La Loi des mâles (22 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Loi des mâles
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— Je l’aurais cru plus acharné
dans la désespérance, dit le régent.

Un autre, voulant faire étalage de
panache, se fût sans doute, vers cet homme seul, avancé seul. Mais Philippe de
Poitiers avait une autre conception de sa dignité, et ce n’était pas geste de
chevalerie qu’il lui importait d’accomplir, mais geste de roi. Il attendit
donc, sans bouger d’un pas, que Robert d’Artois, tout boueux, tout fumant,
s’arrêtât devant lui.

L’armée entière retenait sa
respiration et l’on n’entendait que le cliquetis des mors dans la bouche des
chevaux.

Le géant jeta sa lance sur le
sol ; le régent contempla cette lance dans le chaume, et ne dit rien.

Robert détacha de sa selle son
heaume et sa longue épée à deux mains, et les envoya rejoindre la lance.

Le régent se taisait toujours ;
il n’avait pas relevé les yeux vers Robert ; il gardait le regard rivé sur
les armes, comme s’il attendait encore autre chose.

Robert d’Artois se décida à
descendre de cheval, fit deux pas en avant, et, les nerfs tremblant de colère,
finit par mettre un genou en terre pour rencontrer les yeux du régent.

— Beau cousin… s’écria-t-il en
ouvrant les bras.

Mais Philippe l’arrêta court.

— Mon cousin, n’avez-vous pas
faim ? lui demanda-t-il.

Et comme l’autre, qui s’apprêtait à
une grande scène avec échange de paroles nobles, relevage, accolade
chevaleresque, restait tout stupéfait, Philippe ajouta :

— Alors, rehaussez-vous en
selle, et gagnons au plus tôt Amiens, où je vous dicterai ma paix. Vous
marcherez à mon flanc, et nous mangerons en route… Héron ! Gamaches !
ramassez les armes de mon cousin.

Robert d’Artois tardait à remonter à
cheval et regardait autour de lui.

— Que cherchez-vous ? dit
encore le régent.

— Je ne cherche rien, Philippe.
Je contemple ce champ pour ne point l’oublier, répondit d’Artois.

Et il posa sa main sur sa poitrine,
à la place où, à travers la broigne, il pouvait sentir le sachet de velours
dans lequel il avait enfermé, ainsi que des reliques, les épis maintenant
poudreux qu’il avait cueillis en ce lieu même, un jour d’été. Un sourire plein
de morgue passa sur ses lèvres.

Lorsqu’il fut à trotter auprès du
régent, il retrouva son habituelle assurance.

— C’est une belle armée que
vous avez réunie là, mon cousin, pour ne faire qu’un seul prisonnier, dit-il
d’un ton railleur.

— La prise de vingt bannières,
mon cousin, répondit Philippe du même air, me ferait moins plaisir en ce jour
que votre compagnie… Mais dites-moi donc ce qui vous a poussé à si vite vous
rendre ; car enfin, si même le nombre est pour moi, je sais bien que ce
n’est pas le courage qui vous fait défaut !

— J’ai pensé qu’à nous
affronter en guerre, nous allions faire souffrir trop de pauvres gens.

— Que vous voilà soudain
sensible, Robert, dit Philippe de Poitiers. On ne m’a point rapporté qu’en ces
derniers temps vous ayez donné telles preuves de charité.

— Notre Saint-Père le nouveau
pape a pris le soin de m’écrire pour m’éclairer.

— Et pieux, maintenant !
s’écria le régent.

— Comme les termes de sa lettre
ressemblaient tout juste à vos semonces, j’ai compris que je ne pouvais lutter
à la fois contre le ciel et la terre, et j’ai résolu de me montrer loyal sujet
autant que bon chrétien.

— Du cœur, de la religion, de
la loyauté ! Vous êtes bien changé, mon cousin.

En même temps, Philippe, regardant
de côté le large menton du géant, se disait : « Moque-toi,
moque-toi ; tu feras moins le gaillard tout à l’heure, quand tu sauras la
paix que je vais t’imposer. »

Mais, devant le Conseil qui fut
réuni aussitôt après l’arrivée dans Amiens, Robert conserva la même attitude.
Il accepta tout ce qui lui fut demandé, sans se rebeller, sans chicaner, à
croire qu’il n’écoutait même pas le traité qu’on lui lisait.

Il s’engageait à rendre « tout
château, forteresse, seigneurie et toutes choses qu’il avait prises ou
occupées ». Il se portait garant de la restitution de toutes les places
saisies par ses partisans. Il concluait trêve avec Mahaut jusqu’aux Pâques
prochaines ; d’ici là, la comtesse ferait savoir sa volonté, et la cour
des pairs se prononcerait sur les droits des deux parties. Le régent, pour
l’instant, gouvernerait directement l’Artois et y placerait tels gardiens,
officiers et châtelains qu’il voudrait. Enfin, jusqu’à la décision des pairs,
les revenus du comté seraient perçus par le comte d’Évreux… et par le comte de
Valois.

En entendant cette dernière clause,
Robert comprit de quel prix avait été achetée la défection de son principal
allié. Mais même là, il ne broncha pas et signa le tout.

Cette excessive soumission
commençait d’inquiéter le régent. « Quel coup fourré
manigance-t-il ? » se disait Philippe.

Comme il était pressé de rentrer à
Paris pour l’accouchement de la reine, il laissa le soin à ses deux maréchaux,
avec une partie des troupes à solde, d’aller relever le connétable en Artois et
de veiller sur place à l’exécution du traité. Robert assista en souriant au
départ des maréchaux.

Son calcul était simple. En venant
se rendre seul, il avait évité le désarmement de ses troupes. Fiennes,
Souastre, Picquigny et les autres allaient continuer une petite guerre de
troubles et d’usure. Le régent ne pourrait pas, toutes les quinzaines, remettre
sur pied pareille expédition ; le Trésor n’y aurait pas suffi. Robert
avait donc plusieurs mois de tranquillité devant lui. Pour l’heure il préférait
revenir à Paris, et jugeait l’occasion assez opportune. Car il se pourrait bien
qu’avant peu il n’y eût plus ni de régent, ni de Mahaut.

En effet – et c’était là la
vraie raison de son sourire – Robert avait réussi à retrouver la dame de
Fériennes, fournisseuse en poison de la comtesse d’Artois. Il l’avait retrouvée
en faisant suivre deux espions du régent qui la cherchaient aussi. Isabelle de
Fériennes et son fils avaient été arrêtés alors qu’ils vendaient le matériel
nécessaire à un envoûtement. Les gens de Robert avaient supprimé les espions du
régent, et maintenant la magicienne, après avoir dicté une belle et complète
confession, était gardée dans un château d’Artois.

« Tu feras belle mine, mon
cousin, se disait-il en regardant Philippe, lorsque je commanderai à Jean de
Varennes de m’amener cette femme et que je la présenterai au Conseil des pairs,
afin qu’elle avoue comment ta belle-mère, pour ton compte, a su assassiner ton
frère ! Et ton cher pape lui-même n’y pourra rien. »

Durant tout le voyage, le régent
garda Robert à côté de lui ; aux haltes, ils mangeaient à la même
table ; la nuit, dans les monastères ou les châteaux royaux, ils
couchaient porte à porte, et les nombreux serviteurs du régent entouraient
Robert d’une surveillance étroite. Mais à boire, dîner et dormir auprès de son
ennemi, on ne peut se défendre de certains sentiments fraternels à son
égard ; les deux cousins n’avaient jamais connu pareille intimité. Le
régent ne semblait pas tenir particulière rigueur à Robert des fatigues et des
frais qu’il lui avait occasionnés ; il paraissait même s’amuser assez des
grasses plaisanteries du géant et de ses airs de fausse franchise.

« Encore un peu, et il va
m’aimer tout de bon, le gueux ! se disait Robert. Comme je le berne, comme
je le berne bien ! »

Au matin du 11 novembre, alors
qu’ils arrivaient à la porte de Paris, Philippe arrêta soudain son cheval.

— Mon bon cousin, vous vous
êtes l’autre jour, à Amiens, porté garant de la remise à mes maréchaux de tous
les châteaux. Or, j’apprends avec peine que plusieurs de vos amis n’obéissent
pas au traité et qu’ils refusent de livrer les places.

Robert sourit et écarta les mains
d’un geste d’impuissance.

— Vous vous êtes porte garant,
répéta Philippe.

— Eh oui, mon cousin, j’ai
souscrit à tout ce que vous désiriez. Mais comme vous m’avez ôté tout pouvoir,
c’est à vos maréchaux de vous faire obéir.

Le régent caressa pensivement
l’encolure de son cheval.

— Est-il vrai, Robert,
reprit-il, que vous m’avez inventé le surnom de Portes-Closes ?

— C’est vrai, mon cousin, c’est
vrai, dit l’autre en riant. Car vous vous servez fort des portes pour
gouverner.

— Eh bien, cousin, dit le
régent, vous irez donc loger en la prison du Châtelet, et vous y resterez
jusqu’à ce que le dernier château d’Artois me soit livré.

Robert, pour la première fois depuis
sa reddition, pâlit un peu. Tout son plan s’écroulait, et la dame de Fériennes
ne pourrait pas lui servir de sitôt.

 

TROISIÈME PARTIE
DE DEUIL EN SACRE

 

I
UNE NOURRICE POUR LE ROI

Jean I
er
, roi de
France, fils posthume de Louis X Hutin, naquit dans la nuit du 13 au 14
novembre 1316, au château de Vincennes.

La nouvelle fut aussitôt proclamée
et les seigneurs endossèrent leurs vêtements de soie. Dans les tavernes, les
truands et les ivrognes, pour qui tout événement était occasion de boire,
commencèrent dès midi à se saouler et à braire. Et les négociants en objets
fins, orfèvres, marchands de soieries, fabricants de draps précieux et de
passementeries, vendeurs d’épices, de poissons rares et de produits
d’outre-mer, se frottèrent les mains en rêvant aux fournitures des réjouissances.

Les rues souriaient. Les gens
s’abordaient, comme ragaillardis, en s’écriant :

— Alors, mon compère, nous
avons un roi !

La joie pénétrait jusque dans les
couvents où abbés et aumôniers annonçaient et commentaient l’événement.

À l’hôtellerie du couvent des
Clarisses, Marie de Cressay, quatre jours plus tôt, avait mis au monde un petit
garçon qui pesait fortement ses huit livres, promettait d’être blond ainsi que
sa mère et tétait, les yeux fermés, avec la voracité d’un jeune chiot.

À tout instant les novices,
encapuchonnées de blanc, entraient dans la cellule de Marie pour la voir langer
son enfant, pour contempler son visage radieux pendant qu’elle allaitait, pour
regarder cette poitrine rose, abondante, épanouie, pour admirer, elles
destinées à une virginité définitive, le miracle de la maternité autrement
qu’en figure de vitrail.

Car s’il arrivait parfois qu’une
nonne fautât, cela ne se produisait pas aussi souvent que l’assuraient les
rimeurs publics en leurs chansons, et un nouveau-né dans un couvent des
Clarisses n’était quand même pas chose fréquente.

— Le roi s’appelle Jean, comme
mon enfant, disait Marie. Ce fut toujours l’usage, dans ma famille, d’appeler
ainsi le premier-né.

Elle voyait dans cette coïncidence
un heureux présage. Une nouvelle génération de garçons allait porter le prénom
du roi, d’autant plus frappant qu’il était nouveau pour la monarchie. À tous
les petits Philippe, à tous les petits Louis, succéderaient une infinité de
petits Jean à travers le royaume. « Le mien est le premier », pensait
Marie.

Le hâtif crépuscule d’automne
commençait à tomber quand une jeune nonne pénétra dans la cellule.

— Dame Marie, dit-elle, la mère
abbesse vous demande au parloir. Quelqu’un vous y attend.

— Qui m’attend ?

— Je ne sais, je n’ai point vu.
Mais je crois que vous allez partir.

Le sang monta aux joues de Marie.

— C’est Guccio, c’est
Guccio ! C’est le père… expliqua-t-elle aux novices. C’est mon époux qui
vient nous chercher, sûrement.

Elle ferma la coulisse de son
corsage, remonta vivement ses cheveux en se regardant dans la fenêtre dont la
vitre lui servait de sombre miroir, mit sa chape sur ses épaules, hésita un
instant devant le berceau posé sur le sol. Devait-elle descendre l’enfant, pour
offrir aussitôt à Guccio la merveilleuse surprise ?

— Voyez comme il dort, cet
angelot, dirent les petites novices. N’allez point l’éveiller ni lui faire
prendre froid ! Courez ; nous allons bien le veiller.

— Ne le sortez pas de son
bercel, ne le touchez pas ! dit Marie.

En descendant l’escalier, elle était
déjà torturée d’inquiétude maternelle. « Pourvu qu’elles n’aillent point
jouer avec lui et le laisser choir ! » Mais ses pieds volaient vers
le parloir, et elle s’étonnait de se sentir si légère.

Dans la salle blanche, décorée
seulement d’un grand crucifix et éclairée par deux cierges qui doublaient
chaque objet, chaque forme, d’une ombre immense, la mère abbesse, les mains
croisées dans ses manches, parlait avec madame de Bouville.

En apercevant la femme du curateur,
Marie éprouva plus qu’une déception ; elle eut la certitude immédiate,
inexplicable, absolue, que cette personne sèche, au visage grillagé de rides
verticales, lui apportait le malheur.

Une autre que Marie se fût contentée
de penser qu’elle n’aimait pas madame de Bouville ; mais chez Marie de Cressay
tous les sentiments prenaient une tournure passionnée, et elle donnait à ses
sympathies ou à ses aversions la valeur de signes du destin. « Je suis
sûre qu’elle vient me faire du mal ! » se dit-elle.

D’un regard aigu, sans
bienveillance, madame de Bouville l’examinait des pieds à la tête.

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