Les Assassins (11 page)

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Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
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Lucas revint bredouille.

Il ne se passa rien pendant deux jours.

 

Le mercredi 14 juin à 20 heures, un correspondant anonyme demanda à parler à l’inspecteur chargé d’enquêter sur la mort des deux filles retrouvées l’avant-veille. Par chance, Lucas était dans son bureau. Il prit l’appel.

« Je crois que mon amant est un assassin.

— Qui est à l’appareil ? fit Lucas. À qui ai-je l’honneur ?

— Contentez-vous de m’écouter, dit la femme, sinon je raccroche.

— Je vous écoute. »

Lucas fit signe à l’un de ses collègues de déclencher l’enregistrement sur la table de contrôle.

« Ce que je veux, c’est savoir si oui ou non la personne que je connais et qui se trouve être mon amant a bien commis ce crime. Il prétend l’avoir fait. Je m’appelle Betsy.

— Betsy ?

— J’ai dit Betsy ? Non, je m’appelle Claudia.

— C’est très gentil à vous, dit Lucas. Nous vous sommes très reconnaissants de votre aide. Vous pouvez nous donner le nom de votre amant ?

— Non, ça, je ne peux pas.

— Vous pouvez nous en dire un peu plus sur lui, Claudia ?

— Je peux vous dire qu’il a des cheveux bruns frisés et des yeux bleus. Son prénom est John et il a 41 ans. J’ai retrouvé dans sa voiture un sac de sport rempli de draps, de serviettes en papier et de vêtements qui lui appartiennent, ensanglantés.

— D’accord, d’accord, très bien… Est-ce que vous pouvez nous donner son nom, Claudia ?

— Il me dit qu’il a tiré quatre fois, continua la femme, manifestement indifférente. Il me dit qu’il a tiré quatre fois. Pour l’une des filles, deux balles dans la tête, ce qui la fit presque exploser. Pour l’autre, une balle dans la tête et une dans la poitrine. Il s’est servi d’un pistolet de calibre .25. Est-ce que ça colle avec ce que vous avez trouvé ?

— Oui, ça colle… Ce que vous nous dites est d’une grande utilité pour nous, Claudia… Mais il faut vraiment qu’on connaisse le nom de cet homme. Si vous pouviez nous le donner, je suis persuadé que cela permettrait d’éviter d’autres… »

Sur ce, la ligne coupa.

Une heure plus tard, Richard Lucas demanda la liste de tous les individus ayant soumis une demande d’arme de calibre .25 au cours de l’année précédente. Il procéda à une recherche sur tous les hommes arrêtés pour agression violente, âgés de 41 ans, avec des cheveux bruns frisés et des yeux bleus, habitant New York.

Avec les meilleures intentions du monde, Richard Lucas fut l’instigateur d’une opération qui allait mobiliser près de trois cents hommes pendant trois jours.

Et tout ça pour rien.

Aucune piste ne donna de résultats probants.

 

Le lendemain, au rez-de-chaussée du siège du
New York City Herald
, debout près de la fontaine à eau, John Costello lisait l’article du
New York Times
, daté du 13 juin, consacré au meurtre de Burch et de Briley. Il l’avait entouré au stylo rouge et souligné trois fois.

Remonté dans son petit bureau du premier étage, il découpa la colonne et l’agrafa à côté de celle consacrée à Mia Grant. Il colla un Post-It sous le texte et nota :
12 juin Clark, Bundy, Murray – Tueurs du Crépuscule
, puis accola de nouveau quatre points d’interrogation.

Il fit un pas en arrière, posa sa main à l’arrière de son crâne et lissa ses cheveux. Il compta le nombre de mots dans chaque article, puis recompta.

Il sentit la fine cicatrice sur son cuir chevelu, juste au-dessus de la nuque.

Il sentit l’appel muet de son propre cœur apeuré.

6

  D
’Ashley Burch et de Lisa Briley, Ray Irving ignorait tout. C’était l’affaire de Richard Lucas – autre commissariat, autres pratiques. Irving était un pragmatique, un méthodique, de temps en temps sujet à des éclairs de génie, mais des éclairs qui, avec l’âge, se faisaient de plus en plus rares, de plus en plus espacés.

Ray Irving était un inspecteur-né, d’une curiosité insatiable, toujours en train de poser plein de questions, et en même temps assez au fait de la réalité du monde dans lequel il vivait pour savoir que certaines énigmes demeureraient toujours sans réponse. Peut-être insolubles.

Nietzsche disait que quiconque se battait contre des monstres devait prendre garde à ne pas en devenir un lui-même. Il disait que celui qui scrutait trop longtemps l’abîme était aussi scruté par l’abîme.

Irving avait marché au bord de l’abîme pendant pas mal d’années, d’un pas mesuré, voire régulier. Et bien qu’il eût tracé un chemin à force de faire le tour du périmètre, il sentait que le périmètre se réduisait malgré tout. Avec chaque nouvelle affaire, il se rapprochait du centre de quelque chose. Il retrouvait toujours plus de folie à chaque meurtre, à chaque manifestation de brutalité absolue perpétrée par un être humain sur un autre être humain. Et malgré tout ce qu’il avait vu dans sa vie, il se retrouvait encore, quelquefois, sidéré par l’inventivité que déployaient certains hommes pour en détruire et exterminer d’autres. Il avait aussi appris que l’irrationnel ne pouvait être rationalisé. Comme pour une drogue, la nécessité était plus forte que toute loyauté, que tout accord. Il y avait ceux qui tuaient sous le coup de la colère ; mais ceux qui commettaient des meurtres par passion formaient une race à part. En réalité, ceux mus par un
désir
de tuer n’existaient pas : ce n’était pas un désir, mais une pulsion, plus puissante que l’amour, que la famille, que n’importe quels serments ou promesses formulés pour soi-même ou adressées aux autres. On avait affaire à des individus qui tuaient parce qu’ils
devaient
tuer. Ce n’était pas un désir, c’était une obligation.

Tant de fois il avait été témoin d’événements qui allaient à l’encontre de l’ordre naturel des choses. Des parents qui enterraient leurs enfants. Des gens qui avouaient, montraient leurs mains couvertes de sang, puis repartaient, libres de tuer encore. La vérité ne délivrait pas les hommes. Les astuces juridiques étaient devenues une planche de salut. Ces choses-là n’auraient jamais dû exister, et pourtant elles existaient.

Ray Irving pensait qu’il mourrait en ayant compris une partie de ce qu’il avait pu voir, mais jamais l’ensemble. Tout comprendre ? C’était tout bonnement impossible.

Un mois s’était écoulé depuis la mort de Mia Grant. Il ne l’avait jamais connue, aussi ne lui manquait-elle pas. En revanche, Deborah Wiltshire lui manquait. Et d’une manière inédite. Cela faisait sept mois qu’elle était morte et, bien qu’il restât chez lui quelques traces de sa présence, de sa personnalité – un lisseur de cheveux en céramique, une paire de chaussures plates dont la droite avait le bout troué –, Irving les contemplait avec une sérénité et une distance uniquement permises par le passage du temps. Dans un premier temps, il avait été incapable de les ranger, à cause de ce qu’ils représentaient, parce qu’ils étaient tout ce qu’il restait d’elle. À présent, plus de six mois après sa mort, il voyait en eux le rappel constant de la personne qu’elle avait été, du chemin qu’il avait lui-même parcouru, de la fin d’un cycle qu’ils incarnaient. Deborah Wiltshire, le grand amour inavoué de sa vie, avait disparu. Le seul paradoxe, bizarrement, était qu’elle n’avait pas été assassinée. Irving avait le sentiment – peut-être lié à une petite zone noire qu’il portait au fond de lui, l’ombre de l’abîme qui s’était frayé un chemin en lui à force d’en sonder les profondeurs – que l’assassinat aurait été pour elle la seule manière convenable de mourir. Il était inspecteur à la brigade criminelle, et si le type ou la chose en charge de son karma était vraiment allé au bout de ses idées, il aurait fait en sorte que cette femme meure assassinée. Voilà qui eût été cohérent. Approprié. Mais non. Rien de tout ça. La vie de Deborah lui avait été arrachée discrètement, presque en silence, une progressive détérioration des minutes, chacune plus courte que la suivante à mesure qu’elle luttait contre un adversaire invisible. Et puis elle s’était éteinte. Sans vaciller. D’un coup. Elle n’avait pas disparu par étapes imperceptibles, comme une aquarelle qui se fane avec le temps. Elle était simplement partie.

Ray Irving se retrouvait avec un sentiment qu’il ne pouvait pas saisir ni comprendre. Ce n’était ni la solitude, ni un apitoiement complaisant. C’était le vide. Un vide que rien ne pouvait combler. Il se rappelait une phrase d’Hemingway sur la perte des choses. Quand vous perdiez une chose, bonne ou mauvaise, celle-ci laissait un vide. Si c’était une mauvaise chose, le vide se remplissait de lui-même ; si c’en était une bonne, il fallait trouver mieux, ou alors le vide restait indéfiniment là. Quelque chose comme ça… Irving trouvait la théorie intéressante, même s’il avait du mal à définir ou à imaginer quelque chose de meilleur que Deborah Wiltshire.

Le vide, s’il s’agissait bien de ça, resterait à jamais.

Il vaquait à ses affaires, mangeait au Carnegie’s, scrutait les ténèbres et se collait régulièrement un mouchoir sur la bouche. Il voyait comment des existences étaient brisées sans aucune raison. Il posait beaucoup de questions et obtenait très peu de réponses. Il terminait chacune de ses journées devant la fenêtre, chez lui, face au monde qui replongeait dans le silence.

Le 29 juillet au matin, ce fut le monde qui vint le trouver. Il se présenta plein de couleurs, avec des pom-pom girls et des kiosques à musique, des chars décorés et des fanfares, des marches de John Philip Sousa et des majorettes. Il se présenta sous le masque d’un clown. Au croisement de la 39
e
 Rue Est et de la 3
e
 Avenue, côté Murray Hill. Si cela avait été à l’est de la 2
e
 Avenue, ce n’aurait plus été du ressort d’Irving. Mais non, le monde voulait qu’il rencontre James Wolfe.

James avait été un gamin sympathique devenu jeune homme à problèmes. Il venait du Lower East Side, à l’orée du Vladeck Park. Il rêvait de devenir architecte, ou designer, quelque chose dans ce goût-là, mais son père était un bonhomme sévère, le genre bleu de travail imbibé de sueur et de bière, qui avait passé sa vie à travailler sur les quais – du n
o
 34 au n
o
 42 – à l’ombre du Manhattan Bridge, les poumons emplis par l’air de la baie de Wallabout depuis le jour où il avait eu la force de porter et de donner des coups de marteau. Dennis Wolfe n’était pas un homme instruit ; il n’avait ni diplômes ni qualification. Un jour, il transporta un homme sur un kilomètre, jusqu’à l’hôpital, et lui sauva la vie en empêchant son ventre ouvert de se vider de son sang grâce à des chiffons enroulés dans un sac plastique. « J’ai pensé que c’était logique, expliqua-t-il à l’infirmière des urgences. Si j’avais mis les chiffons juste comme ça, ils allaient s’imbiber du sang sans l’empêcher de couler, pas vrai ? Alors qu’en les emballant dans un sac plastique, ça agit comme du mastic… En tout cas c’est ce que je me suis dit. » Dennis Wolfe avait vu juste. Une semaine plus tard, quand on organisa une fête en son honneur, il fut intimidé, gêné même. Le chef de quai passa pour lui serrer la main, puis lui offrit une petite plaque en cuivre avec son nom gravé dessus. Dennis avait empêché un accident du travail de se transformer en un horrible procès pour homicide involontaire. Il enroula la plaque dans du papier journal et la planqua dans une petite cachette nichée sous le toit, juste au-dessus de l’escalier, là où il rangeait toutes les babioles qui ne lui servaient pas à grand-chose. N’importe quelle personne un peu sensée, pensait-il, aurait fait la même chose. Il n’en reparla plus jamais.

Dennis Wolfe avait du mal avec son fils. Il était à peu près certain que son gamin n’était pas une tapette, mais il ne comprenait décidément rien à ses rêves d’artiste. La mère de James, Alice, était une gentille femme, peut-être un peu simple, mais pragmatique et terre à terre. Rien d’artistique chez elle. James l’avait emmenée une fois au Whitney Museum, deux ans plus tôt. Elle n’avait parlé que du thé qu’on lui avait servi dans la petite cafétéria à l’extérieur ; le thé : c’était la seule chose qu’elle avait remarquée, la seule chose dont elle se souvenait. James avait deux sœurs, toutes deux mariées à des hommes qui travaillaient sur les quais, toutes deux jeunes mères, toutes deux reliées à un monde que Dennis comprenait. L’avenir était prévisible. Il y avait du sens dans la tradition, la répétition, les choses connues, et non pas dans la nouveauté, la découverte, l’inconnu. L’architecture ? La décoration intérieure ? Ces choses-là avaient leur place quelque part, bien sûr, mais pas dans la famille Wolfe. Les Wolfe étaient des travailleurs, pas des rêveurs. Les Wolfe suaient sang et eau pendant que les gens des beaux quartiers hantaient les cafés et parlaient pour ne rien dire.

Dennis Wolfe interrompit sa pause pour prendre un appel dans le bureau du contremaître du quai. Ce dernier avait un maillet en guise de tête, des traits grossiers, un caractère encore plus grossier. L’appel fut bref et sans fioritures. Dennis Wolfe ne montra aucune émotion ; il se contenta d’expliquer à son chef qu’il devait régler un problème familial. Il rattraperait le temps perdu – le lendemain, peut-être le surlendemain.

Après avoir roulé quelques dizaines de mètres, Dennis Wolfe ralentit au feu rouge. C’est à ce moment-là qu’il réalisa : il n’ aurait plus à s’inquiéter de savoir si son fils était une tapette ou non, car son fils était mort.

Lorsque Ray Irving arriva à l’arrière du magasin Wang Hi Lee, spécialisé dans les déguisements et les feux d’artifice, la scène de crime avait déjà été sécurisée et interdite d’accès. Des agents avaient dressé des barrières et cerné le bâtiment d’un ruban jaune et noir, laissant uniquement autour un périmètre de sept mètres. Jeff Turner, le TSC qui s’était occupé de l’affaire Mia Grant, était déjà là ; l’expression qui passa sur son visage quand il vit Irving mit ce dernier mal à l’aise.

« 
A priori
, dit Turner, il a d’abord été étranglé, très vraisemblablement avec une corde. C’est ma première hypothèse pour ce qui est de la cause du décès. L’identification définitive n’a pas encore été faite, mais le jeune avait un portefeuille sur lui, avec sa carte d’université à l’intérieur. Si elle est authentique, alors il s’appelle James Wolfe.

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