Les Poisons de la couronne (21 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: Les Poisons de la couronne
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— Fra Vicenzo demande,
traduisit Guccio, si vous pouvez lui confier la clé de la chapelle, car il doit
repartir fort tôt, et voudrait dire sa messe auparavant.

— Ne désire-t-il pas, répondit
la châtelaine, que l’un de mes fils l’aide à dire son office ?

Guccio se récria. Fra Vicenzo se
lèverait vraiment très tôt, avant la pointe du jour, et insistait pour que
personne ne se dérangeât. Mais lui, Guccio, se ferait un devoir et un bonheur
de l’assister.

Dame Eliabel remit donc au moine une
chandelle, la clé de la chapelle et celle du tabernacle, puis on se sépara.

— Ce Guccio, je crois
décidément que nous l’avons mal jugé, il est bien respectueux des choses de la
religion, dit Pierre de Cressay à son frère en se dirigeant vers leur
appartement, dans l’aile gauche de la maison.

Dame Eliabel occupait la chambre seigneuriale,
au rez-de-chaussée. Marie logeait à mi-étage de la tour carrée par laquelle on
accédait aux pièces réservées pour les hôtes.

Une fois enfermés dans celle qui
leur avait été apprêtée, fra Vicenzo invita Guccio à se confesser. Et soudain
Guccio s’émerveilla des étranges agencements du destin qui l’amenaient, lui,
petit Siennois né dans un des plus riches palais de sa ville, à se trouver là,
agenouillé sur un plancher disjoint, au milieu de la campagne d’Ile-de-France
et se préparant l’âme devant un môme pérugin qu’il connaissait à peine, pour
épouser nuitamment, au risque de sa vie s’il était découvert, une fille de
pauvre chevalier. Seuls les battements précipités de son cœur lui rappelaient
que c’était bien à lui, au Guccio de tous les jours, que telle chose arrivait.

Vers minuit, alors que tout le
manoir était plongé dans le silence, Guccio et le moine sortirent à pas de loup
de leur chambre. Le jeune homme alla gratter doucement à la porte de Marie, la
jeune fille parut aussitôt. Sans un mot, Guccio lui prit la main, ils
descendirent tous trois l’escalier à vis et gagnèrent l’extérieur par les
cuisines.

— Voyez, Marie, murmura Guccio,
il y a des étoiles. Le frère va nous unir.

Marie ne témoignait ni surprise ni
réticence. Trois jours plus tôt, dans le verger de pommiers, Guccio lui avait
promis de revenir promptement, et il était revenu de l’épouser, et il allait le
faire. Peu importaient les circonstances, elle lui était entièrement,
totalement soumise.

Un chien grogna, puis, ayant reconnu
Marie, se tut. La nuit était glacée, mais ni Guccio ni Marie ne sentaient le
froid.

Ils entrèrent dans la chapelle. Fra
Vicenzo alluma le cierge à la lampe minuscule qui brûlait au-dessus de l’autel.
Bien que nul ne pût les entendre, ils continuaient à parler à voix basse. Le
moine demanda si la fiancée s’était confessée. Elle répondit qu’elle l’avait
fait l’avant-veille, et fra Vicenzo lui donna l’absolution pour les péchés
qu’elle aurait pu commettre depuis.

Quelques minutes plus tard, par
l’échange de deux « oui » étouffés, le neveu du capitaine général des
Lombards de Paris et la demoiselle de Cressay étaient unis devant Dieu, sinon
devant les hommes.

— J’aurais voulu vous offrir de
plus somptueuses noces, murmura Guccio.

— Pour moi, mon doux aimé, il
n’en peut être de plus belles, répondit Marie, puisque c’est à vous qu’elles me
lient.

Ils revinrent sans difficulté dans
la maison, remontèrent l’escalier. Arrivés à mi-étage, fra Vicenzo prit Guccio
par les épaules et le poussa doucement dans la chambre de Marie.

Depuis près de deux ans, Marie
aimait Guccio. Depuis près de deux ans, elle ne pensait qu’à lui et ne vivait
que de l’espoir de lui appartenir. Maintenant que sa conscience était en paix
et que l’effroi de la damnation était écarté, rien ne l’obligeait plus à
contenir sa passion.

La souffrance des filles, à
l’instant de leurs noces charnelles, vient plus souvent de la peur que de la
nature. Marie avait le goût de l’amour avant que de l’avoir connu, elle s’y
abandonna avec franchise, avec éblouissement Guccio, pour sa part, bien qu’il
n’eût que dix-neuf ans, possédait assez d’expérience pour éviter les hâtes
maladroites. Il fit de Marie, cette nuit-là, une femme heureuse, et comme, en
amour, on ne reçoit qu’à la mesure de ce qu’on donne, il fut lui-même comblé.

Vers quatre heures, le moine vint
les réveiller, et Guccio regagna sa chambre Puis fra Vicenzo descendit avec
quelque bruit, passa par la chapelle, alla sortir sa mule de l’écurie et
disparut dans la nuit.

Aux premières lueurs de l’aurore,
dame Eliabel entrouvrit la porte de la chambre des voyageurs et jeta un coup
d’œil à l’intérieur Guccio dormait d’un bon sommeil au souffle régulier, ses
cheveux noirs bouclaient sur l’oreiller, son visage avait une expression de
paix et d’enfance.

« Ah le joli cavalier que
voila » pensa dame Eliabel en soupirant.

 

 

V
LA COMÈTE

Dans ce même temps de la fin janvier
où Guccio Baglioni épousait secrètement Marie de Cressay, la cour de France,
pour accomplir le vœu de la reine Clémence, effectuait le pèlerinage d’Amiens.

Après avoir franchi, les pieds dans
la boue, la dernière partie du chemin, et traversé la ville en chantant des
psaumes, les pèlerins royaux parcoururent à genoux la nef de la cathédrale,
pour parvenir au bout d’une lente et pénible reptation devant la tête présumée
de saint Jean-Baptiste, exposée dans une chapelle latérale.

La relique provenait d’un nommé
Wallon de Sartou, croisé en 1202, qui s’était fait en Terre sainte chercheur de
pieuses dépouilles et avait rapporté dans ses bagages trois pièces inestimables :
le chef de saint Christophe, celui de saint Georges, et une partie de celui de
saint Jean.

Entourée d’innombrables cierges et
de milliers d’ex-voto accumulés pendant un siècle, la relique d’Amiens n’était
constituée que des os du visage, enchâssés dans un reliquaire de vermeil dont
le haut, en forme de calotte, remplaçait le crâne manquant. Cette face de
squelette, toute noire sous sa couronne de saphirs et d’émeraudes, semblait
rire, et était proprement terrifiante. On y distinguait, au-dessus de l’orbite
gauche, un trou qui, selon la tradition, était la marque du coup de stylet
porté par Hérodiade lorsqu’on lui avait présenté la tête du précurseur. Le tout
reposait sur un plat d’or.

Clémence, apparemment insensible au
froid de la chapelle, s’abîma en dévotions, et Louis X lui-même, touché
par la ferveur, parvint à demeurer immobile durant toute la cérémonie, l’esprit
évoluant en des régions qu’il n’avait pas coutume d’atteindre.

Les heureux résultats de ce
pèlerinage ne tardèrent pas à se manifester. Vers la mi-mars, la reine présenta
des symptômes qui lui permirent d’espérer que la bienfaisante intercession du
saint avait exaucé ses prières.

Néanmoins, physiciens et
sages-femmes n’osaient encore se prononcer, et demandaient un plein mois avant
d’émettre une certitude.

Pendant cette attente, le mysticisme
de la reine gagna son époux, lequel se mit à gouverner tout juste comme s’il
aspirait à la canonisation.

Il est généralement mauvais de
détourner les gens de leur nature. Mieux vaut laisser un méchant à sa
méchanceté que de le transformer en mouton ; la bonté n’étant pas son
affaire, il en usera de façon déplorable.

Le Hutin, imaginant qu’il
obtiendrait de la sorte la rémission de ses propres péchés, graciait et
amnistiait sans discernement, tout ému de vider les prisons ; si bien que
le crime florissait à Paris où se commettaient plus de rapines, d’agressions et
de meurtres qu’on n’en avait vu depuis quarante ans. Le guet était sur les
dents. Parce qu’on avait repoussé les filles follieuses dans les limites
exactes de leur quartier tel qu’assigné par Saint Louis, la prostitution se
développait dans les tavernes et surtout dans les étuves, à ce point qu’un
honnête homme ne pouvait plus aller prendre son bain d’eau chaude sans être
exposé à des tentations de chair qui s’offraient sans voile.

Clémence avait suggéré à Louis de
restituer aux héritiers Marigny les biens de l’ancien recteur du royaume, au
moins pour la part à elle-même attribuée.

— Ah ! cela, ma mie, je ne
puis le faire, avait répondu le Hutin, et je ne saurais me déjuger à ce
point ; le roi ne peut avoir tort. Mais je vous promets, dès que l’état du
Trésor le permettra, de constituer à Louis de Marigny une pension qui le
remboursera largement.

Cependant les Lombards, dont on
avait réduit les privilèges, maniaient moins aisément les clés de leurs coffres
lorsqu’il s’agissait des besoins de la cour. Et les anciens légistes de
Philippe le Bel, Raoul de Presles en tête, formaient un groupe d’opposition
autour du comte de Poitiers ; le connétable Gaucher de Châtillon s’était
franchement déclaré de ce côté.

En Artois, la situation ne
s’améliorait nullement. En dépit de démarches multipliées, la comtesse Mahaut
demeurait irréductible et refusait de signer l’arbitrage. Elle se plaignait de
ce que les barons aient machiné une opération pour investir son château
d’Hesdin. La trahison de deux sergents, qui devaient livrer la place aux
alliés, avait été découverte à temps ; et maintenant deux squelettes
pendaient, pour l’exemple, aux créneaux d’Hesdin. Néanmoins la comtesse,
obligée de se plier à l’interdiction, n’était pas retournée en Artois depuis la
Noël, non plus qu’aucun membre de la famille d’Hirson. Aussi la confusion
était-elle grande dans tout le pays autour d’Arras, chacun se réclamant du pouvoir
qui lui plaisait ; et les bonnes paroles n’avaient pas plus d’effet sur
les barons que du lait coulant sur leur cuirasse.

— Point de sang, mon doux
seigneur, point de sang ! suppliait Clémence. Amenez par la prière vos
peuples à raison.

Cela n’empêchait pas qu’on s’étripât
ferme sur les routes du Nord.

Peut-être le Hutin eût-il mis plus
d’énergie à résoudre l’affaire si, dans le même moment, environ le temps de
Pâques, toute son attention n’avait été requise par la situation de Paris.

Le pluvieux été de 1315, l’été de
l’ost boueux, s’était révélé doublement funeste, le roi ayant enlisé son armée
et le peuple vu les récoltes pourrir sur pied. Toutefois, instruits par
l’expérience de l’année précédente, les gens de campagne, si démunis qu’ils
fussent, n’avaient pas vendu le peu de blé moissonné. La famine se déplaça donc
des provinces vers la capitale où le froment croissait en prix à mesure que les
habitants maigrissaient.

— Mon Dieu, mon Dieu, qu’on les
nourrisse, disait la reine Clémence en voyant les hordes faméliques qui se
traînaient jusqu’à Vincennes pour mendier pitance.

Il vint tant de pauvres qu’on dut
faire défendre l’accès du château par la troupe. Clémence conseilla de grandes
processions du clergé à travers les rues, et imposa à toute la cour, après
Pâques, le même jeûne que pendant le carême. Monseigneur de Valois s’y plia
complaisamment ; mais il trafiquait des céréales de son comté. Robert
d’Artois, chaque fois qu’il lui fallait se rendre à Vincennes, avalait au
préalable le repas de quatre hommes, en répétant l’une de ses maximes
favorites : « Vivons bien, nous mourrons gras. » Après quoi, à
la table de la reine, il pouvait faire figure de pénitent.

Au milieu de ce mauvais printemps,
une comète passa dans le ciel de Paris, où elle resta visible trois nuits
durant. Rien n’arrête l’imagination du malheur. Le peuple voulut reconnaître là
l’annonce de grandes calamités, comme si celles qu’il subissait ne suffisaient
pas. La panique s’empara de la foule et des émeutes éclatèrent en plusieurs
points, sans qu’on sût au juste contre qui elles étaient dirigées.

Le chancelier engagea vivement le
roi à rentrer en ville, ne fût-ce que pour quelques jours, afin de se montrer
au milieu de la population. Ainsi, au moment où les bois commençaient à verdir
autour de Vincennes, Clémence, qui retrouvait du charme à ce séjour, fut
obligée de se transporter dans le grand palais de la Cité qui lui semblait si
hostile et si froid.

Ce fut là qu’eut lieu la
consultation des physiciens et des sages-femmes qui devaient se prononcer sur
sa grossesse.

Le roi était fort agité le matin de
cette réunion et, pour tromper son impatience, il avait organisé une partie de
longue paume dans le jardin du Palais à quelques toises de l’île aux Juifs. Un
mur et un mince bras d’eau séparaient ce verger, où Louis courait après une
balle de cuir, de l’emplacement sur lequel, vingt-cinq mois plus tôt, le
grand-maître des Templiers se tordait parmi les flammes…

Tout ruisselant de sueur, le Hutin
s’enorgueillissait fort d’un point que ses gentilshommes lui avaient laissé
gagner, lorsque Mathieu de Trye s’approcha d’un pas pressé. Louis interrompit
la partie et demanda :

— Alors, la reine est-elle
grosse ?

— On ne sait pas encore,
Sire ; les physiciens sont à délibérer. Mais Monseigneur de Poitiers vous
demande, s’il vous plaît, de le venir rejoindre d’urgence. Il est dans la
petite salle de justice, avec Monseigneur de Valois, Monseigneur de la Marche
et divers autres.

— Je ne veux point qu’on
m’importune ; je n’ai point pour l’heure la tête aux affaires.

— La chose est grave, Sire, et
Monseigneur de Poitiers affirme que des paroles vont se dire qu’il vous faut
entendre de vos oreilles.

Louis, à regret, laissa choir la
balle de cuir, s’essuya le visage, remit sa robe par-dessus sa chemise et
dit :

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