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Authors: Michel Houellebecq
L’après-midi du 1er juillet était d’une chaleur écrasante ; c’était une de ces après-midi qui se terminent mal, où l’orage finit par éclater, dispersant les corps dénudés. Le bureau de Desplechin donnait sur le quai Anatole-France. De l’autre côté de la Seine, sur le quai des Tuileries, des homosexuels circulaient au soleil, discutaient à deux ou par petits groupes, partageaient leurs serviettes. Presque tous étaient vêtus de strings. Leurs muscles humectés d’huile solaire brillaient dans la lumière, leurs fesses étaient luisantes et galbées. Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels à travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, découvrant les poils pubiens, le début du phallus. Près des baies vitrées, Desplechin avait installé une lunette d’approche. Lui-même était homosexuel, selon la rumeur ; en réalité, depuis quelque années, il était surtout alcoolique mondain. Une âpres-midi comparable à celle-ci, il avait par deux fois tenté de se masturber, l’œil collé à la lunette, fixant avec persévérance un adolescent qui avait laissé glisser son string et dont la bite entamait une émouvante ascension dans l’atmosphère. Son propre sexe était retombé, flasque et ridé, sec ; il n’avait pas insisté.
Djerzinski arriva à seize heures précises. Desplechin avait demandé à le voir. Son cas l’intriguait. Il était certes courant qu’un chercheur prenne une année sabbatique pour aller travailler dans une autre équipe en Norvège, au Japon, enfin dans un de ces pays sinistres où les quadragénaires se suicident en masse. D’autres – le cas s’était fréquemment produit pendant les « années Mitterrand », années où la voracité financière avait atteint des proportions inouïes – se mettaient en quête de capital-risque et fondaient une société afin de commercialiser telle ou telle molécule ; certains avaient d’ailleurs édifié en peu de temps des fortunes confortables, rentabilisant avec bassesse les connaissances acquises pendant leurs années de recherche désintéressée. Mais la disponibilité de Djerzinski, sans projet, sans but, sans le moindre début de justification, paraissait incompréhensible. À quarante ans il était directeur de recherches, quinze scientifiques travaillaient sous ses ordres ; lui-même ne dépendait – et de manière tout à fait théorique – que de Desplechin. Son équipe obtenait d’excellents résultats, on la considérait comme une des meilleures équipes européennes. En somme, qu’est-ce qui n’allait pas ? Desplechin força le dynamisme de sa voix : « Vous avez des projets ? » Il y eut un silence de trente secondes, puis Djerzinski émit sobrement : « Réfléchir. » Ça partait mal. Se forçant à l’enjouement, il relança : « Sur le plan personnel ? » Fixant le visage sérieux, aux traits aigus, aux yeux tristes qui lui faisait lace, il fut soudain terrassé par la honte. Sur le plan personnel, quoi ? C’est lui-même qui était allé chercher Djerzinski, quinze ans plus tôt, à l’université d’Orsay. Son choix s’était avéré excellent : c’était un chercheur précis, rigoureux, inventif ; les résultats s’étaient accumulés, en nombre considérable. Si le CNRS était parvenu à conserver un bon rang européen dans la recherche en biologie moléculaire, c’est en grande partie à lui qu’il le devait. Le contrat avait été rempli, largement.
« Naturellement, termina Desplechin, vos accès informatiques seront maintenus. Nous laisserons en activité vos codes d’accès aux résultats stockés sur le serveur, et à la passerelle Internet du centre ; tout cela pour un temps indéterminé. Si vous avez besoin d’autre chose, je suis à votre disposition. »
Après le départ de l’autre, il s’approcha à nouveau des baies vitrées. Il transpirait légèrement. Sur le quai d’en face, un jeune brun de type nord-africain ôtait son short. Il demeurait de vrais problèmes en biologie fondamentale. Les biologistes pensaient et agissaient comme si les molécules étaient des éléments matériels séparés, uniquement reliés par le biais d’attractions et de répulsions électromagnétiques ; aucun d’entre eux, il en était convaincu, n’avait entendu parler du paradoxe EPR, des expériences d’Aspect ; aucun n’avait même pris la peine de s’informer des progrès réalisé en physique depuis le début du siècle ; leur conception de l’atome était à peu près restée celle de Démocrite. Ils accumulaient des données, lourdes et répétitives, dans le seul but d’en tirer des applications industrielles immédiates, sans jamais prendre conscience que le socle conceptuel de leur démarche était miné. Djerzinski et lui-même, de par leur formation initiale de physiciens, étaient probablement les seuls au CNRS à s’en rendre compte : dès qu’on aborderait réellement les bases atomiques de la vie, les fondements de la biologie actuelle voleraient en éclats. Desplechin méditait sur ces questions alors que le soir descendait sur Seine. Il était incapable d’imaginer les voies que réflexion de Djerzinski pourrait prendre ; il ne se sentait même pas en mesure d’en discuter avec lui. Il atteignait la soixantaine ; sur le plan intellectuel, il se sentait complètement grillé. Les homosexuels étaient partis, maintenant, le quai était désert. Il n’arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection ; il attendait l’orage.
L’orage éclata vers vingt et une heures. Djerzinski écouta la pluie en avalant de petites gorgées d’un armagnac bas de gamme. Il venait d’avoir quarante ans : était-il victime de la crise de la quarantaine ? Compte tenu de l’amélioration des conditions de vie les gens de quarante ans sont aujourd’hui en pleine forme, leur condition physique est excellente ; les premiers signes indiquant – tant par l’apparence physique que par la réaction des organes à l’effort – qu’un palier vient d’être franchi, que la longue descente vers la mort vient d’être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans. En outre, cette fameuse « crise de la quarantaine » est souvent associée à des phénomènes sexuels, à la recherche subite et frénétique du corps des très jeunes filles. Dans le cas de Djerzinski, ces considérations étaient hors de propos : sa bite lui servait à pisser, et c’est tout.
Le lendemain il se leva vers sept heures, prit dans sa bibliothèque La Partie et le Tout, l’autobiographie scientifique de Werner Heisenberg, et se dirigea à pied vers le Champ-de-Mars. L’aurore était limpide et fraîche. Il possédait ce livre depuis l’âge de dix-sept ans. Assis sous un platane allée Victor-Cousin, il relut le passage du Premier chapitre où Heisenberg, retraçant le contexte de ses années de formation, relate les circonstances de sa première rencontre avec la théorie atomique :
« Cela a dû se passer, je pense, au printemps 1920. L’issue de la première grande guerre avait semé le trouble et la confusion parmi les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains ; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou grandes, pour rechercher une voie neuve, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur permettant de s’orienter, car l’ancienne avait été brisée. C’est ainsi que, par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe composé d’une dizaine ou d’une vingtaine de camarades. Si j’ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui bordent la rive ouest du lac de Starnberg ; ce lac, à chaque fois qu’une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d’un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s’étendre jusqu’aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C’est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s’est produite ma première discussion sur le monde de la physique atomique, discussion qui devait avoir une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure. »
Vers onze heures, la chaleur recommença à augmenter. De retour à son domicile, Michel se déshabilla complètement avant de s’allonger. Les trois semaines qui suivirent, ses mouvements furent extrêmement réduits. On peut imaginer que le poisson, sortant de temps temps la tête de l’eau pour happer l’air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent – paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son univers d’algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes il aurait eu l’intuition d’un monde différent, un monds parfait – le nôtre.
Au soir du 15 juillet, il téléphona à Bruno. Sur un fond de jazz cool, la voix de son demi-frère émettait un message subtilement second degré. Bruno, lui, était certainement victime de la crise de la quarantaine. Il portait des imperméables en cuir, se laissait pousser la barbe. Afin de montrer qu’il connaissait la vie, il s’exprimait comme un personnage de série policière de seconde zone ; il fumait des cigarillos, développait ses pectoraux. Mais, pour ce qui le concernait, Michel ne croyait pas du tout à cette explication de la « crise de la quarantaine ». Un homme victime de la crise de la quarantaine demande juste à vivre, à vivre un peu plus ; il demande juste une petite rallonge. La vérité dans son cas est qu’il en avait complètement marre ; il ne voyait simplement plus aucune raison de continuer.
Ce même soir il retrouva une photo, prise à son école primaire de Charny ; et il se mit à pleurer. Assis à son pupitre, l’enfant tenait un livre de classe ouvert à la main. Il fixait le spectateur en souriant, plein de joie et de courage ; et cet enfant, chose incompréhensible, c’était lui. L’enfant faisait ses devoirs, apprenait ses leçons avec un sérieux confiant. Il entrait dans le monde, il découvrait le monde, et le monde ne lui faisait pas peur ; il se tenait prêt à prendre sa place dans la société des hommes. Tout cela, on pouvait le lire dans le regard de l’enfant. Il portait une blouse avec un petit col.
Pendant plusieurs jours Michel garda la photo à portée de la main, appuyée à sa lampe de chevet. Le temps est un mystère banal, et tout était dans l’ordre, essayait-il de se dire ; le regard s’éteint, la joie et la confiance disparaissent. Allongé sur son matelas Bultex, il s’exerçait sans succès à l’impermanence. Le front de l’enfant était marqué par une petite dépression ronde – cicatrice de varicelle ; cette cicatrice avait traversé les années. Où se trouvait la vérité ? La chaleur de midi emplissait la pièce.
Né en 1882 dans un village de l’intérieur de la Corse, au sein d’une famille de paysans analphabètes, Martini Ceccaldi semblait bien parti pour mener la vie agricole et pastorale, à rayon d’action limité, qui était celle de ses ancêtres depuis une succession indéfinie de générations. Il s’agit d’une vie depuis longtemps disparue de nos contrées, dont l’analyse exhaustive n’offre donc qu’un intérêt limité ; certains écologistes radicaux en manifestant par périodes une nostalgie incompréhensble, j’offrirai cependant, pour être complet, une brève description synthétique d’une telle vie : on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est précisément fixé par un système d’héritage strict), de temps en temps on tire un sanglier ; on baise à droite à gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance à des enfants ; on élève lesdits enfants pour qu’ils prennent leur place dans le même écosystème, on attrape une maladie, et c’est marre.
Le destin singulier de Martin Ceccaldi est en réalité parfaitement symptomatique du rôle d’intégration dans la société française et de promotion du progrès technologique joué par l’école laïque tout au long de la IlIe République. Rapidement, son instituteur comprit qu’il avait affaire à un élève exceptionnel, doué d’un esprit d’abstraction et d’une inventivité formelle qu trouveraient difficilement à s’exprimer dans le cadre de son milieu d’origine. Pleinement conscient que son rôle ne se limitait pas à fournir à chaque futur citoyen un bagage de connaissances élémentaires, mais qu’il lui appartenait également de détecter les éléments d’élite appelés à s’intégrer aux cadres de la République, il parvint à persuader les parents de Martin que le destin de leur fils se jouerait nécessairement en dehors de la Corse. En 1894, nanti d’une bourse, le jeune garçon entra donc comme interne au lycée Thiers de Marseille (bien décrit dans les souvenirs d’enfance de Marcel Pagnol, qui devaient constituer jusqu’à la fin, par l’excellence de la reconstitution réaliste des idéaux fondateurs d’une époque à travers la trajectoire d’un jeune homme doué issu d’un milieu défavorisé, la lecture favorite de Martin Ceccaldi). En 1902, réalisant pleinement les espoirs placés en lui par son ancien instituteur, il fut admis à l’École polytechnique.
C’est en 1911 que se produisit l’affectation qui devait décider de la suite de sa vie. Il s’agissait de créer sur l’ensemble du territoire algérien un réseau d’adduction d’eau efficace. Il s’y employa pendant plus de vingt-cinq ans, calculant courbure des aqueducs et diamètre des canalisations. En 1923 il épousa Geneviève July, une buraliste de lointaine origine languedocienne dont la famille était installée en Algérie depuis deux générations. En 1928 leur naquit une fille, Janine.
La narration d’une vie humaine peut être aussi longue ou aussi brève qu’on le voudra. L’option métaphysique ou tragique, se limitant en dernière analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté. Dans le cas de Martin Ceccaldi il apparaît opportun de convoquer une dimension historique et sociale, mettant moins l’accent sur les caractéristiques personnelles de l’individu que sur l’évolution de la société dont il constitue un élément symptomatique. Portés d’une part par l’évolution historique de leur époque, ayant fait en outre le choix d’y adhérer, les individus symptomatiques ont en général une existence simple et heureuse ; une narration de vie peut alors classiquement prendre place sur une à deux pages. Janine Ceccaldi, quant à elle, appartenait à la décourageante catégorie des précurseurs. Fortement adaptés d’une part au mode de vie majoritaire de leur époque, soucieux d’autre part de le dépasser « par le haut » en prônant de nouveaux comportements ou en popularisant des comportements encore peu pratiqués, les précurseurs nécessitent en général une description un peu plus longue, d’autant que leur parcours est souvent plus tourmenté et plus confus. Ils ne jouent cependant qu’un rôle d’accélérateur historique – généralement, d’accélérateur d’une décomposition historique – sans jamais pouvoir imprimer une direction nouvelle aux événements – un tel rôle étant dévolu aux revolutionnaires ou aux prophètes.
Tôt, la fille de Martin et Geneviève Ceccaldi manifesta des aptitudes intellectuelles hors du commun, au moins égales à celles de son père, jointes aux manifestations d’un caractère très indépendant. Elle perdit sa virginité à l’âge de treize ans (ce qui était exceptionnel, à son époque et dans son milieu) avant de consacrer ses années de guerre (plutôt calmes en Algérie) à des sorties dans les principaux bals qui avaient lieu chaque fin de semaine, d’abord à Constantine, puis à Alger ; le tout sans cesser d’aligner, trimestre après trimestre, d’impressionnants résultats scolaires. C’est donc nantie d’un baccalauréat avec mention et d’une expérience sexuelle déjà solide qu’elle quitta en 1945 ses parents pour entamer des études de médecine à Paris.