Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition) (41 page)

BOOK: Un avion sans elle (Terres de France) (French Edition)
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Marc referma doucement le carnet de Malvina.

— Comment tu sais tout ça ?

— J’ai écouté, sur un autre téléphone. Je sais me faire oublier. Je suis même très douée pour ça…

— Ta grand-mère l’a cru ?

— Aucune idée. Dans le doute, elle a accepté de payer quand même. Elle s’en fout du fric, après tout… Grand-Duc l’a baladée pendant dix-huit ans. Un jour de plus ou de moins…

— Et toi ?

— Quoi, moi ?

— Tu l’as cru, Grand-Duc ?

Le visage de Malvina se figea dans une expression d’incrédulité :

— Parce que tu trouves ça croyable, toi ? Trouver comme ça la solution, d’un coup de baguette magique, juste avant les douze coups de minuit, tu trouves que ça tient debout ?

Marc ne répondit rien. Par la vitre, les pommeraies de la vallée de la Scie succédaient aux champs de maïs. Malvina se retourna vers Marc et continua de parler à voix basse :

— Je suis allée chez Grand-Duc pour le trouver. Pour lui dire d’arrêter de nous faire chier. Que tout était fini, que Lyse-Rose avait dix-huit ans, qu’elle avait l’âge de décider elle-même. Toi aussi, tu as lu toute l’enquête, moi aussi, je connais les détails. La gourmette, le piano, la bague… Y a pas photo ! Tu l’as dit toi-même tout à l’heure, à la Roseraie : c’est Lyse-Rose qui est vivante. Emilie a cramé dans l’avion il y a dix-huit ans ; tu pourras dire ça à ta grand-mère. C’est ce que tu penses, hein ? C’est ce qu’elle pense aussi, non ?

Oui, c’est ce que Marc pensait. Malvina avait raison, sur toute la ligne.

— Si c’est pas toi, tu sais qui a tué Grand-Duc ? demanda Marc.

— Aucune idée. Rien à foutre.

— Ta grand-mère ? Pour ne pas payer ?

Malvina ricana.

— Cent cinquante mille francs ? Trouve autre chose…

Marc encaissa avant de poser une nouvelle question :

— Grand-Duc a dit à ta grand-mère comment il comptait rassembler les dernières preuves ?

— Ouais. Il a raconté qu’il allait fouiner dans le Jura. Dans un gîte, sur le Doubs, près du mont Terrible. C’est là que ma grand-mère devait envoyer le reste du fric.

Dans le Jura ? Son fameux pèlerinage ? En octobre ? Pour quelle foutue raison ?

— Qu’est-ce qu’il allait faire là-bas ? interrogea Marc. Chercher les preuves promises à ta grand-mère ?

— Il se foutait de notre gueule ! C’est tout.

Marc ne répondit rien. Il se leva, rangea précieusement le Mauser dans la poche de sa veste, puis tendit le petit carnet à Malvina.

— Sans rancune, alors ?

— Va te faire enculer !

46

2 octobre 1998, 18 h 10

Marc regagna sa place. Il passa silencieusement devant l’adolescent aux écouteurs toujours vissés sur ses oreilles et le type endormi, qui avait fait tomber ses deux Doc Martens sous le siège. Le Rouen-Dieppe traversait Longueville-sur-Scie et les derniers pommiers disparaissaient à nouveau, dans un océan jaune de maïs et de colza. Il arriverait à Dieppe dans moins d’un quart d’heure.

Marc s’installa et but avec avidité plus de la moitié de la bouteille de San Pellegrino. Il s’assura que le Mauser était toujours rangé dans sa poche puis lança un regard vers le fond du compartiment. Malvina, prostrée, n’avait pas bougé. Marc sortit avec fébrilité le cahier de Grand-Duc. Il avait pris la décision de terminer la lecture d’une traite. Il restait moins de cinq pages. Tout allait trop vite. S’il ne voulait pas devenir fou, il devait gravir les unes après les autres les marches de cette spirale infernale, aussi calmement que possible, même s’il ignorait où le menait cet échafaudage de mystères. Lorsqu’il aurait refermé ce cahier, il serait temps de réfléchir aux révélations de Malvina, cet ultime rebondissement que Grand-Duc avait sorti de son chapeau avant d’être condamné définitivement au silence.

Journal de Crédule Grand-Duc

Mathilde de Carville me fit sa demande en toute simplicité, dans le courant de l’année 1995 : comparer l’ADN du sang de la petite Lylie Vitral à celui de toute la lignée des Carville. Je possédais des relations dans la police scientifique, elle savait également que j’étais devenu intime des Vitral. Mettez-vous à ma place. Comment refuser ? Pas facile, vous comprenez, d’être accueilli le soir chez les Vitral comme l’ami de la famille puis d’aller tout raconter le lendemain aux Carville. Le cul entre deux chaises, si vous préférez. Mais passons, une fois de plus, vous vous en foutez de mes états d’âme d’espion dépressif ; vous avez bien raison !

Si l’on se place d’un point de vue purement technique, je n’allais pas me pointer avec le gâteau d’anniversaire et demander à Emilie Vitral, ou à sa grand-mère, un échantillon de son sang. Mon stratagème était assez téléphoné, je vous l’accorde, j’offris comme cadeau d’anniversaire à Lylie un soliflore fêlé qui ne manquerait pas de se briser entre ses doigts. Cela fonctionna au-delà de mes espérances. Le vase explosa dès que Lylie le tint entre son pouce et son index. Confus, je ramassai les morceaux de verre ensanglantés, les jetai dans la poubelle, sauf ceux que je glissai dans un sac plastique au fond de ma poche.

Un jeu d’enfant. Ni vu ni connu.

 

J’ai obtenu le résultat du laboratoire quelques jours plus tard. Si je vous dis que j’ai eu des remords, vous vous en moquerez tout autant. Je le signale juste pour vous expliquer pourquoi j’ai demandé un double à mon contact du laboratoire scientifique. Une seule analyse. Deux enveloppes. Une pour Mathilde de Carville, une pour Nicole Vitral. Je leur ai remis l’enveloppe bleue en mains propres.

Egalité.

Ainsi, elles connaissent la vérité, depuis trois ans. La science a parlé !

Voilà ! Je pourrais en rester là, vous dire que j’ai filé les enveloppes aux deux familles et basta. Tchao, les mamys. Débrouillez-vous avec ça !

Mais je ne suis pas un ange. Non, bien sûr que non, je n’ai pas résisté à la tentation. Oui, je l’ai lu, ce résultat. Vous pensez, quinze ans d’enquête sans aucune certitude. Je me suis précipité sur le résultat comme un forçat qui après quinze ans de taule se rue sur une pute…

La métaphore est juste. Un putain de résultat.

Dire que ce résultat m’a surpris serait, comme on dit savamment, un euphémisme. J’en suis tombé sur le cul, oui, celui que j’avais entre deux chaises. Comme si quelqu’un là-haut, le dieu ou la vierge du mont Terrible, continuait de se foutre de notre gueule.

C’est le résultat des tests, je crois, qui m’a définitivement fait tomber sur le versant de la déprime, qui m’a fait rouler, inexorablement, vers le fond, le trou. Un résultat absurde, risible, à fourrer toutes ces années de recherches dans un bûcher, et à m’y jeter aussi, ensuite, faute d’avoir trouvé la sorcière cachée derrière toute cette affaire.

 

Malgré tout, depuis 1995, je suis resté loyal, tel un vieux chien policier fidèle. J’ai continué l’enquête péniblement. Au ralenti. Nazim avait décroché depuis un bout de temps. Il bricolait pas mal au noir et aidait parfois Ayla au kebab, boulevard Raspail.

 

En décembre 1997, j’ai entrepris mon dernier pèlerinage au mont Terrible. Je vous livre là la dernière pièce du puzzle. Pas la moins troublante… Vous jugerez…

En route pour mon dernier pèlerinage dans le Jura, donc. Je comptais déguster jusqu’au bout mes ultimes plaisirs : la cancoillotte, le comté affiné et le vin d’Arbois de Monique Genevez. Fouler les derniers brins d’herbe, agripper les dernières brindilles, avant le plongeon final. Mon pèlerinage, mon Lourdes à moi. Tout pareil. Le même miracle espéré qui ne se produit jamais.

La dernière idée m’est venue pendant la nuit, dans le gîte. Allez comprendre pourquoi. Sans doute me fallait-il soixante-deux centilitres de vin jaune pour avoir de l’imagination. Mathilde de Carville avait bien eu raison de me donner dix-huit ans pour enquêter. Il faut croire que je suis plutôt lent à la détente et qu’elle l’avait deviné. Je suis remonté le matin sur le mont Terrible avec une pelle et un grand sac-poubelle. J’ai creusé comme un damné à côté de la cabane, à l’emplacement exact de la tombe. Pendant une heure. Dix kilos de terre ! Sans tri, rien. Je prenais tout ce qui me venait sous la pelle. J’ai porté le tout sur mon dos comme un forçat. Deux bornes. Arrivé au chemin, Grégory, le beau gosse du Parc naturel, m’a redescendu en 4 × 4 avec le sac. Le lendemain, j’ai salopé le coffre de ma BMW en y hissant les dix kilos de terre et j’ai roulé jusqu’à Rosny-sous-Bois pour tout apporter à mon pote de la police scientifique.

Pas besoin de vous raconter qu’il faisait la gueule. Dix kilos de déchets à examiner au microscope ! Pour chercher quoi ? La dernière lubie d’un fou furieux ?

 

Jérôme, le pote en question, venait de se coller à charge un troisième môme et un pavillon à Bondoufle à rembourser sur vingt ans : il n’a pas hésité longtemps devant l’enveloppe de billets qui doublait son trimestre de salaire de fonctionnaire de la police scientifique, embauché avec un doctorat et payé à peine le quart du salaire d’un médecin. Ça pouvait bien lui prendre des heures, je m’en foutais.

Il m’a rappelé, une petite semaine plus tard :

— Crédule ?

— Ouais ?

— J’ai joué les jardiniers, comme tu le voulais. Tu veux le pH, l’humus, l’acidité de ta terre à la con ? Tu veux y faire pousser quoi, un potager pour tes vieux jours ?

— Abrège, Jérôme.

— OK. C’est de la terre, Crédule… rien que de la terre.

Il avait un peu hésité avant le « rien ». Je gardai espoir. « Crédule », jusqu’au bout.

— Rien d’autre ?

— Si… Mais là, on entre vraiment dans le micro micro. Rien de fiable…

— Accouche…

— Si tu y tiens… Dans la terre, il y a aussi des débris d’os. Que dalle. Des particules. Des poussières. Quelques grammes. Rien que du très logique dans une forêt. La terre, c’est jamais que du compost, de l’accumulation de divers trucs morts au-dessus…

J’insistai encore. Jérôme Larcher était le meilleur dans son genre. Une tronche. Avec à sa disposition le meilleur matériel de France.

— Des os de quoi, Jérôme ?

— Quelques grammes d’os, je te dis, Crédule. A partir de ça, scientifiquement, on peut rien dire…

— OK… Scientifiquement. Mais toi, tu dirais quoi ?

Jérôme Larcher hésita :

— Mon intuition, c’est ce que tu veux savoir ? Alors OK, mais ça ne sera pas dans le rapport, je te préviens. Mon intuition, c’est que je dirais que ce sont plutôt des os humains que des os d’animaux.

Bordel !

Des os humains !

Je devais le presser encore, le Jérôme. Il n’avait pas donné tout son jus, je le sentais. Il était au courant de l’enquête sur laquelle je bossais depuis ces années.

— Tu peux dater, Jérôme ?

— Impossible… Je ne peux pas te donner une fourchette de moins de dix ans, tu vois, ça ne va pas te faire avancer…

— Dater l’âge du type enterré, je veux dire, Jérôme. Pas l’année de son enterrement.

Jérôme marqua un long silence. Je sentais que je n’allais pas aimer la suite.

— Crédule… Là, on est vraiment dans le domaine du subjectif. De l’impro totale…

— Passe-moi le préambule, Jérôme…

— OK. OK. Selon moi, ce sont les fragments d’os d’un humain plutôt jeune…

Des gouttes de sueur glacée me dégoulinaient dans le dos.

— Jeune comment ?

— Ben…

— Un gamin ?

— Tu chauffes, Crédule.

Mon crâne était comme coincé dans un étau et chaque mot nouveau comme un tour de vis supplémentaire :

— Tu veux dire quoi, Jérôme ? Un bébé ? Des putains de fragments d’os de bébé humain ?

— Je bosse sans filet, là. Je te l’ai dit. La fiabilité, c’est zéro. Mais c’est bien ce que je dirais… Les fragments d’os d’un nourrisson humain.

 

Bordel !

 

Vous auriez fait quoi, à ma place ? Apprendre ça après dix-huit ans d’enquête ! Franchement, vous auriez fait quoi ? A part vous tirer une balle dans la tête ?

 

Les huit derniers mois ne comptent pas ; ni les dix derniers jours, passés à rédiger ce cahier. Nous y voilà. Nous sommes le 29 septembre 1998, il est 23 h 40. Tout est en place. Tout est terminé. Lylie va prendre dix-huit ans dans quelques minutes. Je vais ranger mon stylo dans ce pot, en face de moi. Je vais m’installer derrière ce bureau, déplier
L’Est républicain
du 23 décembre 1980, le journal de ce jour maudit, et, calmement, je vais me tirer une balle dans la tête. Mon sang se mêlera au papier jauni de ce journal. J’ai échoué…

Je laisse simplement ce testament derrière moi, pour Lylie, pour qui voudra.

J’ai recensé dans ce cahier tous les indices, toutes les pistes, toutes les hypothèses. Dix-huit ans d’enquête. Tout est consigné dans cette centaine de pages. Si vous les avez lues avec attention, vous en savez autant que moi. Peut-être serez-vous plus perspicaces ? Peut-être suivrez-vous une direction que j’ai négligée ? Peut-être trouverez-vous la clé, s’il en existe une ? Peut-être…

Pourquoi pas ?

Pour moi, c’est terminé.

Dire que je n’ai ni regrets ni remords serait exagéré, mais j’ai fait du mieux que je pouvais.

 

*

* *

 

Les derniers mots. La page suivante était blanche.

Marc referma avec une extrême lenteur le cahier de Grand-Duc. Il vida d’un trait la bouteille de San Pellegrino. Le train allait entrer en gare de Dieppe dans cinq minutes, maintenant. Comme par enchantement, le type en chaussettes s’était réveillé et l’ado rangeait son baladeur.

Marc avait l’impression que son cerveau tournait à vide, comme la roue d’un vélo déraillé. Il fallait qu’il prenne du temps, qu’il réfléchisse. Qu’il parle à sa grand-mère Nicole, avant tout. Ainsi, elle avait reçu le test ADN, elle avait appris depuis trois ans que Lylie n’était pas sa petite-fille. C’était évident, au fond, elle avait même avoué, elle avait offert le saphir bleu clair à Lylie.

Lyse-Rose avait survécu, pas Emilie. C’était la seule certitude. Pour le reste…

Qui avait creusé la tombe du mont Terrible ? La gourmette y avait-elle été enterrée ? Ou un chien ? Un nourrisson ? Quel nourrisson ? Les questions se couraient après dans son crâne aride, Grand-Duc n’en avait résolu aucune. Qui l’avait tué ? Pour dissimuler quelle vérité ? Qui avait tué son grand-père ?

Où était Lyl…

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