Les Poisons de la couronne (19 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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Jean haussa les épaules.

— C’est encore Marie qui nous a
conté cela, dit-il. Il y est allé comme marchand, pour faire son négoce.

— Et même si le roi l’a envoyé
à Naples, cela ne veut pas dire qu’il lui donnerait sa fille ! s’écria
dame Eliabel.

— Ma pauvre mère… répliqua
Pierre ; Marie n’est pas la fille du roi de France, que je sache !
Elle est fort belle, certes…

— Je ne vendrai pas ma sœur
pour argent, cria Jean de Cressay.

Ses yeux brillaient au milieu d’un
poil hirsute.

— Tu ne la vendrais pas, non,
répondit Pierre ; mais tu t’accommoderais pour elle d’un barbon, sans
t’offenser qu’il fût riche, à condition qu’il traînât éperons à ses talons
goutteux. Si elle aime Guccio, tu ne la vends pas !… La noblesse ?
Bah ! Nous sommes assez de deux garçons pour la maintenir. Je me dois de vous
dire que je ne verrais pas ce mariage d’un si mauvais regard.

— Et tu ne verrais point non
plus d’un mauvais regard ta sœur installée à Neauphle, dans notre fief,
derrière un comptoir de banque, à peser le billon et à trafiquer de
l’épice ? Tu déraisonnes, Pierre, et je me demande d’où peut te venir si
peu de respect de ce que nous sommes, dit dame Eliabel. En tout cas, je ne
consentirai jamais à une telle mésalliance, et ton frère non plus ;
n’est-il pas vrai, Jean ?

— Certes, ma mère, et c’est
déjà trop que d’en débattre. Je prie Pierre de n’en plus jamais parler.

— C’est bon, c’est bon, tu es
l’aîné ; agis comme tu l’entends, dit Pierre.

— Un Lombard ! Un
Lombard ! reprit dame Eliabel. Ce jeune Guccio arrive, me
dites-vous ? Laissez-moi faire, mes fils. La créance et les obligations
que nous lui avons nous empêchent de lui fermer notre porte. Soit, nous allons
bien le recevoir ; mais s’il est fourbe, je le serai aussi, et je me
charge de lui ôter l’envie de venir à nouveau, si c’est pour le motif que nous
craignons !

 

II
LA RÉCEPTION DE DAME ELIABEL

Le lendemain, dès l’aube, il semblait
que la fièvre qui agitait le comptoir de Neauphle eût gagné le manoir de
Cressay. Dame Eliabel bousculait sa servante et six serfs du domaine avaient
été requis en corvée pour la journée. On lavait les dalles à grande eau, on
dressait la table, on entassait les bûches de part et d’autre de la
cheminée ; l’écurie était garnie de paille fraîche, la cour balayée ;
dans la cuisine, un marcassin et un mouton entiers tournaient déjà sur leur
broche ; les pâtés cuisaient au four ; et le bruit se répandait dans
le hameau que les Cressay attendaient un envoyé du roi.

L’air était froid, léger, traversé
d’un pâle soleil de janvier qui égayait les branchages nus et posait dans les
flaques des chemins quelques gouttes de lumière.

Guccio arriva en fin de matinée,
couvert d’un manteau doublé de fourrure, coiffé d’un large chaperon de drap
vert dont la crête lui retombait sur l’épaule, et monté sur un beau cheval bai,
bien nourri et finement harnaché. Il était accompagné d’un valet, et sentait
d’une lieue l’homme riche.

Il trouva la châtelaine et ses deux
fils en vêtements de fête. L’accueil qu’on lui fit, l’empressement des
serviteurs, les embrassades de dame Eliabel, l’apprêt du couvert et de la
maison, lui parurent signes d’excellent augure. Marie, d’évidence, avait parlé
à sa famille. On savait pourquoi il venait, et on le traitait déjà comme le
fiancé. Pierre de Cressay, toutefois, montrait un peu de gêne.

— Mes bons amis, s’écria Guccio,
que j’ai donc de joie à vous revoir ! Mais il ne fallait pas vous mettre
tellement en frais. Traitez-moi tout juste comme si j’étais de votre famille.

Le mot déplut à Jean, qui échangea
un regard avec sa mère.

Guccio avait un peu changé d’aspect.
De son accident, il lui restait une légère raideur dans la jambe droite qui
n’était pas sans donner quelque élégance hautaine à sa démarche. Les semaines
d’immobilité sur un lit d’hôpital avaient favorisé une dernière poussée de
croissance. Ses traits s’étaient accusés ; son visage offrait une
expression plus sérieuse, mûrie. L’adolescence chez lui s’effaçait pour lui
laisser prendre son apparence d’homme.

Sans avoir rien perdu de son
assurance d’antan, bien au contraire, il se donnait moins de mal pour en imposer
à autrui. Il parlait avec moins d’accent et un peu plus de lenteur, mais
toujours avec autant de gestes.

Regardant les murs autour de lui
comme si déjà il en était le maître, il demanda aux frères Cressay s’ils
avaient l’intention d’effectuer quelques réparations sur leur manoir.

— J’ai vu en Italie, dit-il,
certains plafonds à peinture qui seraient ici du meilleur effet. Et votre salle
d’étuve, ne comptez-vous pas la rebâtir ? On en fait aujourd’hui de
petites qui ont beaucoup de commodité et, à mon avis, ceci est indispensable
aux soins du corps, pour les gens de qualité.

Il fallait comprendre, en
sous-entendu : « Je suis prêt à payer tout cela, car c’est ainsi que
j’aime à vivre. » Guccio avait également des idées sur le mobilier, sur
les tapisseries à suspendre aux murailles pour les égayer. Il commençait à fort
agacer Jean de Cressay, et Pierre lui-même estimait que c’était aller un peu
vite en besogne que de parler, au débotté, de refaire déjà toute la maison.

Guccio devisait ainsi, de choses et
d’autres, depuis une demi-heure, et Marie n’était toujours pas apparue.
« Peut-être, pensa-t-il, dois-je d’abord me déclarer…»

— Aurai-je le plaisir de voir
mademoiselle Marie ; nous fait-elle compagnie pour dîner ?

— Certes, certes ; elle
s’apprête, elle descendra tout à l’heure, répondit dame Eliabel. Vous allez la
trouver bien différente ; elle est tout à son nouveau bonheur.

Guccio se leva, le cœur battant.

— Vraiment ? s’écria-t-il.
Oh ! Dame Eliabel, quelle joie vous me causez !

— Oui, et nous aussi, nous
sommes bien joyeux de pouvoir nous louer de cette bonne nouvelle avec un ami
tel que vous. Notre chère Marie est fiancée…

Elle marqua un temps.

— … elle est fiancée à
l’un de nos parents, le sire de Saint-Venant, un gentilhomme d’Artois de fort
vieille noblesse qui s’est épris d’elle, et dont elle est éprise.

Guccio demeura un instant comme dans
le brouillard, incapable de parler, tripotant machinalement le reliquaire d’or
que lui avait donné la reine Clémence et qui brillait sur son justaucorps de
deux couleurs, à la dernière mode italienne. Il entendit Jean de Cressay ouvrir
la porte et appeler sa sœur.

Faisant effort pour se reprendre,
Guccio dit, d’une voix qui lui sembla celle d’un autre :

— Et quand les noces
auront-elles lieu ?

— Aux premiers jours de l’été,
répondit dame Eliabel.

— Mais c’est tout juste comme
si c’était fait, précisa Jean de Cressay, car les paroles sont échangées.

Celle à qui Guccio dédiait ses
pensées depuis tant de mois, dont il avait si souvent parlé à Clémence de
Hongrie, à Bouville, à Tolomei, et qui avait été dans l’éloignement et la
maladie le centre de ses rêves, entra, raide, distante, mais les yeux rouges.
Elle souhaita du bout des lèvres la bienvenue à Guccio. Il se contraignit à la
féliciter, et elle mit autant de dignité qu’elle put à recevoir ses
compliments. Elle était tout près d’éclater en sanglots, mais réussit à se
dominer, si bien que Guccio prit pour une froideur réelle ce qui n’était chez
Marie que la crainte de se trahir et d’encourir les châtiments dont on l’avait
menacée.

Le repas, trop copieux, fut pénible.
Dame Eliabel, se délectant de sa propre perfidie, jouait la gaieté, obligeait
son hôte à reprendre de chaque plat et ordonnait aux serviteurs de lui porter
un nouveau quartier de mouton ou de marcassin sur sa tranche de pain.

— Avez-vous perdu l’appétit en
vos longs voyages ? s’écriait-elle. Allons, allons, messire Guccio, il
faut se bien nourrir à votre âge. N’est-ce point de votre goût ?…
Servez-vous mieux de ce pâté !

Pas une fois Guccio ne put rencontrer
le regard de Marie.

« Elle ne paraît pas trop fière
d’avoir renié la foi qu’elle m’avait jurée, pensait-il. N’ai-je donc échappé à
la mort que pour recevoir pareil affront ! Ah ! Mes craintes
n’étaient pas vaines, quand je désespérais à l’hôtel-Dieu de Marseille. Et ces
absurdes lettres que je lui ai envoyées ! Mais pourquoi m’avoir fait
répondre par Ricardo qu’elle demeurait dans les mêmes pensées, et qu’elle se
languissait de m’attendre… alors qu’elle s’engageait ailleurs ? Cela est
traîtrise et je ne le pardonnerai jamais. Ah ! Le mauvais dîner que
voilà ! Jamais je n’en ai goûté de pire. »

La recherche d’une vengeance est
parfois un dérivatif au chagrin. « Je pourrais, bien sûr, pensait Guccio,
exiger immédiatement le remboursement de la créance, et peut-être cela les
mettrait-il en telle difficulté qu’il leur faudrait renoncer aux noces. »
Mais le procédé lui parut d’une inadmissible bassesse. Avec des bourgeois, il
en aurait peut-être usé ainsi ; avec des gentilshommes qui prétendaient l’écraser
de leur noblesse, il cherchait une réponse de gentilhomme. Il voulait leur
prouver qu’il était plus grand seigneur que tous les Cressay et tous les
Saint-Venant de la terre.

Ce souci l’occupa pendant la fin du
repas. Comme on disposait les desserts, il détacha soudain son reliquaire et le
tendit à la jeune fille en disant :

— Voici, belle Marie, le cadeau
qu’il me plaît de vous offrir pour vos noces. C’est la reine Clémence… oui,
c’est la reine de France qui me l’a elle-même attaché au col pour les services
que je lui ai portés et l’amitié dont elle m’honore. Une relique de saint
Jean-Baptiste y est enfermée. Je ne pensais pas vouloir jamais m’en
séparer ; mais il semble qu’on puisse se défaire sans peine de ce qu’on
tenait pour le bien le plus cher… Que ceci donc vous protège, ainsi que les
enfants que je vous souhaite d’avoir avec votre gentilhomme d’Artois.

Il n’avait trouvé que cette manière
à la fois de témoigner son mépris et de prouver aux Cressay qu’ils avaient fait
fi, en sa personne, d’un beau parti. C’était payer cher l’occasion d’une
phrase. Décidément, envers ces gens qui n’avaient pas trois deniers vaillants,
les grands mouvements d’âme de Guccio se soldaient toujours par un geste
coûteux. Venu pour prendre, il s’en allait immanquablement en ayant donné.

Marie eut grand-peine à ne pas
fondre en larmes. Ses mains tremblaient lorsqu’elle approcha le reliquaire de
ses lèvres. Mais Guccio s’était déjà détourné.

Prétextant sa blessure récente et la
fatigue du voyage, il prit congé sur-le-champ, appela son valet, passa son
manteau fourré, sauta en selle et sortit de la cour de Cressay avec la
certitude qu’il n’y remettrait plus les pieds.

— À présent, il nous faudrait
tout de même écrire au cousin de Saint-Venant, dit dame Eliabel à ses fils
lorsque Guccio eut passé le portail.

Rentré au comptoir de Neauphle,
Guccio ne desserra pas les dents de la soirée. Il se fit présenter les livres
et feignit de s’absorber dans l’examen des comptes. Le commis Ricardo comprit
bien que les affaires de son jeune maître avaient rencontré quelque
traverse ; mais il jugea prudent de s’abstenir d’aucune question.

Guccio passa une nuit sans sommeil
dans l’appartement qu’on lui avait préparé avec tant de soin pour un long
séjour Maintenant, il regrettait son reliquaire, il regrettait sa décision de
se fixer à Neauphle, il regrettait ses lettres, il regrettait tout. « Elle
ne méritait pas tant ; je ne suis qu’un sot… Et l’oncle Spinello, comment
va-t-il prendre mon retour ? se demandait-il en s’agitant entre les draps
rugueux. Car je ne demeurerai pas ici un jour de plus, après une telle
humiliation… Je n’en ferai jamais d’autres et le sort, vraiment, m’est
contraire. Je pouvais revenir dans l’escorte de la reine et obtenir une charge
dans sa maison, je manque le quai pour avoir voulu sauter trop vite, et me
voilà en hospice pendant six mois Au lieu de rentrer à Paris et d’y travailler
à ma fortune, je me précipite en ce bourg perdu, afin d’épouser une fille de
campagne dont je me monte la tête depuis bientôt deux ans, comme s’il n’était
d’autre femme à travers le monde !… et je la trouve engagée à un niais de
sa race. Beau travail ! »

Au matin, épuisé de regrets, de
rancune et d’insomnie, il fit boucler son bagage et seller son cheval. Il
avalait un bol de soupe, avant de partir, lorsque la servante qu’il avait vue
la veille à Cressay se présenta au comptoir et demanda à lui parler sans
témoin. Elle était chargée d’un message : Marie, qui avait réussi à
s’échapper pour une heure, attendait Guccio à mi-chemin entre Neauphle et Cressay,
au bord de la Mauldre, « à l’endroit que vous savez bien »,
ajouta-t-elle.

Guccio comprit qu’il s’agissait du
clos de pommiers, au bord de la rivière, où Marie et lui avaient échangé leur
premier baiser.

— Dites à madame Marie que
c’est de sa part un soin inutile, car, pour la mienne, je ne souhaite plus la
rencontrer.

— Madame Marie fait peine à
voir, dit la servante. Je vous jure, messire, que vous devriez aller la
retrouver ; si l’on vous a offensé, cela ne vient point d’elle.

Sans daigner répondre, il se mit en
selle en s’engagea sur la route. « Le quai de Marseille… le quai de
Marseille… Que cela me serve de leçon, se disait-il. Assez de sottises. Dieu
sait ce qui m’attend encore si je la revois ! Qu’elle mange donc ses
larmes toute seule, s’il lui vient l’envie de pleurer ! »

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