La Loi des mâles (16 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Prends garde à ne point te
faire berner. Ne parle pas avant d’avoir pensé, et si tu ne penses rien,
tais-toi pour laisser parler messire de Mello qui a l’esprit plus fin que tu ne
l’as.

Eudes de Bourgogne, à vingt-deux
ans, et investi des titres et fonctions de duc, vivait encore dans la terreur
de sa mère, et tremblait d’avoir à se justifier devant elle. Il n’osa répondre
de front aux ouvertures de Philippe.

— Ma mère vous a fait tenir une
lettre, mon cousin, par laquelle elle vous disait… que disait cette lettre,
messire de Mello ?

— Madame Agnès demandait que
Madame Jeanne de Navarre fût remise à sa garde, et elle s’étonne, Monseigneur,
que vous ne lui ayez point encore fait réponse.

— Mais comment le pouvais-je,
mon cousin ? répondit Philippe s’adressant toujours à Eudes comme si Mello
n’avait joué entre eux que le rôle d’interprète d’une langue étrangère. C’est
une décision qui relève de la régence. Me voici aujourd’hui seulement en mesure
de faire droit à cette requête. Qui vous prouve, mon cousin, que je songe à
refuser ? Vous emmènerez, je pense, votre nièce avec vous.

Le duc, tout surpris de trouver si
peu de résistance, regarda Mello, et son visage semblait dire « Mais voici
un homme avec lequel on peut s’entendre ! »

— À condition, mon cousin,
reprit le comte de Poitiers, à condition bien sûr que votre nièce ne soit pas
mariée sans mon consentement. C’est là chose évidente, l’affaire intéresse trop
la couronne, et vous ne pourriez vous passer de notre avis pour donner époux à
une fille qui peut devenir un jour reine de France.

La seconde partie de la phrase fit
passer la première. Eudes crut vraiment qu’il était dans l’esprit de Philippe
de faire couronner Jeanne si la reine Clémence n’accouchait pas d’un fils.

— Certes, certes, mon cousin,
dit-il, sur ce point nous sommes bien dans l’agrément.

— Alors, rien ne nous divise
plus et nous allons signer un bon accord, dit Philippe.

Sans attendre, il fit mander Miles
de Noyers, qui avait la meilleure plume pour rédiger ce genre de traité.

— Veuillez, messire, lui
dit-il, nous coucher ceci sur vélin. « Nous, Philippe, pair et comte de
Poitiers, régent des deux royaumes par la grâce de Dieu et notre bien-aimé
cousin, magnifique et puissant seigneur Eudes IV, pair et duc de
Bourgogne, nous jurons sur les Saintes Écritures de nous rendre bon service et
loyale amitié. » C’est l’idée, messire de Noyers, qu’en gros je vous
exprime là… « Et par cette amitié que nous nous jurons, avons en commun
décidé que Madame Jeanne de Navarre…»

Guillaume de Mello tira le duc par
la manche et lui dit un mot à l’oreille, à quoi le duc comprit qu’il était en
train de se laisser jouer.

— Eh ! mais mon cousin,
s’écria-t-il, ma mère ne m’avait point autorisé à vous reconnaître pour
régent !

On fut bientôt dans l’impasse. Philippe
ne consentait à se dessaisir de l’enfant que si le duc avalisait le règlement
de régence. Il offrit diverses garanties. Mais l’autre s’obstinait ;
c’était sur les droits à la couronne qu’il exigeait un engagement formel.

« S’il n’y avait point ce Mello,
qui est rusé, pensait le comte de Poitiers, Eudes aurait déjà capitulé. »
Il feignit la fatigue, étendit ses longues jambes, croisa les pieds l’un sur
l’autre, se frotta le menton.

Louis d’Évreux observait et se
demandait comment son neveu pourrait se tirer d’affaire. « Je vois bientôt
des lances s’agiter du côté de Dijon », se disait cet homme sage. Il était
sur le point d’intervenir pour conseiller : « Allons cédons sur les
droits de la couronne », lorsque Philippe demanda soudain au
Bourguignon :

— Voyons, mon cousin,
n’avez-vous pas désir de vous marier ?

L’autre ouvrit des yeux ronds,
croyant d’abord, car il n’était pas vif, que Philippe envisageait de le fiancer
à Jeanne de Navarre.

— Puisque nous venons de nous
jurer éternelle amitié, reprit Philippe comme s’il tenait pour acquises les
quelques lignes restées inachevées, et que par-là, mon cher cousin, vous me
donnez grand appui, je voudrais vous faire, à mon tour, belle manière, et
j’aurais plaisir à doubler notre lien d’affection par plus étroite parenté. Que
ne prendriez-vous en mariage ma fille aînée, Jeanne ?

Eudes IV regarda Mello, puis
Louis d’Évreux, puis Miles de Noyers qui attendait, le calame levé.

— Mais, mon cousin, quel âge
a-t-elle ? demanda-t-il.

— Elle a huit ans, mon cousin,
répondit Philippe qui prit un temps, puis ajouta : elle peut avoir aussi
la comté de Bourgogne, qui nous vient de sa mère.

Eudes releva la tête comme un cheval
qui sent l’avoine. La réunion des deux Bourgognes, le duché et la comté, les
ducs héréditaires ne cessaient d’en rêver depuis le temps de Robert I
er
,
petit-fils de Hugues Capet. Joindre la cour de Dole à celle de Dijon, unir les
territoires qui allaient d’Auxerre à Pontarlier et de Mâcon à Besançon, avoir
une main en France et l’autre vers le Saint Empire, puisque la comté était
palatine, ce mirage devenait-il soudain réalité ? La route de l’Empire
s’ouvrait, et ses vieux prestiges carolingiens…

Louis d’Évreux ne put s’empêcher
d’admirer l’audace de son neveu ; dans un jeu qui semblait perdu, c’était
grosse relance qu’il faisait là. Mais à y regarder de plus près, le
raisonnement de Philippe se concevait sans peine ; il ne proposait
finalement que les terres de Mahaut. On avait donné à celle-ci l’Artois, aux
dépens de Robert, pour qu’elle lâchât la comté ; on avait fait glisser à
Philippe, par la dot de sa femme, la comté, pour qu’il pût postuler à
l’élection impériale. Maintenant Philippe guignait la couronne de France, ou
tout au moins la régence pour dix ans à courir ; la comté avait donc moins
de raisons de l’intéresser, à condition qu’elle n’allât qu’à un vassal, ce qui
était le cas.

— Pourrais-je voir Madame votre
fille ? demanda Eudes aussitôt et sans plus songer d’en référer à sa mère.

— Vous l’avez vue tout à
l’heure, mon cousin, au repas.

— Certes, mais je l’avais mal
regardée… je veux dire, je ne l’avais point considérée de cet œil.

On envoya chercher la fille aînée du
comte de Poitiers, qui était occupée à jouer à chat perché avec les autres
enfants
[13]
.

— Que me veut-on ? Qu’on
me laisse à rire, dit la petite fille qui poursuivait le dauphiniet du côté des
écuries.

— Monseigneur votre père vous
requiert, lui dit-on.

Elle prit le temps d’attraper le
petit Guigues, de lui crier : « Chat ! » en le frappant
dans le dos, et puis suivit, boudeuse, mécontente, le chambellan qui la prit
par la main.

Encore tout essoufflée, les joues
moites, les cheveux sur le visage, et sa robe brochée couverte de poussière,
elle se présenta ainsi à son cousin Eudes qui avait quatorze ans de plus
qu’elle. Une petite fille ni laide ni jolie, encore maigriotte, et qui ne se
doutait nullement que son destin se confondait en cet instant avec celui de la
France… Il est des enfants qui donnent tôt à deviner la mine qu’ils auront
adultes ; sur celle-ci on ne distinguait rien. On ne voyait que la comté
de Bourgogne, en auréole.

Une province est belle chose ;
encore faut-il que la femme ne soit pas difforme. « Si elle a les jambes
droites, j’accepte », se dit le duc. Il était bien placé pour se défier de
cette sorte de surprise, puisque sa seconde sœur, la cadette de Marguerite,
qu’on avait mariée à Philippe de Valois, n’avait pas les talons à la même
hauteur
[14]
.
Dans l’animosité présente des Valois envers la Bourgogne, cette boiterie-là,
qui n’apparaissait pas au contrat, entrait pour quelque chose ! Le duc
demanda donc, sans que cela parût surprendre personne, qu’on voulût bien
relever les jupes de l’enfant pour juger de la façon dont ses pieds étaient
faits. La petite n’avait pas la cuisse ni le mollet gras ; elle tenait de
son père. Mais l’os était bien droit.

— Vous avez raison, mon cousin,
dit le duc. Ce serait là bonne façon de sceller notre amitié.

— Vous voyez bien ! dit
Poitiers. Ne vaut-il pas mieux cela que de se quereller ? Je veux
désormais vous appeler beau-fils.

Il lui ouvrit les bras ; le
gendre avait, à trente mois près, l’âge de son beau-père.

— Allez, ma fille, allez à
votre tour baiser votre fiancé, dit Philippe à l’enfant.

— Ah ! il est mon
fiancé ? dit la petite.

Elle se redressa d’un air
orgueilleux.

— Eh mais ! ajouta-t-elle,
il est plus grand que le dauphiniet.

« Comme j’ai bien agi le mois
dernier, pensait Philippe, en ne donnant au dauphin que ma troisième fille, et
en gardant celle-ci qui pouvait disposer de la comté ! »

Le duc de Bourgogne dut soulever sa
future épouse jusqu’à ses joues afin qu’elle y posât un gros baiser
mouillé ; puis, dès qu’elle eut retouché terre, elle partit vers la cour,
pour annoncer fièrement aux autres enfants :

— Je suis fiancée !

Les jeux s’interrompirent.

— Et pas un petit fiancé comme le
tien, dit-elle à sa sœur en désignant le dauphiniet. Le mien est grand comme
notre père.

Puis, apercevant la petite Jeanne de
Navarre qui boudait, un peu à l’écart, elle lui lança :

— Maintenant, je vais être ta
tante.

— Pourquoi ma tante ?
demanda l’orpheline.

— Parce que je serai la femme
de ton oncle Eudes.

Une des dernières filles du comte de
Valois, déjà dressée à tout répéter, se précipita dans le château, trouva son
père qui complotait en compagnie de Blanche de Bretagne et de quelques
seigneurs de son parti et lui rapporta ce qu’elle venait d’entendre. Charles se
leva, rejetant son siège derrière lui, et fonça, tête en avant, vers la pièce
où se tenait le régent.

— Ah ! mon cher oncle,
vous êtes bienvenu ! s’écria Philippe de Poitiers ; j’allais justement
vous faire mander pour être témoin de notre accord.

Et il lui tendit l’acte dont Miles
de Noyers venait de terminer ainsi la rédaction : «…pour signer ici avec
tous nos parents les conventions que nous venons défaire avec notre bon cousin
de Bourgogne, et par lesquelles nous nous accordons sur le tout. »

Amère semaine pour l’ex-empereur de
Constantinople, qui n’eut qu’à s’exécuter. À sa suite, Louis d’Évreux, Mahaut
d’Artois, le dauphin de Viennois, Amédée de Savoie, Charles de La Marche, Louis
de Bourbon, Blanche de Bretagne, Guy de Saint-Pol, Henry de Sully, Guillaume
d’Harcourt, Anseau de Joinville et le connétable Gaucher de Châtillon,
apposèrent leur seing au bas des conventions.

Le tardif crépuscule de juillet
tombait sur Vincennes. La terre et les arbres restaient imprégnés de la chaleur
de la journée. La plupart des hôtes étaient partis.

Le régent alla faire quelques pas
sous les chênes, en compagnie de ses familiers les plus dévoués, ceux qui le
suivaient depuis Lyon et avaient assuré son triomphe. Ils plaisantaient un peu
sur l’arbre de Saint Louis qu’on ne parvenait pas à retrouver. Soudain, le
régent dit :

— Messeigneurs, j’ai douce joie
au cœur ; ma bonne épouse, ce jour, a mis au monde un fils.

Il respira profondément, avec
bonheur, avec délice, et comme si l’air du royaume de France lui avait vraiment
appartenu.

Il s’assit sur la mousse. Le dos
appuyé à un tronc, il contemplait la découpure des feuilles sur le ciel encore
rose, lorsque le connétable de Châtillon arriva à grands pas.

— Je viens vous apporter une
mauvaise nouvelle, dit-il.

— Déjà ? fit le régent.

— Votre cousin Robert s’est
emparti tout à l’heure pour l’Artois.

 

DEUXIÈME PARTIE
L’ARTOIS ET LE CONCLAVE

 

I
L’ARRIVÉE DU COMTE ROBERT

Une douzaine de cavaliers, venant de Doullens
et conduits par un géant en cotte d’armes rouge sang, traversèrent au galop le
village de Bouquemaison et puis s’arrêtèrent à cent toises de là. La vue depuis
cet endroit découvrait un vaste plateau de terre à blé, coupé de vallonnements,
de hêtraies, et qui descendait par paliers vers un horizon de forêts.

— Ici commence l’Artois,
Monseigneur, dit l’un des cavaliers, le sire Jean de Varennes, en s’adressant
au chef de la troupe.

— Mon comté ! Voici enfin
mon comté, dit le géant. Voici ma bonne terre que depuis quatorze années je
n’ai pas foulée !

Le silence de midi s’étendait sur
les champs écrasés de soleil. On n’entendait que la respiration des chevaux
soufflant après l’effort et le vol des bourdons ivres de chaleur.

Robert d’Artois sauta brusquement à
bas de sa monture, dont il lança la bride à son valet Lormet, grimpa le talus
en écrasant les herbes, et entra dans le premier champ. Ses compagnons
restèrent immobiles, respectant la solitude de sa joie. Robert avançait de son
pas de colosse à travers les épis, déjà lourds et dorés, qui lui montaient aux
cuisses. De la main, il les caressait comme la robe d’un cheval docile ou les
cheveux d’une maîtresse blonde.

— Ma terre, mon blé !
répétait-il.

On le vit soudain s’abattre dans le
champ, s’y étendre, s’y vautrer, s’y rouler follement parmi les graminées comme
s’il voulait s’y confondre ; il mordait les épis, à pleines dents, pour
trouver au cœur du grain cette saveur laiteuse qu’il a un mois avant la
moisson ; il ne sentait même pas qu’il s’écorchait les lèvres aux barbes
du froment. Il s’enivrait de ciel bleu, de terre sèche et du parfum des tiges
croissantes, faisant autant de ravages, à lui seul, qu’une compagnie de
sangliers. Il se releva, superbe et tout froissé, et revint vers ses compagnons
le poing serré sur une glane brutalement arrachée.

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