Read Les Poisons de la couronne Online

Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

Les Poisons de la couronne (14 page)

BOOK: Les Poisons de la couronne
11.49Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Et comme ils passaient près d’elle,
elle ajouta, plus bas :

— Je vous avais bien dit
qu’elle vous aimait.

Elle les contempla tandis qu’ils
passaient la porte. Puis elle fit signe à Béatrice d’Hirson de les suivre,
discrètement.

Plus tard, dans la nuit, alors que
la comtesse Mahaut, pour réparer ses fatigues, avalait au lit son sixième et
dernier repas, Béatrice entra, un demi-sourire aux lèvres.

— Alors ? dit Mahaut.

— Alors, Madame, le philtre a
bien eu l’effet que nous en attendions. À présent, ils dorment.

Mahaut se renversa un peu sur ses
oreillers.

— Dieu soit loué, dit-elle.
Nous avons refait le second couple du royaume.

 

IV
L’AMITIÉ D’UNE SERVANTE

Et quelques semaines passèrent, qui
furent à peu près calmes pour l’Artois. Les parties adverses se retrouvèrent à
Arras, puis à Compiègne, et le roi promit de rendre son arbitrage avant la
Noël. Les alliés, provisoirement apaisés, rentrèrent en leurs châteaux sombres.

Les champs étaient noirs et déserts,
les brebis bêlaient au fond des bergeries. Les aubes de décembre, fumeuses,
ressemblaient à des feux de bois vert.

Au manoir de Vincennes, entouré par
la forêt, la reine Clémence découvrait l’hiver de France.

L’après-midi, la reine brodait. Elle
avait entrepris une grande nappe d’autel qui figurait le paradis. Les élus s’y
promenaient sous un ciel uniformément bleu, parmi les citronniers et les
orangers ; paradis bien proche des jardins de Naples.

« On n’est pas reine pour être
heureuse », pensait souvent Clémence, se répétant les paroles de sa
grand-mère Marie de Hongrie. Non qu’elle fût malheureuse à proprement
parler ; elle n’avait aucune raison de l’être. « Je suis injuste, se
disait-elle, de ne point remercier à tout instant le Créateur de ce qu’il m’a
donné. » Elle ne pouvait comprendre la raison d’une lassitude, d’une
mélancolie, d’un ennui qui, jour après jour, s’appesantissaient sur elle.

N’était-elle pas environnée de mille
soins ? Six dames de parage, choisies parmi les plus nobles femmes du
royaume, et d’innombrables servantes se relayaient auprès d’elle pour exécuter
ses moindres désirs, prévenir ses moindres gestes, porter son missel, préparer
son aiguille, tenir son miroir, la coiffer, la couvrir d’un manteau sitôt que
la température fraîchissait… Plusieurs chevaucheurs avaient pour seule mission
de courir entre Naples et Vincennes, afin d’acheminer la correspondance qu’elle
échangeait avec sa grand-mère, avec son oncle le roi Robert et tous ses
parents.

Clémence disposait de quatre
haquenées blanches, harnachées de freins d’argent et de rênes de soie tissées
de fils d’or ; et, pour les longs déplacements, on lui avait offert un
grand chariot de voyage si beau, si riche, avec ses roues flamboyantes comme
des soleils, que celui de la comtesse Mahaut, à côté, semblait tout juste un
char à foin.

Louis n’était-il pas le meilleur
époux de la terre ?

Parce que Clémence avait dit en
visitant Vincennes que ce château lui plaisait et qu’elle aimerait y vivre,
Louis aussitôt avait décidé de s’y installer à demeure. De nombreux seigneurs,
imitant le roi, s’organisaient résidence dans les parages. Et Clémence, qui
n’avait pas imaginé ce que serait l’hiver à Vincennes, n’osait avouer
maintenant qu’elle eût préféré regagner Paris.

Vraiment, le roi la comblait. Il ne
se passait de jour qu’il ne lui portât un nouveau présent.

— Je veux, ma mie, lui avait-il
dit, que vous soyez la dame la mieux pourvue du monde.

Mais avait-elle besoin de trois
couronnes d’or, l’une incrustée de dix gros rubis balais, l’autre de quatre
grandes émeraudes, de seize petites et de quatre-vingts perles, et la troisième
avec encore des perles, encore des émeraudes, encore des rubis ?

Pour sa table, Louis lui avait
acheté douze hanaps de vermeil émaillés, aux armes de France et de Hongrie. Et
parce qu’elle était pieuse et qu’il admirait fort sa dévotion, il lui avait
offert un reliquaire, d’un prix de huit cents livres, et contenant un fragment
de la Vraie Croix. C’eût été décourager tant de bon vouloir que de dire à son
époux qu’on pouvait aussi bien faire sa prière au milieu d’un jardin, et que le
plus bel ostensoir du monde, en dépit de tout l’art des orfèvres et de toute la
fortune des rois, c’était encore le soleil brillant dans un ciel bleu au-dessus
de la mer.

Le mois précédent, Louis lui avait
fait don de terres qu’elle irait visiter à une meilleure saison, les maisons et
manoirs de Mainneville, Hébécourt, Saint-Denis de Fermans, Wardes et Dampierre,
les forêts de Lyons et de Bray
[13]
.

— Pourquoi, mon doux seigneur,
lui avait-elle demandé, vous déposséder de tant de biens en ma faveur, puisque
de toute manière, je ne suis que votre servante, et n’en puis profiter qu’à
travers vous ?

— Je ne m’en dépossède point,
avait répondu Louis. Toutes ces seigneuries appartenaient à Marigny, à qui par
jugement je les ai reprises, et j’en puis disposer comme il me plaît.

En dépit de la répugnance qu’elle
avait à hériter les biens d’un pendu, pouvait-elle les refuser alors qu’ils lui
étaient présentés comme dons d’amour, et que cet amour, le roi tenait à le
proclamer dans l’acte même de donation « 
pour la joyeuse et agréable
compagnie que Clémence nous porte humblement et
amiablement
…» ?

Et il lui avait encore accordé en
propriété les maisons de Corbeil et de Fontainebleau. Chaque nuit qu’il passait
auprès d’elle semblait valoir un château. Ah oui ! Messire Louis l’aimait
bien. Jamais, en sa présence, il ne s’était montré hutin, et elle ne comprenait
pas comment ce surnom lui était venu. Jamais de querelle entre eux, jamais de
violence. Dieu, vraiment, lui avait donné un bon époux.

Et malgré tout, Clémence s’ennuyait,
et soupirait en tirant les fils d’or de ses citrons brodés.

Elle avait fait effort, vainement,
pour s’intéresser aux affaires d’Artois dont Louis, parfois, le soir,
discourait tout seul devant elle en marchant à travers la chambre.

Elle était effrayée par les grandes
apostrophes de Robert d’Artois, et la manière dont il lui criait :
« ma cousine ! » comme s’il arrêtait sa meute ; cet
homme-là, pour elle, restait avant tout un étrangleur de renards. Elle était
agacée par Monseigneur de Valois, qui souvent lui disait :

— Alors, ma nièce, quand donc
donnerez-vous un héritier au royaume ?

— Quand Dieu voudra, mon oncle,
répondait-elle doucement.

En fait, elle n’avait pas d’amis.
Elle sentait, parce qu’elle était fine et sans vanité, que toute marque d’affection
qu’on lui témoignait était intéressée. Elle apprenait que les rois ne sont
jamais aimés pour eux-mêmes, et que les gens, en s’agenouillant devant eux,
cherchent toujours à ramasser sur le tapis quelque miette de puissance.

« On n’est pas reine pour être
heureuse ; il se peut même que d’être reine empêche qu’on soit
heureuse », se répétait Clémence l’après-midi où Monseigneur de Valois, le
pas toujours pressé, entra chez elle et lui dit :

— Ma nièce, je vous porte une
nouvelle qui va fort agiter la cour. Votre belle-sœur Madame de Poitiers est
grosse. Les matrones l’ont certifié ce matin.

— Je suis fort aise pour Madame
de Poitiers, répondit Clémence.

— Elle peut vous avoir
reconnaissance, reprit Charles de Valois, car c’est bien à vous qu’elle doit son
état d’à présent. Si vous n’aviez point demandé son pardon le jour de vos
épousailles, je doute fort que Louis l’eût si vite accordé.

— Dieu me prouve donc que j’ai
bien fait, puisqu’il vient de bénir cette union.

— Il semble que Dieu bénisse
moins rapidement la vôtre. Quand donc vous déciderez-vous, ma nièce, à suivre
l’exemple de votre belle-sœur ? Il est dommage en vérité qu’elle vous ait
devancée. Allons Clémence, laissez-moi vous parler comme un père. Vous savez
que je n’aime pas mâcher les choses que j’ai à dire… Louis remplit-il bien ses
devoirs auprès de vous ?

— Louis m’est aussi attentif
qu’un époux peut l’être.

— Voyons, ma nièce,
entendez-moi bien ; j’entends ses devoirs d’époux chrétien, ses devoirs de
corps, si vous préférez.

Le rouge monta au front de Clémence.
Elle balbutia :

— Je ne vois pas que Louis ait
en rien à être repris sur ce point. Je ne suis guère mariée que depuis cinq
mois et je ne pense pas qu’il y ait lieu de vous alarmer déjà.

— Mais enfin, honore-t-il bien
régulièrement votre couche ?

— Presque chaque nuit, mon
oncle, si c’est cela que vous tenez à apprendre ; et plus que d’être sa
servante lorsqu’il le veut, je ne puis.

— Eh bien ! souhaitons,
souhaitons ! dit Charles de Valois. Mais comprenez, ma nièce, que c’est
moi qui ai fait votre mariage ; je ne voudrais pas qu’on me reprochât un
mauvais choix.

Alors Clémence, pour la première
fois, eut un mouvement de colère. Elle repoussa sa broderie, se leva de son
siège et, d’une voix où l’on pouvait reconnaître le ton de la vieille reine
Marie, elle répondit :

— Vous semblez oublier, messire
mon oncle, que ma grand-mère a donné le jour à treize enfants, et que ma mère
Clémence de Habsbourg en avait déjà trois lorsqu’elle mourut à peu près à l’âge
que j’ai. Ma tante Marguerite, votre première épouse, ne vous a pas donné motif
de vous plaindre, que je sache. Les femmes de notre famille sont fécondes, et
le prouvent en maints royaumes. Si donc il y a empêchement au vœu que vous
formez, il ne saurait venir de mon sang. Et sur ce point, messire, nous avons
assez parlé pour ce jour, et pour toujours.

Elle alla s’enfermer dans sa
chambre, refusant qu’aucune dame de parage la suivît.

Ce fut là qu’Eudeline, la première
lingère, entrant pour préparer le lit, la trouva deux heures plus tard, assise
auprès d’une fenêtre derrière laquelle la nuit était tombée.

— Comment, Madame,
s’écria-t-elle, on vous a laissée sans lumière ! Je vais appeler !

— Non, non, je ne veux
personne, dit faiblement Clémence.

La lingère aviva le feu qui se
mourait, plongea dans les braises une branche résineuse et s’en servit pour
allumer un cierge planté sur un pied de fer.

— Oh ! Madame ! Vous
pleurez ? dit-elle. Vous a-t-on fait peine ?

La reine s’essuya les yeux.

— Un mauvais sentiment me
tourmente l’âme, dit-elle brusquement. Je suis jalouse.

Eudeline la regarda avec surprise.

— Vous, Madame, jalouse ?
Mais quelle raison auriez-vous de l’être ? Je suis bien certaine que notre
Sire Louis ne vous fait pas de tromperie, ni n’en a même l’idée.

— Je suis jalouse de Madame de
Poitiers, reprit Clémence. Je suis envieuse d’elle, qui va avoir un enfant,
alors que moi je n’en attends point. Oh ! J’en suis bien aise pour
elle ; mais je ne savais pas que le bonheur d’autrui pouvait blesser si
fort.

— Ah ! Certes, Madame,
cela peut causer grande douleur, le bonheur des autres !

Eudeline avait dit cela d’une
curieuse manière, non pas comme une servante qui approuve les paroles de sa
maîtresse, mais comme une femme qui a souffert le même mal, et le comprend. Le
ton n’échappa point à Clémence.

— N’as-tu pas d’enfant, toi non
plus ? demanda-t-elle.

— Si fait, Madame, si fait,
j’ai une fille qui porte mon nom et qui vient d’atteindre ses dix ans.

Elle se détourna et commença de
s’affairer autour du lit, rabattant les couvertures de brocart et de menu-vair.

— Tu es depuis longtemps
lingère en ce château ? poursuivit Clémence.

— Depuis le printemps, juste
avant votre venue. Jusque-là, j’étais au palais de la Cité, où je tenais le
linge de notre Sire Louis, après avoir tenu celui de son père, le roi Philippe,
pendant dix ans.

Un silence se fit, où l’on
n’entendit plus que la main de la lingère battant les oreillers.

« Elle connaît à coup sûr tous
les secrets de cette maison… et de ses lits, se disait la reine. Mais non, je
ne lui demanderai rien, je ne l’interrogerai pas. Il est mal de faire parler
les servantes… Ce n’est pas digne de moi. »

Mais qui donc pouvait la renseigner
sinon justement une servante, sinon l’un de ces êtres qui partagent l’intimité
des rois sans en partager le pouvoir ? Jamais, aux princes de la famille,
elle n’aurait l’audace de poser la question qui lui brûlait l’esprit, depuis sa
conversation avec Charles de Valois ; d’ailleurs lui donneraient-ils une
réponse honnête ? Des hautes dames de la cour, aucune n’avait vraiment sa
confiance, parce qu’aucune vraiment n’était son amie. Clémence se sentait
l’étrangère que l’on flatte de vaines louanges, mais que l’on observe, que l’on
guette, et dont la moindre faute, la moindre faiblesse ne sera pas pardonnée.
Aussi ne pouvait-elle se permettre d’abandon qu’auprès des servantes. Eudeline
particulièrement lui semblait rassurante. Le regard droit, le maintien simple,
les gestes appliqués et tranquilles, la première lingère se montrait de jour en
jour plus attentive, et ses prévenances étaient sans ostentation.

Clémence se décida.

BOOK: Les Poisons de la couronne
11.49Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

Guernica by Dave Boling
Minnie Chase Makes a Mistake by Helen MacArthur
The Alchemist by Paulo Coelho
Meridian by Alice Walker
Fort Morgan by Christian, Claudia Hall
The Sexy Stranger Bundle by Madison, Tiffany
Alexander by Kathi S. Barton
Something True by Jessica Roe
Trust by P.J. Adams