Le Jour des Fourmis (65 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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— Non, nous ne sommes pas
morts, articula Jonathan Wells en se calant sur un bras. Nous ne vous
attendions plus, messieurs.

Ils s’observèrent mutuellement. Jonathan
Wells ne cillait pas.

— Vous ne nous avez pas
entendus creuser ? demanda Jacques Méliès.

— Si, mais nous préférions
dormir jusqu’au dernier moment, émit le P
r
Daniel Rosenfeld.

Ils se levèrent tous. Ils étaient
maigres et calmes.

Les policiers étaient très
impressionnés. Ces gens-là ne ressemblaient plus à des hommes.

— Vous devez avoir terriblement
faim !

— Non, ne nous nourrissez pas
tout de suite, cela pourrait nous tuer. Nous nous sommes peu à peu habitués à
vivre ainsi, avec peu de chose.

Émile Cahuzacq n’en croyait pas ses
sens.

— Eh bien dites donc !

Les hommes du sous-sol s’habillèrent
posément et s’avancèrent. Ils reculèrent lorsqu’ils perçurent la lumière du
jour. Elle était trop violente pour eux.

Jonathan Wells réunit quelques-uns
de ses compagnons de vie souterraine. Ils firent cercle et Jason Bragel formula
la question que tous se posaient déjà :

— On part ou on reste ?

212. ENCYCLOPÉDIE

VITRIOL : « Vitriol »
est une dénomination de l’acide sulfurique. On a longtemps cru que
« vitriol » signifiait « ce qui rend vitreux ». Son sens
est plus hermétique, cependant. Le mot « vitriol » a été constitué à
partir des premières lettres d’une formule de base datant de l’Antiquité.
V.I.T.R.I.O.L. : Visita Interiora Terme (visite l’intérieur de la Terre)
Rectificando Occultem Lapidem (et en te rectifiant tu trouveras la pierre
cachée).

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

213. PRÉPARATIFS

Le cadavre de Chli-pou-ni trône dans
la salle des morts, là où les déistes l’ont installé.

Sans reine pondeuse, Bel-o-kan est
menacée de disparaître. Il faut impérativement une reine aux fourmis rousses.
Une seule reine, mais une reine.

Toutes le savent, ce n’est pas
d’être déiste ou non déiste qui sauvera maintenant la Cité. Il importe de
lancer, même si la saison en est passée, une Fête de la Renaissance.

On réunit les princesses attardées
qui n’ont pas pris leur envol en juillet. On traque les mâles débiles qui n’ont
pas su sortir de la Cité les jours de vols nuptiaux. On les prépare.

Un accouplement est indispensable
pour sauver la ville.

Que les Doigts soient des dieux ou
non, si les fourmis ne se dotent pas d’une reine fécondée d’ici trois jours,
toutes les Belokaniennes mourront.

On gave donc les princesses de
miellat sucré afin de les dynamiser en vue de l’acte amoureux. On explique
patiemment aux mâles déficients le déroulement du vol nuptial.

Dans la lourde chaleur de midi, la
foule se masse sur le dôme de la Cité. Depuis des millénaires déjà, la Fête de
la Renaissance provoque la même liesse mais, cette année, c’est la survie de la
communauté-cité qui est enjeu. Jamais vol nuptial n’a été autant attendu !

Il faut qu’une reine vivante
réatterrisse à Bel-o-kan.

Vacarme olfactif. Les princesses sont
là, dans leur robe de mariée qui ne compte que deux ailes transparentes. Les
artilleuses sont en place pour défendre la Cité au cas où des oiseaux
voudraient s’approcher.

214. PHÉROMONE ZOOLOGIQUE

Phéromone : Zoologie

Thème : Les Doigts

Saliveuse : 103 683

Date : an 100 000 667

COMMUNICATION : Les Doigts
communiquent entre eux en émettant par la bouche des vibrations sonores.
Celles-ci sont captées par une membrane libre, placée au fond des trous
latéraux de la tête. Cette membrane reçoit les sons, les transforme en
impulsions électriques. Le cerveau donne ensuite un sens à ces sons.

REPRODUCTION : Les femelles
Doigts sont incapables de choisir le sexe, la caste, ou même la forme de leur
couvain. Chaque naissance est une surprise.

ODEUR : Les Doigts sentent
l’huile de marronnier.

NOURRITURE : Parfois, les
Doigts mangent non pas parce qu’ils ont faim mais parce qu’ils s’ennuient.

ASEXUÉ : Il n’existe pas
d’asexués chez les Doigts, il n’y a chez eux que des mâles et des femelles. Ils
n’ont pas non plus de reine pondeuse.

HUMOUR : Les Doigts ont une
émotion qui nous est complètement étrangère, Ils nomment cela
l’« humour ». Je suis incapable de comprendre de quoi il s’agit. Cela
semble pourtant intéressant.

NOMBRE : Les Doigts sont
plus nombreux qu’on ne le croit généralement. Ils ont bâti de par le monde une
dizaine de cités d’au moins mille Doigts. Selon mes estimations, il doit bien y
avoir dix mille Doigts sur terre.

TEMPÉRATURE : Les Doigts
sont équipés d’un système de régulation thermique interne qui leur permet de
conserver un corps tiède même si la température du monde extérieur est froide.
Ce système leur permet de rester actifs la nuit et l’hiver.

YEUX : Les Doigts ont des
yeux mobiles par rapport au reste du crâne.

MARCHE : Les Doigts marchent
en équilibre sur deux pattes. Ils ne contrôlent pas encore parfaitement cette
position, relativement récente dans leur évolution physiologique.

VACHES : Les Doigts traient
les vaches (gros animaux à leur taille), de la même façon que nous trayons nos
pucerons.

215. RENAISSANCE

Ils décidèrent de sortir. Ils étaient
très dignes. Ils n’étaient ni mourants ni malades. Ils étaient seulement
affaiblis. Très affaiblis.

— Ils pourraient au moins nous
remercier, grogna Cahuzacq in petto.

Son collègue Alain Bilsheim
l’entendit :

— L’année dernière encore, nous
vous aurions baisé les pieds. Maintenant, c’est trop tôt ou c’est trop tard.

— Mais nous vous avons sauvés
quand même !

— Sauvés de quoi ?

Cahuzacq fulmina.

— De ma vie, je n’ai vu autant
d’ingratitude ! À vous dégoûter de venir en aide à votre prochain…

Il cracha sur le sol du temple
souterrain.

Un à un, les dix-sept captifs
sortirent par l’échelle de corde. Le soleil les aveuglait. Ils réclamèrent des
bandeaux dont ils protégèrent leurs yeux. Ils s’assirent à même la terre.

— Racontez ! s’écria
Laetitia. Parle-moi, Jonathan ! Je suis ta cousine Laetitia Wells, la
fille d’Edmond. Dis-moi comment vous avez pu tenir là-dessous si longtemps.

Jonathan Wells se fit le
porte-parole de sa communauté :

— Nous avons simplement pris la
décision de vivre et de vivre ensemble, c’est tout. Nous préférons ne pas trop
parler, pardonne-nous.

La vieille Augusta Wells se jucha
sur une pierre. Elle adressa des signes de dénégation aux policiers.

— Pas d’eau, pas de nourriture.
Donnez-nous seulement des couvertures car nous avons froid dehors et,
ajouta-t-elle avec un petit rire, il ne nous reste guère de graisse pour nous
protéger.

Laetitia Wells, Jacques Méliès et
Juliette Ramirez s’étaient attendus à secourir des agonisants. À présent, ils
ne savaient trop comment se comporter face à ces squelettes tranquilles qui
s’adressaient à eux avec des allures hautaines.

Ils les installèrent dans leurs
voitures, les conduisirent à l’hôpital pour des examens complets et
constatèrent que leur état de santé était meilleur qu’ils ne l’avaient craint.
Tous présentaient certes une multitude de carences en vitamines et protéines,
mais ils ne souffraient ni de lésions, internes ou externes, ni de dégradation
des cellules.

Tel un message télépathique, une
phrase traversa le cerveau de Juliette Ramirez :

Et ils surgiront des entrailles
de la terre nourricière comme d’étranges bébés, porteurs d’une nouvelle
humanité.

Quelques heures plus tard, Laetitia
Wells s’entretint avec le psychothérapeute qui avait examiné les rescapés.

— Je ne sais pas ce qui se
passe, dit-il. Ils ne parlent pratiquement pas. Ils me sourient tous comme
s’ils me prenaient pour un imbécile, ce qui est toujours irritant, je dois le
reconnaître. Mais le plus étonnant, c’est ce phénomène bizarre, qui m’a mis mal
à l’aise. Dès qu’on en touche un, tous ressentent votre geste, comme s’ils
appartenaient à un même organisme. Et ce n’est pas tout !

— Quoi encore ?

— Ils chantent.

— Ils chantent ? s’effara
Méliès. Vous avez dû mal entendre, c’est peut-être parce qu’ils ont du mal à se
réhabituer à la parole ou…

— Non. Ils chantent,
c’est-à-dire qu’ils émettent des sons différents pour se retrouver tous sur la
même note et la tenir longtemps. Cette note unique fait vibrer l’hôpital tout
entier et, apparemment, leur apporte du réconfort.

— Ils sont devenus
déments ! s’exclama le commissaire.

— Cette note, c’est peut-être
un son de ralliement, comme les chants grégoriens, suggéra Laetitia. Mon père
s’y intéressait beaucoup.

— Un son de ralliement pour
humains, comme l’odeur est signe de ralliement pour une fourmilière, compléta
Juliette Ramirez.

Le commissaire Jacques Méliès parut
soucieux.

— Surtout, ne parlez de tout ça à
personne et mettez-moi tout ce joli monde en quarantaine jusqu’à nouvel ordre.

216. TOTEMS ÉTABLIS

Se promenant un jour en forêt de
Fontainebleau, un pêcheur à la ligne surprit un spectacle déconcertant. Sur un
îlot situé entre les deux bras d’un ruisseau, il aperçut des petites statuettes
de glaise. Sans doute avaient-elles été façonnées avec de minuscules outils car
elles étaient marquées de multiples et microscopiques coups de spatule.

Ces statuettes, il y en avait des
centaines, toutes exactement semblables. On aurait presque dit des salières
miniatures.

En plus de la pêche à la ligne, le
promeneur avait une autre passion : l’archéologie.

Ces totems disposés en tous sens lui
firent aussitôt penser aux statues de l’île de Pâques.

Peut-être, songea-t-il, se
trouvait-il sur l’île de Pâques d’un peuple de Lilliputiens qui avait autrefois
vécu dans cette forêt ? Peut-être était-il confronté aux ultimes traces
d’une antique civilisation dont les individus ne devaient pas dépasser la
taille d’un oiseau-mouche ? Des gnomes ? Des lutins ?

Le pêcheur-archéologue n’explora pas
assez scrupuleusement l’île. Sinon, il aurait aussi remarqué des petits amas
d’insectes de toutes espèces, affairés à se toucher les antennes pour se
communiquer toutes sortes d’histoires.

Et il aurait compris quels étaient les
authentiques bâtisseurs de ces statuettes de glaise.

217. CANCER

103
e
avait tenu sa première
promesse : les gens sous sa cité étaient sauvés. Juliette Ramirez la
conjura de tenir maintenant sa seconde : révéler le secret du cancer.

La fourmi reprend place dans la
cloche de « Pierre de Rosette » et émet un long discours odorant.

Phéromone biologique à l’usage des
Doigts Saliveuse : 103
e

Thème : « Ce que vous
nommez cancer »

Si vous, humains, ne parvenez pas
à éradiquer le cancer, c’est que votre science est dépassée. En ce qui concerne
le cancer, votre manière d’analyser vous aveugle. Vous ne voyez le monde que
d’une seule manière : la vôtre. Parce que vous êtes prisonniers de votre
passé. À force d’expérimentations, vous êtes parvenus à guérir certaines
maladies. Vous en avez conclu que seule l’expérimentation pouvait venir à bout
de toutes les maladies. Je l’ai vu dans vos documentaires scientifiques, à la
télévision. Pour comprendre un phénomène, vous le mesurez, vous le rangez dans
une case, vous le répertoriez et vous le découpez en morceaux de plus en plus
petits. Vous avez l’impression que plus vous hachez menu, plus vous vous
approchez de la vérité.

Pourtant, ce n’est pas en
découpant une cigale en morceaux que vous découvrirez pourquoi elle chante. Ce
n’est pas en examinant dans vos loupes les cellules d’un pétale d’orchidée que
vous comprendrez pourquoi cette fleur est si belle.

Pour comprendre les éléments qui
nous entourent, il faut se mettre à leur place, dans leur globalité. Et de
préférence tandis qu’ils sont encore vivants. Si vous voulez comprendre la
cigale, tâchez de ressentir pendant dix minutes ce que peut voir et vivre une
cigale.

Si vous voulez comprendre
l’orchidée, essayez de vous sentir fleur. Mettez-vous à la place des autres,
plutôt que de les couper en morceaux et de les observer depuis vos citadelles
de connaissances.

Aucune de vos grandes inventions
n’a été découverte par de conventionnels savants en blouse blanche. J’ai vu, à
la télévision, un documentaire sur vos grandes inventions. Ce n’étaient
qu’accidents de manipulation, casseroles dont la vapeur soulevait un couvercle,
enfants mordus par des chiens, pommes tombant d’un arbre, produits mélangés par
hasard.

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