La Loi des mâles (21 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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« À très haute et très noble
dame Mahaut d’Artois, comtesse de Bourgogne, Robert d’Artois, chevalier. Comme
vous avez empêché à tort mon droit de la comté d’Artois, dont moult me noise et
à tous les jours me pèse, laquelle chose je ne puis ni ne veux plus souffrir,
ci vous fais savoir que j’y vais mettre ordre et recouvrer mon bien le plus tôt
que je pourrai. »

Robert n’était pas grand
épistolier ; les nuances de finesse n’étaient pas son fort, et il était
très satisfait de cette épître, parce qu’elle exprimait bien ce qu’il voulait
dire.

Le connétable, lorsqu’il parvint à
Paris, n’avait pas trop aimable figure, et lui non plus ne mâcha pas ses mots
au comte de Poitiers. La personne du régent ne l’intimidait pas ; il avait
vu ce jeune homme naître et mouiller ses langes ; il le lui dit tout
droit, en ajoutant que c’était faire mauvais usage d’un bon serviteur et d’un fidèle
parent qui comptait vingt ans de commandement des armées du royaume, que de
l’envoyer traiter sur des assurances qu’on reniait ensuite.

— Je passais jusqu’à ce jour,
Monseigneur, pour homme loyal, dont la parole promise ne pouvait être mise en
doute. Vous m’avez fait jouer un rôle de traître et de larron. Quand j’ai
soutenu vos droits à la régence, je pensais retrouver en vous un peu de mon
roi, votre père, avec lequel jusqu’ici vous donniez des preuves de semblance.
Je vois que je me suis cruellement mépris. Êtes-vous tombé si fort sous tutelle
de femme que vous changiez à présent d’avis comme de cotte ?

Philippe s’efforça de calmer le
connétable, s’accusant d’avoir d’abord mal jugé l’affaire, et d’avoir donné des
instructions erronées. Rien ne servait de transiger avec la noblesse d’Artois
tant que Robert ne serait pas abattu. Robert constituait un danger pour le
royaume, et un péril pour l’honneur de la famille royale. N’était-il pas
l’instigateur de cette campagne de calomnies qui désignait Mahaut comme
l’empoisonneuse de Louis X ?

Gaucher haussa les épaules.

— Et qui croit à ces
sottises ? s’écria-t-il.

— Pas vous, Gaucher, pas vous,
dit Philippe, mais d’autres y ouvrent leurs oreilles, trop contents par là de
nous nuire ; et ils iront dire demain que moi, que vous, avons trempé dans
cette mort qu’on veut rendre suspecte. Mais Robert vient de faire le faux pas
que j’espérais. Voyez donc ce qu’il écrit à la comtesse.

Il tendit au connétable une copie de
la lettre du 22 septembre et poursuivit :

— Robert rejette par là le
jugement que mon père, a fait rendre en 1309 par le Parlement. Jusqu’à ce jour,
il ne faisait que soutenir les ennemis de la comtesse ; à présent, il
entre en révolte contre la loi du royaume. Vous allez remonter en Artois.

— Ah non !
Monseigneur ! s’écria Gaucher. Je m’y suis trop honni. J’ai dû m’enfuir
d’Arras comme un vieux sanglier devant les chiens, sans prendre même le temps
de pisser. Faites-moi la grâce de choisir quelque autre pour conduire cette
affaire.

Philippe se croisa les mains devant
la bouche. « Si tu savais, Gaucher, pensait-il, si tu savais comme il
m’est dur de te tromper ! Mais si je t’avouais la vérité, tu me
mépriserais plus encore ! » Il reprit, obstiné :

— Vous allez remonter en
Artois, Gaucher, pour l’amour de moi, et parce que je vous en prie. Vous allez
emmener avec vous votre parent, messire Miles, et cette fois une forte troupe
de chevaliers et aussi des gens des communes, en prenant renfort en
Picardie ; et vous ferez sommer Robert de comparaître devant le Parlement
pour y rendre compte de sa conduite. En même temps, vous fournirez soutien
d’argent et d’hommes d’armes aux bourgeois des villes qui nous sont demeurées
fidèles. Et si Robert ne se soumet pas, j’aviserai alors à l’y obliger
autrement… Un prince est comme tout homme, Gaucher, poursuivit Philippe en
prenant le connétable par les épaules ; il peut faire erreur au départ,
mais plus grande erreur encore serait de s’y entêter. Le métier de couronne
s’apprend comme un autre, et j’ai encore à apprendre. Faites-moi pardon du
mauvais visage auquel je vous ai obligé.

Rien n’émeut tant un homme d’âge
qu’un aveu d’inexpérience confessé par un cadet, surtout si ce dernier est
hiérarchiquement son supérieur. Sous les paupières de tortue, le regard de
Gaucher se voila un peu.

— Ah ! j’oubliais, reprit
Philippe. J’ai décidé que vous seriez tuteur du futur enfant de Madame
Clémence… notre roi donc, si Dieu veut que ce soit un garçon… et son second
parrain tout aussitôt après moi
[18]
.

— Monseigneur, Monseigneur
Philippe… dit le connétable tout ému.

Et il se pressa dans les bras du
régent, comme s’il avait été le fautif.

— Pour la marraine, dit encore
Philippe, nous avons décidé avec Madame Clémence, afin de couper à tous les
méchants bruits, que ce serait la comtesse Mahaut.

Huit jours plus tard, le connétable
reprenait la route d’Artois.

Robert, comme on pouvait le prévoir,
refusa de se soumettre à la semonce et continua de sévir à la tête de ses
bandes cuirassées. Mais le mois d’octobre ne fut pas bon pour lui. S’il était
guerrier violent, il n’était pas grand stratège ; il lançait ses
expéditions sans ordre, un jour au nord, le lendemain au midi, selon
l’inspiration de l’instant. Reître avant les reîtres, condottiere avant les
condottieri, il était mieux désigné pour mettre sa force guerrière au service
d’autrui que pour se commander lui-même. Dans ce comté qu’il considérait sien,
il se conduisait comme en territoire ennemi, menant enfin la vie sauvage,
dangereuse, frénétique, qui lui plaisait. Il se réjouissait de la peur qui
naissait à son approche, mais ne voyait pas la haine qu’il laissait sur ses
pas. Trop de corps pendus aux branches, trop de décapités, trop d’enterrés vifs
au milieu de grands rires cruels, trop de filles violées qui gardaient sur la
peau la marque des cottes de mailles, trop d’incendies jalonnaient sa route.
Les mères disaient aux enfants, pour les faire tenir sages, qu’on allait
appeler le comte Robert ; mais si on l’annonçait dans les parages, elles
prenaient aussitôt leur marmaille dans leurs jupes et couraient vers la
première forêt.

Les villes se barricadaient ;
les artisans, instruits par l’exemple des communes flamandes, affûtaient leurs
couteaux, et les échevins gardaient liaison avec les émissaires de Gaucher.
Robert aimait les batailles en rase campagne ; il détestait la guerre de
siège. Les bourgeois de Saint-Omer ou de Calais lui fermaient-ils leurs portes
au nez ? Il haussait les épaules en disant :

— Je reviendrai un autre jour
et vous ferai tous crever !

Et il allait s’ébattre plus loin.

Mais l’argent commençait à devenir
rare. Valois ne répondait plus aux demandes, et ses rares messages ne
contenaient que de bons sentiments et des exhortations à la sagesse. Tolomei,
le cher banquier Tolomei, faisait lui aussi la sourde oreille. Il était en
voyage ; ses commis n’avaient pas d’ordre… Le pape lui-même se mêlait de
l’affaire ; il avait écrit personnellement à Robert et à plusieurs barons
d’Artois pour leur rappeler leurs devoirs…

Puis un matin de la fin d’octobre,
le régent, comme il tenait conseil, déclara avec la grande tranquillité dont il
accompagnait ses décisions :

— Notre cousin Robert a trop
longuement moqué notre pouvoir. Puisqu’il faut nous résoudre à la guerre, nous
prendrons donc contre lui l’oriflamme à Saint-Denis, le dernier jour de ce
mois, et comme messire Gaucher est absent, l’ost que je conduirai moi-même sera
placé sous le commandement de notre oncle…

Tous les regards se tournèrent vers
Charles de Valois, mais Philippe continua :

— … de notre oncle,
Monseigneur d’Évreux. Nous aurions volontiers confié cette charge à Monseigneur
de Valois, qui a fait ses preuves de grand capitaine, si celui-ci n’avait à se
rendre en ses terres du Maine pour y percevoir les annates de l’Église.

— Je vous remercie, mon neveu,
répondit Valois, car vous savez que j’aime bien Robert, et que, tout en
désapprouvant sa révolte qui est grosse sottise d’entêté, j’aurais eu déplaisir
à porter les armes contre lui.

L’armée que réunit le régent pour
monter en Artois ne ressemblait en rien à l’ost démesuré que son frère, seize
mois plus tôt, avait enlisé dans les Flandres. L’ost pour l’Artois se composait
des troupes permanentes et de levées faites dans le domaine royal. Les soldes y
étaient élevées : trente sols par jour pour le banneret, quinze sols pour
le chevalier, trois sols pour l’homme de pied. On appela non seulement les
nobles, mais aussi des roturiers. Les deux maréchaux, Jean de Corbeil et Jean
de Beaumont, seigneur de Clichy, dit le Déramé, rassemblèrent les bannières.
Les arbalétriers de Pierre de Galard étaient déjà sur pied. Geoffroy Coquatrix,
depuis deux semaines, avait reçu secrètement des instructions pour prévoir les
transports et les fournitures.

Le 30 octobre, Philippe de Poitiers
prit l’oriflamme à Saint-Denis. Le 4 novembre, il était à Amiens, d’où il
envoya aussitôt son second chambellan, Robert de Gamaches, escorté de quelques
écuyers, porter au comte d’Artois une dernière sommation.

 

V
L’OST DU RÉGENT FAIT UN PRISONNIER

Le chaume pourrissait, grisâtre, sur
les champs argileux et dénudés. De lourdes nuées roulaient dans le ciel
d’automne et l’on eût dit que là-bas, au bout du plateau, le monde finissait.
Le vent aigrelet, soufflant par courtes bouffées, avait un arrière-goût de
fumée.

En avant du village de Bouquemaison,
à l’endroit même où, trois mois auparavant, le comte Robert était entré en
Artois, l’armée du régent se tenait déployée en bataille, et les pennons
frissonnaient au sommet des lances sur près d’une demi-lieue de front.

Philippe de Poitiers, entouré de ses
principaux officiers, se trouvait au centre, à quelques pas de la route. Il
avait croisé ses mains gantées de fer sur le pommeau de sa selle ; il
était tête nue. Un écuyer, derrière lui, portait son heaume.

— C’est donc ici qu’il t’a
affirmé qu’il viendrait se rendre ? demanda le régent à Robert de
Gamaches, rentré de sa mission le matin.

— Ici même, Monseigneur,
répondit le second chambellan. Il a choisi le lieu… « Dans le champ auprès
de la borne que surmonte une croix… » m’a-t-il dit. Et il m’a assuré qu’il
y serait à l’heure de tierce.

— Et tu es certain qu’il
n’existe point d’autre borne surmontée de croix dans les alentours ? Car
il serait bien capable de nous jouer là-dessus, d’aller se présenter ailleurs
et de faire constater que je n’y étais pas… Tu penses vraiment qu’il
viendra ?

— Je le crois, Monseigneur, car
il semblait fort ébranlé. Je lui ai dénombré votre ost ; je lui ai
représenté aussi que Monseigneur le connétable tenait les lisières de Flandre
et les villes du Nord, et qu’il serait donc saisi comme entre pinces à ferrer,
sans pouvoir même fuir par les portes. Je lui ai remis enfin la lettre de
Monseigneur de Valois lui conseillant de se rendre sans combat, puisqu’il ne
pouvait qu’être battu, et l’informant que vous étiez si courroucé contre lui
qu’il devait craindre, si vous le preniez en armes, d’avoir la tête tranchée.
Et ceci a paru beaucoup l’assombrir.

Le régent inclina un peu son long
buste vers l’encolure de son cheval. Décidément, il n’aimait pas porter ces
vêtements de guerre, dont les vingt livres de fer lui pesaient aux épaules et
l’empêchaient de s’étirer.

— Il s’est retiré alors avec
ses barons, poursuivit Gamaches, et je ne sais point vraiment ce qu’ils se sont
dit. Mais j’ai bien compris que certains lui faisaient défaut, tandis que d’autres
le suppliaient de ne pas les abandonner. Enfin il est revenu à moi et m’a fait
la réponse que je vous ai portée, en m’assurant qu’il avait trop grand respect
de Monseigneur le régent pour lui désobéir en rien.

Philippe de Poitiers demeurait
incrédule. Cette soumission trop facile l’inquiétait, et lui faisait redouter
un piège. Plissant les paupières, il regardait le triste paysage.

— L’endroit serait assez bon
pour nous tourner et nous tomber sur le dos pendant que nous sommes ainsi
plantés à attendre. Corbeil ! Clichy ! dit-il s’adressant à ses deux
maréchaux. Dépêchez quelques bannerets en reconnaissance par les deux ailes et
faites fouiller les vallons pour vous assurer qu’aucune troupe ne s’y trouve
muchée, ni ne chemine sur nos routes de revers. Et si, à tierce sonnée au
clocher qui est derrière nous, Robert ne s’est pas présenté, ajouta-t-il pour
Louis d’Évreux, nous nous mettrons en marche.

Mais bientôt on entendit des cris
dans les rangs des bannières.

— Le voici ! Le
voici !

Le régent, de nouveau, plissa les
paupières, mais ne vit rien.

— En face, Monseigneur, lui
dit-on. Juste au droit de votre monture, sur la crête !

Robert d’Artois arrivait sans
compagnons, sans écuyer, sans même un valet. Il avançait au pas, droit sur son
immense cheval, et paraissait, dans cette solitude, plus grand encore qu’il
n’était. Sa haute silhouette se détachait, rougeoyante, sur le ciel tourmenté
et il semblait que la pointe de sa lance accrochât les nuées.

— C’est encore manière de vous
narguer, Monseigneur, que d’arriver ainsi devant vous.

— Eh ! qu’il me nargue,
qu’il me nargue ! répondit Philippe de Poitiers.

Les chevaliers envoyés en
reconnaissance revenaient au galop, assurant que les environs étaient
parfaitement tranquilles.

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