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Authors: Michel Houellebecq
« Elle a voulu rester jeune, c’est tout… dit Michel d’une voix lasse et tolérante. Elle a eu envie de fréquenter des jeunes, et surtout pas ses enfants, qui lui rappelaient qu’elle appartenait à une ancienne génération. Ce n’est pas très difficile à expliquer, ni à comprendre. J’ai envie de m’en aller, maintenant. Tu crois qu’elle va mourir bientôt ? »
Bruno haussa les épaules en signe d’ignorance. Michel se leva et repassa dans l’autre pièce, Hippie-le-Gris était maintenant seul, occupé à éplucher des carottes biologiques. Il tenta de l’interroger, de savoir ce que le médecin avait dit au juste, mais le vieux marginal ne put fournir que des informations floues et hors sujet. « C’était une femme lumineuse… souligna-t-il, sa carotte à la main. Nous pensons qu’elle est prête à mourir, car elle a atteint un niveau de réalisation spirituelle suffisamment avancé. » Qu’est-ce qu’il voulait dire par là ? Inutile de rentrer dans les détails. À l’évidence, le vieux benêt ne prononçait pas réellement des paroles, il se contentait de faire du bruit avec sa bouche. Michel tourna les talons avec impatience et rejoignit Bruno. « Ces cons de hippies… fit-il en se rasseyant, restent persuadés que la religion est une démarche individuelle basée sur la méditation, la recherche spirituelle, etc. Ils sont incapables de se rendre compte que c’est au contraire une activité purement sociale, basée sur la fixation, de rites, de règles et de cérémonies. Selon Auguste Comte, la religion a pour seul rôle d’amener l’humanité à un état d’unité parfaite.
- Auguste Comte toi-même ! intervint Bruno avec rage. À partir du moment où on ne croit plus à la vie éternelle, il n’y a plus de religion possible. Et si la société est impossible sans religion, comme tu as l’air de le penser, il n’y a plus de société possible non plus. Tu me fais penser à ces sociologues qui s’imaginent que le culte de la jeunesse est une mode passagère née dans les années cinquante, ayant connu son apogée au cours des années quatre-vingt, etc. En réalité l’homme a toujours été terrorisé par la mort, il n’a jamais pu envisager sans terreur la perspective de sa propre disparition, ni même de son propre déclin. De tous les biens terrestres, la jeunesse physique est à l’évidence le plus précieux, et nous ne croyons plus aujourd’hui qu’aux biens terrestres. "Si Christ n’est pas ressuscité", dit saint Paul avec franchise, "alors noire foi est vaine." Christ n’est pas ressuscité, il a perdu son combat contre la mort. J’ai écrit un scénario de film paradisiaque sur le thème de la Jérusalem nouvelle. Le film se passe dans une île entièrement peuplée par des femmes nues et des chiens de petite taille. À la suite d’une catastrophe biologique les hommes ont disparu, ainsi que la quasi-totalité des espèces animales. Le temps s’est arrêté, le climat est égal et doux, les arbres portent des fruits toute l’année. Les femmes sont éternellement nubiles et fraîches, les petits chiens éternellement vifs et joyeux. Les femmes se baignent et se caressent, les petits chiens jouent et folâtrent autour d’elles. Ils sont de toutes couleurs et de toutes espèces : il y a des caniches, des fox-terriers, des griffons bruxellois, des Shi-Tzu, des Cavalier King Charles, des yorkshires, des bichons frisés, des westies et des harrier beagles. Le seul gros chien est un labrador, sage et doux, qui joue un rôle de conseil auprès des autres. La seule trace de l’existence masculine est une cassette vidéo présentant un choix d’interventions télévisées d’Edouard Balladur ; cette cassette a un effet calmant sur certaines femmes, et aussi sur la plupart des chiens. Il y a également une cassette de La Vie des animaux, présentée par Claude Darget ; on ne la regarde jamais, mais elle sert de mémoire, et de témoignage de la barbarie des époques antérieures.
- Donc, ils te laissent écrire… » dit doucement Michel. Il n’en était pas surpris. La plupart des psychiatres voient d’un bon œil les griffonnages de leurs patients. Non qu’ils leur attribuent une quelconque valeur thérapeutique, mais c’est toujours une occupation, pensent-ils, ça vaut toujours mieux que de se lacérer les avant-bras à coups de rasoir.
« Il y a quand même de petits drames dans cette île, poursuivit Bruno d’une voix émue. Par exemple, un jour, un des petits chiens s’aventure trop loin en nageant dans la mer. Heureusement sa maîtresse s’aperçoit qu’il est en difficulté, saute dans une barque, file à toutes rames et parvient à le repêcher de justesse. Le pauvre petit chien a bu trop d’eau, il est évanoui et on peut croire qu’il va mourir ; mais sa maîtresse parvient à le réanimer en lui faisant de la respiration artificielle, et tout se termine très bien, le petit chien est gai à nouveau. » Il se tut brusquement. Il avait l’air serein, maintenant, et presque extatique. Michel regarda sa montre, puis regarda autour de lui. Sa mère ne faisait plus aucun bruit. Il était presque midi, l’ambiance était excessivement calme. Il se releva, retourna dans la pièce centrale. Hippie-le-Gris avait disparu, laissant ses carottes en plan. Il se servit une bière, marcha jusqu’à la fenêtre. La vue portait à des kilomètres sur les pentes recouvertes de sapins. Entre les sommets enneigés, on distinguait au loin le miroitement bleuté d’un lac. L’atmosphère était douce et chargée de senteurs, c’était une très belle matinée de printemps.
Il était là depuis un temps difficile à définir et son attention, détachée de son corps, flottait paisiblement entre les sommets lorsqu’il fut ramené à la réalité par ce qu’il prit d’abord pour un hurlement. Il lui fallut quelques secondes pour réorganiser ses perceptions auditives, puis il marcha rapidement vers la chambre. Toujours assis au pied du lit, Bruno chantait à pleins poumons :
Ils sont venus, ils sont tous là
Dès qu’ils ont entendu ce cri
Elle va mourir laâââaa Maâmmaââh…
Inconséquents ; inconséquents, légers et clownesques, tels sont les hommes. Bruno se leva pour chanter encore plus fort le couplet suivant :
Ils sont venus, ils sont tous là
Même ceux, du sud de l’Italie
Y a même Giorgio le fils maudit
Avec des présents pleins les braâââas…
Dans le silence qui suivit cette démonstration vocale, on entendit nettement une mouche traverser l’atmosphère de la pièce avant de se poser sur le visage de Jane. Les diptères sont caractérisés par la présence d’une seule paire d’ailes membraneuses implantées sur le deuxième anneau du thorax, d’une paire de balanciers (servant à l’équilibrage en vol) implantés sur le troisième anneau du thorax, et de pièces buccales piqueuses ou suceuses. Au moment où la mouche s’aventurait sur la surface de l’œil, Michel se douta de quelque chose. Il s’approcha de Jane, sans toutefois la toucher. « Je crois qu’elle est morte » dit-il après un temps d’examen.
Le médecin confirma sans difficultés ce diagnostic. Il était accompagné d’un employé municipal, et c’est là que les problèmes commencèrent. Où souhaitait-on transférer le corps ? Un caveau de famille, peut-être ? Michel n’en avait pas la moindre idée, il se sentait épuisé et confus. S’ils avaient su développer des relations familiales empreintes de chaleur et d’affection, il n’en seraient pas là – à se couvrir de ridicule devant l’employé municipal, qui au demeurant restait correct. Bruno se désintéressait complètement de la situation, assis un peu à l’écart, il avait entamé une partie de Tetris sur sa console portable. « Eh bien… reprit l’employé, nous pouvons vous proposer une concession au cimetière de Saorge. Ce sera un peu loin pour vous recueillir, surtout si vous n’êtes pas de la région, mais du point de vue transport c’est évidemment le plus pratique. L’enterrement pourrait avoir lieu dès cette après-midi, nous ne sommes pas trop bousculés en ce moment. Je suppose qu’il n’y aura pas de problèmes pour le permis d’inhumer… – Aucun problème ! lança le médecin avec une chaleur un peu excessive. J’ai amené les formulaires… » Il brandit un petit paquet de feuilles avec un sourire guilleret. « Putain, j’ai claqué… » fit Bruno à mi-voix. En effet, sa console de jeux émit une petite musique joyeuse. « D’accord également pour l’inhumation, monsieur Clément ? fit l’employé en forçant sa voix. – Absolument pas ! Bruno se redressa d’un bond. Ma mère souhaitait être incinérée, elle y attachait une importance extrême ! » L’employé se rembrunit. La commune de Saorge n’était pas équipée pour une incinération, c’était un matériel tout à fait spécifique, qui ne se justifiait pas eu égard au volume des demandes. Vraiment, non, ça paraissait difficile. « Ce sont les dernières volontés de ma mère… » fit Bruno avec importance. Le silence se fit. L’employé municipal réfléchissait à toute allure. « Il y a bien un crématorium à Nice… dit-il timidement. On pourrait envisager un transport aller-retour, si vous êtes toujours d’accord pour une inhumation dans la commune. Naturellement, les frais seraient à votre charge… » Personne ne répondit. « Je vais téléphoner… poursuivit-il, il faut déjà se renseigner sur les créneaux horaires pour une incinération. » Il consulta son agenda, sortit un téléphone portable et commençait à composer le numéro quand Bruno intervint à nouveau. « On laisse tomber… fit-il d’un geste large. On va l’enterrer ici. Ses dernières volontés, on s’en fout. Tu payes ! » poursuivit-il avec autorité en s’adressant à Michel. Sans discuter, celui-ci sortit son chéquier et s’enquit du prix d’une concession de trente ans. « C’est un bon choix, confirma l’employé municipal. Avec une concession de trente ans, on a le temps de voir venir. »
Le cimetière était situé une centaine de mètres au-dessus du village. Deux hommes en bleu de travail portaient le cercueil. Ils avaient choisi le modèle de base, en sapin blanc, stocké dans une salle municipale, les services funéraires semblaient remarquablement organisés, à Saorge. C’était la fin de l’après-midi, mais le soleil était encore chaud. Bruno et Michel marchaient côte à côte, deux pas derrière les hommes, Hippie-le-Gris était à leurs côtés, il avait tenu à accompagner Jane jusqu’à sa dernière demeure. Le chemin était caillouteux, aride, et tout cela devait avoir un sens. Un rapace – probablement une buse – planait lentement, à mi-hauteur, dans l’atmosphère. « Ça doit être un coin à serpents… » inféra Bruno. Il ramassa une pierre blanche très aiguisée. Juste avant de tourner vers l’enclos funéraire, comme pour confirmer ses propos, une vipère apparut entre deux buissons longeant le mur d’enceinte, Bruno visa et tira de toutes ses forces. La pierre éclata sur le mur, manquant de peu la tête du reptile.
« Les serpents ont leur place dans la nature… fit observer Hippie-le-Gris avec une certaine sévérité.
— La nature je lui pisse à la raie, mon bonhomme ! Je lui chie sur la gueule ! » Bruno était à nouveau hors de lui. « Nature de merde… nature mon cul ! » marmonna-t-il avec violence pendant encore quelques minutes. Cependant il se tint correctement lors de la descente du corps, se contentant d’émettre différents gloussements et hochements de tête, comme si l’événement lui suggérait des réflexions inédites, mais encore trop floues pour être exprimées de manière explicite. Après la cérémonie, Michel remit un bon pourboire aux deux hommes – il supposa que c’était l’usage. Il lui restait un quart d’heure pour attraper le train, Bruno décida de partir en même temps.
Ils se quittèrent sur le quai de la gare de Nice. Ils ne le savaient pas encore, mais ils ne devaient jamais se revoir.
« Ça va bien, à ta clinique ? demanda Michel. – Ouais ouais, tranquille peinard j’ai mon lithium. » Bruno sourit d’un air rusé. « Je vais pas rentrer tout de suite à la clinique, j’ai une nuit de battement. Je vais aller dans un bar à putes, il y en a plein à Nice. » Il plissa le front, se rembrunit. « Avec le lithium je bande plus du tout, mais ça fait rien, j’aime bien quand même. »
Michel acquiesça distraitement, monta dans le wagon : il avait réservé une couchette.
TROISIÈME PARTIE
De retour à Paris, il trouva une lettre de Desplechin. Selon l’article 66 du règlement intérieur du CNRS, il devait solliciter sa réintégration, ou le prolongement de sa disponibilité, deux mois avant l’expiration de la période. La lettre était courtoise et pleine d’humour, Desplechin ironisait sur les contraintes administratives ; il n’empêche que le délai était dépassé de trois semaines. Il posa la lettre sur son bureau, dans un état de profonde incertitude. Depuis un an, il était libre de définir lui-même le champ de ses recherches ; à quoi avait-il abouti ? En définitive, à peu près à rien. Allumant son micro-ordinateur, il constata avec écœurement que son e-mail s’était enrichie de quatre-vingts nouvelles pages ; il n’était pourtant resté absent que deux jours. Une des communications provenait de l’Institut de biologie moléculaire de Palaiseau. La collègue qui le remplaçait avait déclenché un programme de recherches sur l’ADN des mitochondries ; contrairement à l’ADN du noyau, il semblait dépourvu de mécanismes de réparation du code endommagé par les attaques radicalaires, ce n’était pas réellement une surprise. L’université de l’Ohio était à l’origine d’une communication plus intéressante : suite à des études sur Saccharomyces, ils avaient montré que les variétés se reproduisant par voie sexuelle évoluaient moins vite que celles qui se reproduisaient par clonage ; les mutations aléatoires, donc, apparaissaient dans ce cas plus efficaces que la sélection naturelle. Le montage expérimental était amusant, et contredisait avec clarté l’hypothèse classique de la reproduction sexuée comme moteur de l’évolution ; mais de toute façon cela n’avait plus qu’un intérêt anecdotique. Dès que le code génétique serait entièrement déchiffré (et ce n’était plus qu’une question de mois), l’humanité serait en mesure de contrôler sa propre évolution biologique ; la sexualité apparaîtrait alors clairement comme ce qu’elle est : une fonction inutile, dangereuse et régressive. Mais même si l’on parvenait à détecter l’apparition des mutations, voire à supputer leur éventuel effet délétère, rien pour l’instant n’apportait la moindre lueur sur leur déterminisme ; rien par conséquent ne permettait de leur donner un sens défini et utilisable : c’était, à l’évidence, dans cette direction qu’il fallait orienter les recherches.
Débarrassé des dossiers et des livres qui encombraient ses rayonnages, le bureau de Desplechin paraissait immense. « Eh oui… fit-il avec un sourire discret. Je pars en retraite à la fin du mois. » Djerzinski en resta bouche bée. On fréquente les gens pendant des années, parfois des dizaines d’années, en s’habituant peu à peu à éviter les questions personnelles et les sujets réellement importants, mais on garde l’espoir que plus tard, dans des circonstances plus favorables, on pourra justement aborder ces sujets, ces questions ; la perspective indéfiniment repoussée d’un mode de relation plus humain et plus complet ne s’efface jamais tout à fait, simplement parce que c’est impossible, parce qu’aucune relation humaine ne s’accommode d’un cadre définitivement étroit et figé. La perspective demeure, donc, d’une relation « authentique et profonde » ; elle demeure pendant des années, parfois des dizaines d’années, jusqu’à ce qu’un événement définitif et brutal (en général de l’ordre du décès) vienne vous apprendre qu’il est trop tard, que cette relation « authentique et profonde » dont on avait caressé l’image n’aurait pas lieu, elle non plus, pas davantage que les autres. En quinze ans de vie professionnelle, Desplechin était la seule personne avec qui il ait souhaité établir un contact dépassant le cadre de la simple juxtaposition de hasard, purement utilitaire, indéfiniment ennuyeuse, qui constitue le climat naturel de la vie de bureau. Eh bien c’était raté. Il jeta un regard atterré sur les cartons de livres qui s’empilaient sur le sol du bureau. « Je crois qu’on ferait mieux d’aller prendre un pot quelque part… » proposa Desplechin, résumant avec pertinence l’ambiance du moment.