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Authors: Michel Houellebecq
La semaine suivante il se décida à montrer ses textes à un collègue – un enseignant en lettres d’une cinquantaine d’années, marxiste, très fin, qui avait la réputation d’être homosexuel. Fajardie fut agréablement surpris. « Une influence de Claudel… ou peut-être plutôt Péguy, le Péguy des vers libres… Mais justement c’est original, c’est une chose qu’on ne rencontre plus tellement. » Sur les démarches à effectuer, il n’avait aucun doute : « L’Infini. C’est là que se fait la littérature d’aujourd’hui. Il faut envoyer vos textes à Sollers. » Un peu surpris Bruno se fit répéter le nom – s’aperçut qu’il confondait avec une marque de matelas, puis envoya ses textes. Trois semaines plus tard il téléphona chez Denoël ; à sa grande surprise Sollers lui répondit, proposa un rendez-vous. Il n’avait pas cours le mercredi, c’était facile de faire l’aller-retour dans la journée. Dans le train il tenta de se plonger dans Une curieuse solitude, renonça assez vite, réussit quand même à lire quelques pages de Femmes – surtout les passages de cul. Ils avaient rendez-vous dans un café de la rue de l’Universite. L’éditeur arriva avec dix minutes de retard, brandissant le fume-cigarettes qui devait faire sa célébrité : « Vous êtes en province ? Mauvais, ça. Il faut venir à Paris, tout de suite. Vous avez du talent. » Il annonça à Bruno qu’il allait publier le texte sur Jean-Paul Il dans le prochain numéro de L’Infini. Bruno en demeura stupéfait ; il ignorait que Sollers était en pleine période « contre-réforme catholique », et multipliait les déclarations enthousiastes en faveur du pape. « Péguy, ça m’éclate ! fit l’éditeur avec élan. Et Sade ! Sade ! Lisez Sade, surtout !…
Mon texte sur les familles…
Oui, très bien aussi. Vous êtes réactionnaire, c’est bien. Tous les grands écrivains sont réactionnaires. Balzac, Flaubert, Baudelaire, Dostoïevski : que des réactionnaires. Mais il faut baiser, aussi, hein ? Il faut partouzer. C’est important. »
Sollers quitta Bruno au bout de cinq minutes, le laissant dans un état de légère ivresse narcissique. Il se calma peu à peu au cours du trajet de retour. Philippe Sollers semblait être un écrivain connu ; pourtant, la lecture de Femmes le montrait avec évidence, il ne réussissait à tringler que de vieilles putes appartenant aux milieux culturels ; les minettes, visiblement, préféraient les chanteurs. Dans ces conditions, à quoi bon publier des poèmes à la con dans une revue merdique ?
« Au moment de la parution, poursuivit Bruno, j’ai quand même acheté cinq numéros de L’Infini. Heureusement, ils n’avaient pas publié le texte sur Jean-Paul Il. Il soupira. C’était vraiment un mauvais texte… Il te reste du vin ?
- Juste une bouteille. » Michel marcha jusqu’à la cuisine, ramena la sixième et dernière bouteille du pack de Vieux Papes ; il commençait à se sentir réellement fatigué. « Tu travailles demain, je crois ? » intervint-il. Bruno ne réagit pas. Il contemplait un point bien défini du parquet ; mais à cet endroit du parquet il n’y avait rien, rien de bien défini ; juste quelques grumeaux de crasse. Cependant il se ranima en entendant le claquement du bouchon, tendit son verre. Il but lentement, à petites gorgées ; son regard avait maintenant dérivé et flottait à la hauteur du radiateur ; il ne semblait nullement disposé à continuer. Michel hésita, puis alluma la télévision : il y avait une émission animalière sur les lapins. Il coupa le son. Au fond, il s’agissait peut-être de lièvres – il les confondait. Il fut surpris d’entendre à nouveau la voix de Bruno :
« J’essayais de me souvenir combien de temps je suis resté à Dijon. Quatre ans ? Cinq ans ? Une fois qu’on est rentré dans le monde du travail toutes les années se ressemblent. Les seuls événements qui vous restent à vivre sont d’ordre médical – et les enfants qui grandissent. Victor grandissait ; il m’appelait "papa". »
Tout à coup, il se mit à pleurer. Recroquevillé sur le canapé il pleurait à grands sanglots, en reniflant. Michel consulta sa montre ; il était un peu plus de quatre heures. Sur l’écran, un chat sauvage tenait le cadavre d’un lapin dans sa gueule.
Bruno sortit un mouchoir en papier, essuya le coin de ses yeux. Ses larmes continuaient à couler. Il pensait à son fils. Pauvre petit Victor, qui dessinait des Strange, et qui l’aimait. Il lui avait donné si peu de moments de bonheur, si peu de moments d’amour – et maintenant il allait avoir quinze ans, et le temps du bonheur était terminé pour lui.
« Anne aurait aimé avoir d’autres enfants, au fond la vie de mère au foyer lui convenait parfaitement. C’est moi qui l’ai poussée à rentrer en région parisienne, à demander un poste. Bien sûr, elle n’a pas osé refuser – l’épanouissement des femmes passait par la vie professionnelle, c’est ce que tout le monde pensait ou faisait semblant de penser à l’époque ; et elle tenait par-dessus tout à penser la même chose que tout le monde. Je me rendais très bien compte qu’au fond on rentrait à Paris pour pouvoir divorcer tranquillement. En province malgré tout les gens se voient, se parlent ; et je ne tenais pas à ce que mon divorce suscite de commentaires, même approbateurs ou paisibles. L’été 89 on est partis au Club Med, ça a été nos dernières vacances ensemble. Je me souviens de leurs jeux apéritifs à la con et des heures passées sur la plage à mater les minettes ; Anne parlait aux autres mères de famille. Quand elle se tournait sur le ventre, on voyait sa cellulite ; quand elle se tournait sur le dos, on voyait ses vergetures. C’était au Maroc, les Arabes étaient désagréables et agressifs, le soleil beaucoup trop chaud. Ça ne valait pas le coup d’attraper un cancer de la peau pour passer toutes mes soirées à me branler dans la case. Victor a bien profité de son séjour, il s’amusait beaucoup au Mini Club… » La voix de Bruno se brisa à nouveau.
« J’étais un salaud ; je savais que j’étais un salaud. Normalement les parents se sacrifient, c’est la voie normale. Je n’arrivais pas à supporter la fin de ma jeunesse ; à supporter l’idée que mon fils allait grandir, allait être jeune à ma place, qu’il allait peut-être réussir sa vie alors que j’avais raté la mienne. J’avais envie de redevenir un individu.
— Une monade… » dit doucement Michel.
Bruno ne releva pas, finit son verre. « La bouteille est vide… » observa-t-il d’un ton légèrement égaré. Il se leva, enfila son blouson. Michel l’accompagna jusqu’au pas de la porte. « J’aime mon fils, dit encore Bruno. S’il avait un accident, s’il lui arrivait malheur, je ne pourrais pas le supporter. J’aime cet enfant plus que tout. Pourtant, je n’ai jamais réussi à accepter son existence. » Michel acquiesça. Bruno se dirigea vers l’ascenseur.
Michel revint vers son bureau, inscrivit sur une feuille de papier : « Noter quelque chose sur le sang », puis il s’allongea, éprouvant le besoin de réfléchir, mais il s’endormit presque aussitôt. Quelques jours plus tard il retrouva la feuille, inscrivit juste en dessous : « La loi du sang », et demeura perplexe une dizaine de minutes.
Au matin du 1er septembre, Bruno attendit Christiane gare du Nord. Elle avait pris un car de Noyon à Amiens, puis un train direct jusqu’à Paris. La journée était très belle ; son train arriva à 11 h 37. Elle portait une robe longue, semée de petites fleurs, avec des poignets de dentelle. Il la serra dans ses bras. Leurs cœurs battaient extrêmement fort.
Ils déjeunèrent dans un restaurant indien, puis rentrèrent chez lui pour faire l’amour. Il avait ciré le parquet, disposé des fleurs dans les vases ; les draps étaient propres et sentaient bon. Il réussit à la pénétrer longtemps, à attendre le moment de sa jouissance ; le soleil entrait par l’interstice des rideaux, faisait briller sa chevelure noire – où l’on distinguait quelques reflets gris. Elle eut un premier orgasme, puis tout de suite après un second, son vagin fut parcouru de violentes contractions ; à ce moment, il jouit en elle. Aussitôt après il se blottit dans ses bras, ils s’endormirent.
Quand ils s’éveillèrent, le soleil descendait entre les tours ; il était environ sept heures. Bruno ouvrit une bouteille de vin blanc. Les années qui avaient suivi soi retour de Dijon, il ne les avait jamais racontées à personne ; maintenant, il allait le faire.
« À la rentrée 1989, Anne a obtenu un poste au lycée Condorcet. On a loué un appartement rue Rodier, petit trois-pièces assez sombre. Victor allait à la maternelle, maintenant j’avais mes journées libres. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à aller voir les putes. Il y avait plusieurs salons de massage thaï dans le quartier – le New Bangkok, le Lotus d’or, le Maï Lin ; les filles étaient polies et souriantes, ça se passait bien. À la même époque j’ai commencé à consulter un psychiatre ; je ne me souviens plus très bien, je crois qu’il était barbu – mais je confonds peut-être avec un film. J’ai commencé à raconter mon adolescence, je parlais aussi beaucoup des salons de massage – je sentais qu’il me méprisait, ça me faisait du bien. De toute façon, j’ai changé en janvier. Le nouveau était bien, il consultait près de Strasbourg-Saint-Denis, je pouvais aller faire un tour dans les peep-shows en sortant. Il s’appelait le docteur Azoulay, il avait toujours des Paris Match dansi sa salle d’attente : en résumé il me donnait l’impression d’être un bon médecin. Mon cas ne l’intéressait pas beaucoup, mais je ne lui en tiens pas rigueur – c’est vrai que c’était terriblement banal, j’étais juste un connard frustré et vieillissant qui ne désirait plus sa femme. Vers la même époque, il a été appelé comme expert dans un procès d’un groupe d’adolescents satanistes qui avaient tronçonné et dévoré une handicapée mentale – ça avait quand même plus de gueule. À la fin de chaque séance il me conseillait de faire du sport, c’était une obsession chez lui – il faut dire que lui-même commençait à prendre un peu de ventre. Enfin les séances étaient plaisantes, mais un peu mornes ; la seule chose qui le ranimait un peu c’était le thème de mes relations avec mes parents. Début février, j’ai eu une anecdote vraiment intéressante à lui raconter. Ça se passait dans la salle d’attente du Maï Lin ; en entrant je me suis assis à côté d’un type dont le visage me disait vaguement quelque chose – mais très vaguement, c’était juste une impression diffuse. Puis on l’a fait monter, je suis passé tout de suite après. Les cabines de massage étaient séparées par un rideau en plastique, il n’y en avait que deux, j’étais forcément à côté du type. Au moment où la fille a commencé à caresser mon bas-ventre avec sa poitrine enduite de savon, j’ai eu une illumination : le type dans la cabine à côté, en train de se faire faire un body body, c’était mon père. Il avait vieilli, maintenant il ressemblait vraiment à un retraité, mais c’était lui, il n’y avait aucun doute possible. Au même moment je l’ai entendu jouir, avec un petit bruit de vésicule qui se vide. J’ai attendu quelques minutes pour me rhabiller après avoir joui moi-même ; je n’avais pas envie de le croiser dans l’entrée. Mais, le jour où j’ai raconté l’anecdote au psychiatre, en rentrant chez moi, j’ai téléphoné au vieil homme. Il a paru surpris – et plutôt heureux – de m’entendre. En effet il avait pris sa retraite, il avait revendu toutes ses parts dans la clinique cannoise ; ces dernières années il avait perdu pas mal d’argent, mais ça allait encore, d’autres étaient plus à plaindre. On a convenu qu’on se reverrait un de ces jours ; mais ça n’a pas pu se faire tout de suite.
Début mars, j’ai reçu un coup de téléphone de l’inspection d’académie. Une prof avait posé son congé de maternité avant la date prévue, il y avait un poste libre jusqu’à la fin de l’année scolaire, c’était au lycée de Meaux. J’ai hésité un peu, j’avais quand même de très mauvais souvenirs à Meaux ; enfin j’ai hésité trois heures, et puis je me suis rendu compte que je m’en foutais. « C’est probablement ça, la vieillesse : les réactions émotionnelles s’émoussent, on garde peu de rancunes et on garde peu de joies ; on s’intéresse surtout au fonctionnement des organes, à leur équilibre précaire. En sortant du train, puis en traversant la ville, j’ai surtout été frappé par sa petitesse et sa laideur – son manque absolu d’intérêt. En arrivant à Meaux le dimanche soir dans mon enfance, j’avais l’impression de pénétrer dans un immense enfer. Eh bien non, ce n’était qu’un tout petit enfer, dénué du moindre caractère distinctif. Les maisons, les rues… tout cela ne m’évoquait rien ; même le lycée avait été modernisé. J’ai visité les bâtiments de l’internat, fermé depuis, transformé en musée d’histoire locale. Dans ces salles d’autres garçons m’avaient frappé, humilié, ils avaient pris plaisir à me cracher et à me pisser dessus, à plonger ma tête dans la cuvette des chiottes ; je ne ressentais pourtant aucune émotion, sinon une légère tristesse – d’ordre extrêmement général. "Dieu lui-même ne peut faire que ce qui a été ne soit plus" affirme quelque part je ne sais plus quel auteur catholique ; à voir ce qui restait de mon enfance à Meaux, ça ne paraissait pourtant pas tellement difficile.
J’ai marché dans la ville pendant plusieurs heures, je suis même retourné au Bar de la Plage. Je me souvenais de Caroline Yessayan, de Patricia Hohweiller ; mais à vrai dire je ne les avais jamais oubliées ; rien dans les rues ne me les rappelait particulièrement. J’ai croisé beaucoup de jeunes, d’immigrés – surtout des Noirs, beaucoup plus que lors de mon adolescence, ça c’était un vrai changement. Puis je me suis présenté au lycée. Le proviseur s’est amusé de ce que je sois un ancien élève, il a envisagé de rechercher mon dossier, mais j’ai parlé d’autre chose, j’ai réussi à éviter ça. J’avais trois classes : une seconde, une première A, une première S. Le pire, je m’en suis rendu compte tout de suite, ça serait la première A : il y avait trois mecs et une trentaine de filles. Une trentaine de filles de seize ans. Blondes, brunes, rousses. Françaises, beurettes, asiatiques – toutes délicieuses, toutes désirables. Et elles couchaient, ça se voyait, elles couchaient, elles changeaient de garçon, elles profitaient de leur jeunesse ; tous les jours je passais devant le distributeur de préservatifs, elles ne se gênaient pas pour en prendre devant moi.
Ce qui a tout déclenché, c’est que j’ai commencé à me dire que j’avais peut-être une chance. Il devait y avoir beaucoup de filles de divorcés, j’arriverais bien à en trouver une à la recherche d’une image paternelle. Ça pouvait marcher ; je sentais que ça pouvait marcher. Mais il fallait un père viril, rassurant, aux épaules larges. Je me suis laissé pousser la barbe et je me suis inscrit au Gymnase Club. La barbe ça n’a été qu’un demi-succès, elle poussait clairsemée et me donnait un air un peu louche, à la Salman Rushdie ; par contre mes muscles répondaient bien, en quelques semaines j’ai développé des deltoïdes et des pectoraux tout à fait corrects. Le problème, le problème nouveau, c’était mon sexe. Ça peut paraître fou maintenant, mais dans les années soixante-dix on ne s’occupait réellement pas de la taille du sexe masculin ; pendant mon adolescence j’ai eu tous les complexes physiques possibles, sauf celui-là. Je ne sais pas qui a commencé à en parler, probablement les pédés ; enfin, on trouve également le thème abordé dans les romans policiers américains ; par contre, il est totalement absent chez Sartre. Quoi qu’il en soit, dans les douches du Gymnase Club j’ai pris conscience que j’avais une toute petite bite. J’ai vérifié chez moi : 12 centimètres, peut-être 13 ou 14 en tirant au maximum le centimètre pliant vers la racine de la bite. J’avais découvert une nouvelle source de souffrances ; et là il n’y avait rien à faire, c’était un handicap radical, définitif. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à haïr les nègres. Enfin il n’y en avait pas beaucoup au lycée, la plupart étaient au lycée technique Pierre-de-Coubertin, là même où l’illustre Defrance faisait du strip-tease philosophique et de la lèche pro-jeunes. Il y en avait juste un dans mes classes, en première A, un grand costaud qui se faisait appeler Ben. Il était toujours avec une casquette et des Nike, je suis sûr qu’il avait une bite énorme. Évidemment, toutes les filles étaient à genoux devant ce babouin ; et moi qui essayais de leur faire étudier Mallarmé, ça n’avait aucun sens. C’est comme ça que devait finir la civilisation occidentale, me disais-je avec amertume : se prosterner à nouveau devant les grosses bites, tel le babouin hamadryas. J’ai pris l’habitude de venir en cours sans slip. Le nègre sortait exactement avec celle que j’aurais choisie pour moi-même : mignonne, très blonde, le visage enfantin, de jolis seins en pomme. Ils arrivaient en cours en se tenant par la main. Pendant les devoirs sur table, je laissais toujours les fenêtres fermées ; les filles avaient chaud, enlevaient leurs pulls, les seins se collaient aux tee-shirts ; je me branlais à l’abri de mon bureau. Je me souviens encore du jour où je leur avais donné à commenter une phrase du Côté de Guermantes : "La pureté d’un sang où depuis plusieurs générations ne se rencontrait que ce qu’il y a de plus grand dans l’histoire de France avait ôté à sa manière d’être tout ce que les gens du peuple appellent ’des manières’, et lui avait donné la plus parfaite simplicité."