Les particules élémentaires (33 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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« Donc, on va m’enlever l’utérus… dit-elle avec incrédulité.

— L’utérus, les ovaires et les trompes de Fallope ; autant éviter tout risque de prolifération. Je vous prescrirai un traitement hormonal de substitution – d’ailleurs on le prescrit de plus en plus souvent, même dans les cas de ménopause simple. »

Elle retourna chez ses parents à Crécy-en-Brie, l’opération était fixée au 17 juillet. Michel l’accompagna, avec sa mère, à l’hôpital de Meaux. Elle n’avait pas peur. L’intervention chirurgicale dura un peu plus de deux heures. Annabelle se réveilla le lendemain. Par sa fenêtre elle voyait le ciel bleu, le léger mouvement du vent entre les arbres. Elle ne ressentait pratiquement rien. Elle avait envie de voir la cicatrice de son bas-ventre, mais n’osa pas le demander à l’infirmière. Il était étrange de penser qu’elle était la même femme, mais que les organes de la reproduction lui avaient été ôtés. Le mot « ablation » flotta quelque temps dans son esprit, avant d’être remplacé par une image plus brutale. « On m’a vidée, se dit-elle, on m’a vidée comme un poulet. »

Elle sortit de l’hôpital une semaine plus tard. Michel avait écrit à Walcott pour lui annoncer qu’il retardait son départ, après quelques tergiversations il accepta de s’installer chez ses parents, dans l’ancienne chambre de son frère. Annabelle s’aperçut qu’il avait sympathisé avec sa mère durant la période de son hospitalisation. Son frère aîné, aussi, passait plus volontiers à la maison depuis que Michel était là. Ils n’avaient au fond pas grand-chose à se dire : Michel ne connaissait rien aux problèmes de la petite entreprise, et Jean-Pierre restait parfaitement étranger aux questions soulevées par le développement de la recherche en biologie moléculaire, cependant, une complicité masculine partiellement fictive finissait par se créer autour de l’apéritif du soir. Elle devait se reposer, et surtout éviter de soulever des objets lourds, mais elle pouvait maintenant se laver seule, et manger normalement. L’après-midi, elle restait assise dans le jardin, Michel et sa mère cueillaient des fraises, ou des mirabelles. C’était comme une curieuse période de vacances, ou de retour à l’enfance. Elle sentait la caresse du soleil sur son visage et sur ses bras. Le plus souvent elle restait sans rien faire, parfois aussi elle brodait, ou confectionnait de petits objets en peluche pour son neveu et ses nièces. Un psychiatre de Meaux lui avait prescrit des somnifères, et des doses assez fortes de tranquillisants. Elle dormait de toute façon beaucoup, et ses rêves étaient uniformément heureux et paisibles, le pouvoir de l’esprit est immense, tant qu’il demeure dans son propre domaine. Michel était allongé à ses côtés dans le lit, une main posée au-dessus de sa taille, il sentait ses côtes se soulever et s’abaisser avec régularité. Le psychiatre venait régulièrement la voir, s’inquiétait, marmonnait, parlait de « perte d’adhérence par rapport au réel ». Elle était devenue très douce, un peu bizarre, et riait souvent sans raison, parfois aussi, d’un seul coup, ses yeux s’emplissaient de larmes. Elle prenait alors un Tercian supplémentaire.

À partir de la troisième semaine elle put sortir, et faire de courtes promenades au bord de la rivière, ou dans les bois environnants. C’était un mois d’août exceptionnellement beau, les journées se succédaient, identiques et radieuses, sans la moindre menace d’orage, sans que rien non plus puisse laisser présager une fin. Michel la tenait par la main, souvent, ils s’asseyaient sur un banc au bord du Grand Morin. Les herbes de la berge étaient calcinées, presque blanches, sous le couvert des hêtres la rivière déroulait indéfiniment ses ondulations liquides, d’un vert sombre. Le monde extérieur avait ses propres lois, et ces lois n’étaient pas humaines.

3

Le 25 août, un examen de contrôle révéla des métastases dans la région abdominale, elles allaient, normalement, continuer à s’étendre, et le cancer se généraliser. On pouvait tenter une radiothérapie, à vrai dire c’était même la seule chose à faire, mais, il ne fallait pas se le dissimuler, il s’agissait d’un traitement lourd, et le taux de guérison ne dépassait pas 50 %.

Le repas fut extrêmement silencieux. « On va te guérir, ma petite chérie… » dit la mère d’Annabelle d’une voix qui tremblait un peu. Elle prit sa mère par le cou, posa son front contre le sien, elles restèrent ainsi environ une minute. Après que sa mère était partie se coucher elle traîna dans le salon, feuilleta quelques livres. Assis dans un fauteuil, Michel la suivait du regard. « On pourrait consulter quelqu’un d’autre… dit-il après un long silence. – Oui, on pourrait » répondit-elle avec légèreté.

Elle ne pouvait pas faire l’amour, la cicatrice était trop récente et trop douloureuse, mais elle le serra longuement dans ses bras. Elle entendait ses dents grincer dans le silence. À un moment donné, passant la main sur son visage, elle s’aperçut qu’il était mouillé de larmes. Elle lui caressa doucement le sexe, c’était excitant et apaisant à la fois. Il prit deux comprimés de Mépronizine, et finit par s’endormir.

Vers trois heures du matin elle se leva, enfila une robe de chambre et descendit à la cuisine. En fouillant dans le buffet elle trouva un bol, gravé à son prénom, que sa marraine lui avait offert pour ses dix ans. Dans le bol elle pila soigneusement le contenu de son tube de Rohypnol, ajouta un peu d’eau et de sucre. Elle ne ressentait rien, sinon une tristesse d’ordre extrêmement général, presque métaphysique. La vie était organisée ainsi, pensait-elle, une bifurcation s’était produite dans son corps, une bifurcation imprévisible et injustifiée, et maintenant son corps ne pouvait plus être une source de bonheur et de joie. Il allait au contraire, progressivement mais en fait assez vite, devenir pour elle-même comme pour les autres une source de gêne et de malheur. Par conséquent, il fallait détruire son corps. Une horloge en bois d’aspect massif égrenait les secondes avec bruit, sa mère la tenait de sa grand-mère, elle l’avait déjà au moment de son mariage, c’était le meuble le plus ancien de la maison. Dans le bol, elle rajouta un peu de sucre. Son attitude était très éloignée de l’acceptation, la vie lui apparaissait comme une mauvaise plaisanterie, une plaisanterie inadmissible, mais, inadmissible ou pas, c’était ainsi. En quelques semaines de maladie, avec une rapidité surprenante, elle en était arrivée à ce sentiment si fréquent chez les vieillards : elle ne voulait plus être une charge pour les autres. Sa vie, vers la fin de son adolescence, s’était mise à aller très vite, puis il y avait eu une longue période d’ennui, sur la fin, de nouveau, tout recommençait à aller très vite.

Peu avant l’aube, en se retournant dans le lit, Michel s’aperçut de l’absence d’Annabelle. Il s’habilla, descendit : son corps inanimé gisait sur le canapé du salon. Près d’elle, sur la table, elle avait laissé une lettre. La première phrase disait : « Je préfère mourir au milieu de ceux que j’aime. »

Le chef du service des urgences à l’hôpital de Meaux était un homme d’une trentaine d’années, aux cheveux bruns et bouclés, au visage ouvert, il leur fit tout de suite une excellente impression. Il y avait peu de chances pour qu’elle se réveille, dit-il, ils pouvaient rester auprès d’elle, à titre personnel il n’y voyait aucun inconvénient. Le coma était un état étrange, mal connu. Il était à peu près certain qu’Annabelle ne percevait rien de leur présence, cependant, une activité électrique faible persistait dans le cerveau, elle devait correspondre à une activité mentale, dont la nature restait absolument mystérieuse. Le pronostic médical lui-même n’avait rien d’assuré : on avait vu des cas où un malade plongé dans un coma profond depuis plusieurs semaines, voire plusieurs mois, revenait d’un seul coup à la vie, le plus souvent, hélas, l’état de coma bifurquait, tout aussi subitement, vers la mort. Elle n’avait que quarante ans, au moins on pouvait être sûr que le cœur tiendrait, c’était, pour l’instant, tout ce qu’on pouvait dire.

Le jour se levait sur la ville. Assis à côté de Michel, le frère d’Annabelle secouait la tête en marmonnant. « C’est pas possible… C’est pas possible… » répétait-il sans cesse, comme si ces mots avaient eu un pouvoir. Mais si, c’était possible. Tout est possible. Une infirmière passa devant eux, poussant un chariot métallique sur lequel s’entrechoquaient des bouteilles de sérum.

Un peu plus tard le soleil déchira les nuages, et le ciel tourna au bleu. La journée serait belle, aussi belle que les précédentes. La mère d’Annabelle se leva avec effort. « Autant se reposer un peu… » dit-elle en maîtrisant le tremblement de sa voix. Son fils se leva à son tour, les bras ballants, et la suivit comme un automate. D’un signe de tête, Michel refusa de les accompagner. Il ne ressentait aucune fatigue. Dans les minutes qui suivirent, il ressentit surtout l’étrange présence du monde observable. Il était assis, seul, dans un couloir ensoleillé, sur une chaise de plastique tressé. Cette aile de l’hôpital était excessivement calme. De temps en temps une porte s’ouvrait à distance, une infirmière en sortait, se dirigeait vers un autre couloir. Les bruits de la ville, quelques étages plus bas, étaient très assourdis. Dans un état d’absolu détachement mental, il passait en revue l’enchaînement des circonstances, les étapes du mécanisme qui avait brisé leurs vies. Tout apparaissait définitif, limpide et irrécusable. Tout apparaissait dans l’évidence immobile d’un passé restreint. Il était peu vraisemblable, aujourd’hui, qu’une fille de dix-sept ans puisse faire preuve d’une telle naïveté, il était surtout peu vraisemblable, aujourd’hui, qu’une fille de dix-sept ans accorde une telle importance à l’amour. Il s’était écoulé vingt-cinq ans depuis l’adolescence d’Annabelle, et les choses avaient beaucoup changé, s’il fallait en croire les sondages et les magazines. Les jeunes filles d’aujourd’hui étaient plus avisées et plus rationnelles. Elles se préoccupaient avant tout de leur réussite scolaire, tâchaient avant tout de s’assurer un avenir professionnel décent. Les sorties avec les garçons n’étaient pour elles qu’une activité de loisirs, un divertissement où intervenaient à parts plus ou moins égales le plaisir sexuel et la satisfaction narcissique. Par la suite elles s’attachaient à conclure un mariage raisonné, sur la base d’une adéquation suffisante des situations socio-professionnelles et d’une certaine communauté de goûts. Bien entendu elles se coupaient ainsi de toute possibilité de bonheur – celui-ci étant indissociable d’états fusionnels et régressifs incompatibles avec l’usage pratique de la raison – mais elles espéraient ainsi échapper aux souffrances sentimentales et morales qui avaient torturé leurs devancières. Cet espoir était d’ailleurs rapidement déçu, la disparition des tourments passionnels laissait en effet le champ libre à l’ennui, à la sensation de vide, à l’attente angoissée du vieillissement et de la mort. Ainsi, la seconde partie de la vie d’Annabelle avait été beaucoup plus triste et plus morne que la première, elle ne devait, sur la fin, en garder aucun souvenir.

Vers midi, Michel poussa la porte de sa chambre. Sa respiration était extrêmement faible, le drap qui recouvrait sa poitrine était presque immobile – d’après le médecin, c’était cependant suffisant pour permettre l’oxygénation des tissus, si la respiration devait encore baisser, on envisagerait de mettre en place un dispositif de ventilation assistée. Pour l’instant l’aiguille d’une perfusion pénétrait dans son bras un peu au-dessus du coude, une électrode était fixée à sa tempe, et c’était tout. Un rayon de soleil traversait le drap immaculé et venait illuminer une mèche de ses magnifiques cheveux clairs. Son visage aux yeux clos, juste un peu plus pâle que d’habitude, semblait infiniment paisible. Toute crainte paraissait l’avoir abandonnée ; elle n’avait jamais paru à Michel aussi heureuse. Il est vrai qu’il avait toujours eu tendance à confondre le coma et le bonheur ; il n’empêche, elle lui paraissait infiniment heureuse. Il passa la main dans ses cheveux, embrassa son front et ses lèvres tièdes. C’était évidemment trop tard ; mais, quand même, c’était bien. Il demeura dans sa chambre jusqu’à la tombée du soir. De retour dans le couloir, il ouvrit un livre de méditations bouddhiques recueillies par le docteur Evans-Wentz (il avait le livre depuis plusieurs semaines dans sa poche ; c’était un tout petit livre, à la couverture rouge sombre).

Que tous les êtres dans l’Est,

Que tous les êtres dans l’Ouest

Que tous les êtres dans le Nord,

Que tous les êtres dans le Sud

Soient heureux, gardent leur bonheur,

Puissent-ils vivre sans inimitié.

Ce n’était pas entièrement de leur faute, songeait-il ; ils avaient vécu dans un monde pénible, un monde de compétition et de lutte, de vanité et de violence ; ils n’avaient pas vécu dans un monde harmonieux. D’un autre côté ils n’avaient rien fait pour modifier ce monde, ils n’avaient nullement contribué à l’améliorer. Il se dit qu’il aurait dû faire un enfant à Annabelle ; puis d’un seul coup il se souvint qu’il l’avait fait, ou plutôt qu’il avait commencé à le faire, qu’il avait tout du moins accepté la perspective ; et cette pensée le remplit d’une grande joie. Il comprit alors la paix et la douceur qui l’avaient envahi ces dernières semaines. Il ne pouvait plus rien maintenant, personne ne pouvait rien à l’empire de la maladie et de la mort ; mais, au moins pendant quelques semaines, elle aurait eu la sensation d’être aimée.

Si quelqu’un pratique la pensée de l’amour

Et ne s’abandonne pas aux pratiques licencieuses,

S’il coupe les liens des passions

Et tourne son regard vers la Voie,

Du fait qu’il a été capable de pratiquer cet amour,

Il renaîtra dans le ciel de Brahmâ

Il obtiendra rapidement la Délivrance

Et à jamais gagnera le Domaine de l’Inconditionné.

S’il ne tue pas ni ne pense à nuire,

S’il ne cherche pas à se faire valoir en humiliant autrui,

S’il pratique l’amour universel

À la mort, il n’aura pas de pensées de haine.

Dans la soirée la mère d’Annabelle le rejoignit, elle venait voir s’il y avait du nouveau. Non, la situation n’avait pas évolué ; les états de coma profond pouvaient être très stables, lui rappela l’infirmière avec patience, il s’écoulait parfois des semaines avant qu’un pronostic puisse être établi. Elle entra voir sa fille, ressortit au bout d’une minute en sanglotant. « Je ne comprends pas… dit-elle en secouant la tête. Je ne comprends pas comment la vie est faite. C’était une gentille fille, vous savez. Elle a toujours été affectueuse, sans histoires. Elle ne se plaignait pas, mais je savais qu’elle n’était pas heureuse. Elle n’a pas eu la vie qu’elle méritait. »

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