y avait des spectateurs debout.

— Écoutez-les.

Derrière le rideau, en effet, toute une foule
scandait : « Ju-lie ! Ju-lie ! Ju-lie. »

Julie tendit l’oreille. Elle ne rêvait pas. Ce n’était plus
le groupe en son entier qu’ils réclamaient, c’était elle et seulement elle.
Elle s’approcha, écarta discrètement le rideau et la vision de tous ces gens
criant son nom lui sauta au visage.

— Ça va aller, Julie ? demanda David.

Elle voulut répondre mais ne parvint pas à articuler un mot.
Elle se racla la gorge, recommença, marmonna difficilement.

— Je… n’ai… plus… de… voix…

Les Fourmis se dévisagèrent, terrorisées. Si Julie était
aphone, le spectacle était à l’eau.

Dans son esprit réapparut l’image de son visage sans bouche
avec son menton qui se prolongeait jusqu’à la racine du nez.

La jeune fille fit comprendre par gestes qu’il n’y avait pas
d’autre choix que de renoncer.

— C’est rien, c’est le trac, dit Francine se voulant
rassurante.

— C’est le trac, renchérit le directeur. C’est normal,
ça arrive systématiquement avant d’entrer en scène pour les spectacles
importants. Mais j’ai le remède.

Il disparut et revint tout essoufflé en brandissant un pot
de miel.

Julie avala plusieurs cuillerées, déglutit, ferma les yeux
et émit enfin un : « AAA. »

Il y eut un soulagement général. Tous avaient eu très peur.

— Heureusement que les insectes ont veillé à concocter
ce médicament universel, s’exclama le directeur du centre culturel. Ma femme
soigne même sa grippe avec de la gelée royale.

Paul regarda pensivement le pot de miel. « Cet aliment
produit des effets vraiment spectaculaires », pensa-t-il. Julie, tout
heureuse, n’en finissait pas d’étrenner sa voix retrouvée en essayant toutes
sortes de sons sur toutes les gammes.

— Bon, alors, vous êtes prêts ?

 

91. ENCYCLOPÉDIE

 

DEUX BOUCHES
 : Le Talmud affirme que l’homme possède deux
bouches : celle d’en haut et celle d’en bas.

Celle d’en haut permet,
par la parole, de dénouer les problèmes du corps. La parole ne fait pas que
transmettre des informations, elle sert aussi à guérir. Au moyen du langage de
la bouche d’en haut, on se situe dans l’espace, on se situe par rapport aux
autres. Le Talmud conseille d’ailleurs d’éviter de prendre trop de médicaments
pour se soigner, ceux-ci effectuant un trajet inverse de celui de la parole. Il
ne faut pas empêcher le mot de sortir, sinon il se transforme en maladie.

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