Les particules élémentaires (17 page)

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Authors: Michel Houellebecq

BOOK: Les particules élémentaires
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Il repensa ensuite à sa conversation de la veille avec Christiane, et se dit qu’il parviendrait peut-être à aimer ses lèvres un peu pendantes, mais douces. Comme chaque matin au réveil et comme la plupart des hommes, il bandait. Dans le demi-jour de l’aube, au milieu de la masse épaisse et ébouriffée de ses cheveux noirs, le visage de Christiane paraissait très pâle. Elle ouvrit légèrernent les yeux au moment où il la pénétrait. Elle parut un peu surprise, mais écarta les jambes. Il commença à bouger en elle, mais s’aperçut qu’il devenait de plus en plus mou. Il en ressentit une grande tristesse, d’inquiétude et de honte. « Tu préfères que je mette un préservatif ? demanda-t-il. — Oui, s’il te plaît. Ils sont dans la trousse de toilette à côté. » Il déchira l’emballage ; c’était des Durex Technica. Naturellement, dès qu’il fut dans le latex, il débanda complètement. « Je suis désolé, fit-il, je suis vraiment désolé. — Ça ne fait rien, dit-elle doucement, viens te coucher. » Décidément, le sida avait été une vraie bénédiction pour les hommes de cette génération. Il suffisait parfois de sortir la capote, leur sexe mollissait aussitôt. « Je n’ai jamais réussi à m’y faire… » Cette mini-cérémonie accomplie, leur virilité sauvegardée dans son principe, ils pouvaient se recoucher, se blottir contre le corps de leur femme, dormir en paix.

Après le petit déjeuner ils descendirent, longèrent la pyramide. Il n’y avait personne au bord de l’étang. Ils s’allongèrent dans la prairie ensoleillée ; Christiane lui retira son bermuda et commença à le branler. Elle branlait très doucement, avec beaucoup de sensibilité. Plus tard, lorsqu’ils furent entrés grâce à elle dans le réseau des couples libertins, Bruno devait s’en rendre compte : c’était une qualité extrêmement rare. La plupart des femmes dans ce milieu branlaient avec brutalité, sans la moindre nuance. Elles serraient beaucoup trop fort, secouaient la bite avec une frénésie stupide, probablement dans le but d’imiter les actrices de films porno. C’était peut-être spectaculaire à l’écran, mais le résultat tactile était franchement quelconque, voire douloureux. Christiane au contraire procédait par effleurements, mouillait régulièrement ses doigts, parcourait avec douceur les zones sensibles. Une femme en tunique indienne passa près d’eux et vint s’asseoir au bord de l’eau. Bruno inspira profondément, se retint de jouir. Christiane lui sourit ; le soleil commençait à être chaud. Il se rendit compte que sa deuxième semaine au Lieu allait être très douce. Peut-être même est-ce qu’ils allaient se revoir, vieillir ensemble. De temps en temps elle lui donnerait un petit moment de bonheur physique, ils vivraient tous deux le déclin du désir. Quelques années passeraient ainsi ; puis ce serait fini, ils seraient vieux ; pour eux, la comédie de l’amour physique serait terminée.

Pendant que Christiane prenait une douche, Bruno étudia la formule du soin « protection jeunesse aux micro-capsules » qu’il venait d’acheter la veille au centre Leclerc. Alors que l’emballage extérieur mettait surtout en avant la nouveauté du concept « micro-capsules », la notice d’emploi, plus exhaustive, distinguait trois actions : filtrage des rayons solaires nocifs, diffusion tout au long de la journée de principes hydratants actifs, élimination des radicaux libres. Au milieu de sa lecture il fut interrompu par l’arrivée de Catherine, l’ex-féministe recyclée dans les tarots égyptiens. Elle revenait, et n’en fit pas mystère, d’un atelier de développement personnel, Dansez votre job. Il s’agissait de trouver sa vocation à travers une série de jeux symboliques ; ces jeux permettaient peu à peu de dégager le « héros intérieur » de chaque participant. À l’issue de la première journée il apparaissait que Catherine était un peu sorcière, mais également un peu lionne ; cela aurait dû, normalement, l’orienter vers un poste de responsabilité dans les forces de vente.

« Hmm… » fit Bruno.

À ce moment Christiane revint, une serviette autour de la taille. Catherine s’interrompit, sa crispation était visible. Elle prétexta un atelier Méditation zen et tango argentin et battit rapidement en retraite.

« Je croyais que tu faisais Tantra et comptabilité… lui lança Christiane au moment où elle disparaissait.

— Tu la connais ?

— Oh oui, ça fait vingt ans que je connais cette conne. Elle aussi vient depuis le début, pratiquement depuis la fondation du Lieu. »

Elle secoua ses cheveux, noua sa serviette en turban. Ils remontèrent ensemble. Bruno eut tout à coup envie de la prendre par la main. Il le fit.

« J’ai jamais pu encadrer les féministes… reprit Christiane alors qu’ils étaient à mi-pente. Ces salopes n’arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des taches ; elles étaient littéralement obsédées par la vaisselle. Parfois elles prononçaient quelques mots sur la cuisine ou les aspirateurs ; mais leur grand sujet de conversation, c’était la vaisselle. En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. À partir de ce moment – c’était absolument systématique – elles commençaient à éprouver la nostalgie de la virilité. Au bout du compte elles plaquaient leurs mecs pour se faire sauter par des machos latins à la con. J’ai toujours été frappée par l’attirance des intellectuelles pour les voyous, les brutes et les cons. Bref elles s’en tapaient deux ou trois, parfois plus pour les très baisables, puis elles se faisaient faire un gosse et se mettaient à préparer des confitures maison avec les fiches cuisine Marie-Claire. J’ai vu le même scénario se reproduire, des dizaines de fois.

— C’est du passé… » fit Bruno, conciliant.

Ils passèrent l’après-midi à la piscine. En face d’eux, de l’autre côté du bassin, les adolescentes sautillaient sur place en se chipant un walkman. « Elles sont mignonnes, hein ? remarqua Christiane. La blonde aux petits seins est vraiment jolie… » ; puis elle s’allongea sur le drap de bain. « Passe-moi de la crème… »

Christiane ne participait à aucun atelier. Elle éprouvait même un certain dégoût pour ces activités schizophrènes, dit-elle. « Je suis peut-être un peu dure, dit-elle encore, mais je connais ces soixante-huitardes qui ont dépassé la quarantaine, j’en fais pratiquement partie. Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort. Interroge-les cinq minutes, tu verras qu’elles ne croient pas du tout à ces histoires de chakras, de cristaux, de vibrations lumineuses. Elles s’efforcent d’y croire, elles tiennent parfois deux heures, le temps de leur atelier. Elles sentent la présence de l’Ange et la fleur intérieure qui s’éveille dans leur ventre ; puis l’atelier se termine, elles se redécouvrent seules, vieillissantes et moches. Elles ont des crises de larmes. Tu n’as pas remarqué ? Il y a beaucoup de crises de larmes ici, surtout après les ateliers zen. À vrai dire elles n’ont pas le choix, parce qu’en plus elles ont des problèmes de fric. En général elles ont fait une analyse, ça les a complètement séchées. Les mantras et les tarots c’est très con, mais c’est quand même moins cher qu’une analyse.

— Oui, ça et le dentiste… » fit vaguement Bruno. Il posa sa tête entre ses cuisses ouvertes, sentit qu’il allait s’endormir ainsi.

La nuit venue, ils retournèrent dans le jacuzzi ; il lui demanda de ne pas le faire jouir. De retour dans la caravane, ils firent l’amour. « Laisse tomber… » dit Christiane au moment où il tendait la main vers les préservatifs. Quand il la pénétra, il sentit qu’elle était heureuse. Une des caractéristiques les plus étonnantes de l’amour physique est quand même cette sensation d’intimité qu’il procure, dès qu’il s’accompagne d’un minimum de sympathie mutuelle. Dès les premières minutes on passe du vous au tu, et il semble que l’amante, même rencontrée de la veille, ait droit à certaines confidences qu’on ne ferait à aucune autre personne humaine. Ainsi Bruno, cette nuit-là, raconta-t-il à Christiane certaines choses qu’il n’avait jamais racontées à personne, pas même à Michel – et encore moins à son psychiatre. Il lui parla de son enfance, de la mort de sa grand-mère et des humiliations à l’internat de garçons. Il lui raconta son adolescence et les masturbations dans le train, à quelques mètres des jeunes filles ; il lui raconta les étés dans la maison de son père. Christiane écoutait en lui caressant les cheveux.

Ils passèrent la semaine ensemble, et la veille du départ de Bruno ils dînèrent dans un restaurant de fruits de mer à Saint-Georges-de-Didonne. L’air était calme et chaud, la flamme des bougies qui éclairait leur table ne tremblait pratiquement pas. Ils dominaient l’estuaire de la Gironde, au loin on distinguait la pointe de Grave.

« En voyant la lune qui brille sur la mer, dit Bruno, je me rends compte avec une inhabituelle clarté que nous n’avons rien, absolument rien à faire avec ce monde.

— Tu dois vraiment partir ?

— Oui, je dois passer quinze jours avec mon fils. Enfait j’aurais dû partir la semaine dernière, mais cettefois je ne peux plus retarder. Sa mère prend l’avionaprès-demain, elle a réservé son séjour.

— Ton fils a quel âge ?

— Douze ans. »

Christiane réfléchit, but une gorgée de muscadet. Elle avait mis une robe longue, elle s’était maquillée et ressemblait à une jeune fille. On devinait ses seins à travers la dentelle du corsage ; la lumière des bougies allumait de petites flammes dans ses yeux. « Je crois que je suis un peu amoureuse… » dit-elle. Bruno attendit sans oser faire un geste, son immobilité était parfaite. « Je vis à Noyon, dit-elle encore. Avec mon fils, ça s’est à peu près bien passé jusqu’à ce qu’il ait treize ans. Son père lui a peut-être manqué, mais je ne sais pas… Est-ce que les enfants ont réellement besoin d’un père ? Ce qui est sûr, c’est que lui n’avait aucun besoin de son fils. Il l’a pris un peu au début, ils allaient au cinéma ou au McDonald’s, il le ramenait toujours en avance. Et puis ça s’est produit de moins en moins souvent : quand il est parti s’installer dans le Sud avec sa nouvelle copine, il a complètement arrêté. Je l’ai en fait élevé à peu près seule, j’ai peut-être manqué d’autorité. Il y a deux ans il s’est mis à sortir, à avoir de mauvaises fréquentations. Ça surprend beaucoup de gens, mais Noyon est une ville violente. Il y a beaucoup de Noirs et d’Arabes, le Front national a fait 40 % aux dernières élections. Je vis dans une résidence à la périphérie, la porte de ma boîte aux lettres a été arrachée, je ne peux rien laisser dans la cave. J’ai souvent peur, parfois il y a eu des coups de feu. En rentrant du lycée je me barricade chez moi, je ne sors jamais le soir. De temps en temps je fais un peu de Minitel rose, et c’est tout. Mon fils rentre tard, parfois il ne rentre pas du tout. Je n’ose rien lui dire ; j’ai peur qu’il me frappe.

— Tu es loin de Paris ? »

Elle sourit. « Pas du tout, c’est dans l’Oise, à peine quatre-vingts kilomètres… » Elle se tut et sourit à nouveau ; son visage à ce moment était plein de douceur et d’espoir. « J’aimais la vie, dit-elle encore. J’aimais la vie, j’étais d’un naturel sensible et affectueux, et j’ai toujours adoré faire l’amour. Quelque chose s’est mal passé ; je ne comprends pas tout à fait quoi, mais quelque chose s’est mal passé dans ma vie. »

Bruno avait déjà plié sa tente et rangé ses affaires dans la voiture ; il passa sa dernière nuit dans la caravane. Au matin il essaya de pénétrer Christiane, mais cette fois il échoua, il se sentait ému et nerveux. « Jouis sur moi » dit-elle. Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins. « Viens me voir » dit-elle encore au moment où il passait la porte. Il promit de venir. On était le samedi 1er août.

9

Contrairement à son habitude, Bruno prit de petites routes. Il s’arrêta un peu avant d’atteindre Parthenay. Il avait besoin de réfléchir ; oui, mais au fond à quoi ? Il était garé au milieu d’un paysage ennuyeux et calme, près d’un canal aux eaux presque immobiles. Des plantes aquatiques croissaient ou pourrissaient, c’était difficile à dire. Le silence était troublé par de vagues grésillements – dans l’atmosphère, il devait y avoir des insectes. Il s’allongea sur la pente herbeuse, prit conscience d’un très faible courant aquatique : le canal s’écoulait lentement vers le Sud. On n’apercevait aucune grenouille.

En octobre 1975, juste avant d’entrer à la fac, Bruno s’installa dans le studio acheté par son père ; il eut alors l’impression qu’une vie nouvelle allait commencer pour lui. Il dut rapidement déchanter. Certes il y avait des filles, et même beaucoup de filles, inscrites en lettres à Censier ; mais toutes semblaient prises, ou du moins ne pas avoir envie de se laisser prendre par lui. Dans le but d’établir un contact il allait à tous les TD, à tous les cours, et devint ainsi rapidement bon élève. À la cafétéria il les voyait, les entendait bavarder : elles sortaient, rencontraient des amis, s’invitaient mutuellement à des fêtes. Bruno commença à manger. Il se stabilisa rapidement autour d’un parcours alimentaire qui descendait le boulevard Saint-Michel. D’abord il commençait par un hot-dog, dans l’échoppe au croisement de la rue Gay-Lussac ; il continuait un peu plus bas par une pizza, parfois un sandwich grec. Dans le McDonald’s au croisement du boulevard Saint-Germain il engloutissait plusieurs cheeseburgers, qu’il accompagnait de Coca-Cola et de milk-shakes à la banane ; puis il descendait en titubant la rue de la Harpe avant de se terminer aux pâtisseries tunisiennes. En rentrant chez lui il s’arrêtait devant le Latin, qui proposait deux films porno au même programme. Il restait parfois une demi-heure devant le cinéma, feignant d’examiner les trajets de bus, dans le but à chaque fois déçu de voir entrer une femme ou un couple. Le plus souvent, il finissait quand même par prendre une place ; il se sentait déjà mieux une fois dans la salle, l’ouvreuse était d’une discrétion parfaite. Les hommes s’installaient loin les uns des autres, ils laissaient toujours plusieurs sièges de distance. Il se branlait tranquillement en regardant Infirmières lubriques, L’auto-stoppeuse ne porte pas de culotte, La prof a les cuisses écartées, Les Suceuses, tant d’autres films. Le seul moment délicat était celui de la sortie : le cinéma donnait directement sur le boulevard Saint-Michel, il pouvait parfaitement tomber nez à nez avec une fille de la fac. En général il attendait qu’un type se lève, sortait aussitôt sur ses talons ; il lui paraissait moins dévalorisant d’aller au cinéma porno entre amis. Il rentrait en général vers minuit, lisait Chateaubriand ou Rousseau.

Une ou deux fois par semaine Bruno décidait de changer de vie, de prendre une direction radicalement différente. Voici comment il procédait. D’abord il se mettait entièrement nu, se regardait dans la glace : il était nécessaire d’aller jusqu’au bout de l’autodépréciation, de contempler pleinement l’abjection de son ventre gonflé, de ses bajoues, de ses fesses déjà pendantes. Puis il éteignait toutes les lumières. Il joignait les pieds, croisait les mains à hauteur de la poitrine, penchait légèrement la tête en avant pour mieux rentrer en lui-même. Alors il inspirait lentement, profondément, gonflant au maximum son ventre dégueulasse ; puis il expirait, très lentement aussi, en prononçant mentalement un chiffre. Tous les chiffres étaient importants, sa concentration ne devait jamais faiblir ; mais les plus importants étaient quatre, huit, et naturellement seize, le chiffre ultime. Lorsqu’il se relèverait après avoir compté le chiffre seize en expirant de toutes ses forces il serait un homme radicalement neuf, enfin prêt à vivre, à se glisser dans le courant de l’existence. Il ne connaîtrait plus ni la peur, ni la honte ; il se nourrirait normalement, se comporterait normalement avec les jeunes filles. « Aujourd’hui est le premier jour du reste de ta vie. »

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