Le Jour des Fourmis (27 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Goûter l’instant présent.

S’occuper de ce qui nous fait
face.

Marcher sur la Terre.

Telles sont les trois grandes
recettes de vie léguées par la reine Goum-goum-ni. »

24
e
vient rejoindre la
soldate.

Elle veut s’expliquer à propos de sa
croyance dans les « dieux ».

103 683
e
n’a pas
besoin d’explication, elle la fait taire d’un mouvement d’antenne et l’invite à
faire quelques pas avec elle devant la ville fédérée.

C’est beau, hein ?

24
e
ne répond pas.
103 683
e
lui dit que, certes, elles sont censées rencontrer et
tuer les Doigts, mais qu’il y a d’autres choses importantes : être là,
voyager. Peut-être après tout que le meilleur moment, ce ne sera pas lorsqu’on
aura réussi la mission Mercure ou lorsqu’on aura vaincu les Doigts, peut-être
que le meilleur moment c’est maintenant, en cet instant où elles sont là toutes
les deux, tôt le matin, entourées de fourmis amies.

103 683
e
lui raconte
l’histoire de la reine Goum-goum-ni.

24
e
émet qu’elle pense
que leur mission a un caractère beaucoup plus « important » que ces
histoires d’états d’âme. Elle est pratiquement subjuguée par la chance qu’elle
a d’approcher et peut-être même de voir et de toucher les Doigts.

Elle ne laisserait à personne sa
place. 24
e
demande si 103 683
e
les a déjà vus.

Il me semble les avoir vus, enfin je
ne sais pas, je ne sais plus, tu sais, 24
e
, ils sont si différents
de nous.

24
e
s’en doute.

103 683
e
ne veut pas
rentrer dans un débat phéromonal. Mais intuitivement elle ne croit pas que les
dieux soient des Doigts ; les dieux existent peut-être, mais ce serait
alors autre chose. Peut-être cette nature luxuriante, ces arbres, cette forêt,
cette fabuleuse richesse en faune et en flore qui les entoure… Oui, elle aurait
plus de facilité à trouver la foi dans ce fantastique spectacle qu’est tout
simplement leur planète.

Justement, une bande de lumière
rosée s’allonge à l’horizon. La soldate la désigne de la pointe de son antenne.

Regarde comme c’est beau !

24
e
n’arrive pas à
partager ce moment d’émotion. Alors 103 683
e
lance en guise de
boutade :

Je suis dieu car je peux ordonner
au soleil de se lever.

103 683
e
se dresse
en équilibre sur ses quatre pattes arrière et, pointant le ciel de ses
antennes, déclame une phéromone épicée :

Soleil, lève-toi, je te
l’ordonne !

Alors le soleil lance un rayon à
travers les herbes hautes. Le ciel se livre à un festival de couleurs ocre,
violettes, mauves, rouges, orange, dorées. La lumière, la chaleur, la beauté,
tout vient au moment où la fourmi l’a demandé.

Peut-être que nous sous-estimons nos
propres possibilités, dit 103 683
e
.

24
e
a envie de
répéter : « Les Doigts sont nos dieux », mais le soleil est si
beau qu’elle se tait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Troisième arcane :
PAR LE SABRE ET PAR LA MANDIBULE

 

76. COMMENT MARILYN MONROE VINT A BOUT DE LA MÉDICIS

Les deux savants éthiopiens formaient
un couple très uni, soudé par le même idéal.

Tout petit déjà, Gilles Odergin
passait des heures à regarder des fourmilières. Il avait voulu installer des
fourmis chez lui, dans des pots de confiture vides. À leur première tentative
de fugue, sa mère, agacée, les massacra à coups de pantoufle.

Il ne renonça pas pour autant et
entreprit d’autres élevages, mieux cachés et hermétiquement clos. Mais ses
fourmis crevaient tout le temps, sans qu’il en comprenne la raison.

Longtemps, il crut être le seul à
porter autant d’intérêt à ces petites bêtes, jusqu’au jour où, à la faculté
d’entomologie de Rotterdam, il rencontra Suzanne. Ils éprouvaient pour les
fourmis une même attirance irrésistible qui les rapprocha aussitôt.

Elle était, si c’était possible,
encore plus passionnée que lui. Elle avait aménagé des terrariums, parvenait à
distinguer un grand nombre de ses pensionnaires, leur donnait des noms, notait
le moindre événement survenant parmi ses protégées. Tous deux passaient leurs
samedis à les observer.

Plus tard, encore en Europe et déjà
mariés, il survint quelque chose de terrible. Suzanne avait alors six reines
dans sa fourmilière. Celle qui avait des antennes courtes, elle l’avait appelée
Cléopâtre ; celle dont la tête portait la trace d’un coup de cisaille
avait été baptisée Marie Stuart ; celle qui avait les pattes frisées,
c’était la Pompadour ; la plus « bavarde » (elle remuait sans
cesse ses appendices sensoriels) était Eva Peron ; Marilyn Monroe était la
plus coquette et Catherine de Médicis, la plus agressive.

Conformément à son caractère, cette
dernière mit sur pied un groupe de tueuses et, l’une après l’autre, fit
éliminer toutes ses rivales. Sans intervenir dans cette mini-guerre civile, les
Odergin observèrent comment les sicaires de la Médicis se saisissaient des
autres reines, les traînaient jusqu’à l’abreuvoir où elles les noyaient pour
les jeter ensuite au dépotoir.

Or, il advint que Marilyn Monroe
survécut à cette Saint-Barthélémy. Elle émergea des déchets, s’empressa de
monter son propre groupe de sicaires et de faire assassiner Catherine de
Médicis.

Ces terribles règlements de comptes
horrifièrent les deux amoureux de la civilisation myrmécéenne. Ils étaient
bouleversés. Le monde myrmécéen était donc encore plus cruel que le monde
humain. C’en était trop. Du jour au lendemain, ils se mirent à le haïr avec
autant de force qu’ils l’avaient aimé.

À peine rentrés en Éthiopie, ils
s’associèrent à un vaste mouvement de lutte contre les insectes du continent
africain. C’est alors qu’ils entrèrent en relation avec les plus hautes
sommités mondiales, les meilleurs spécialistes dans ce domaine.

Le P
r
Odergin sortit
l’éprouvette et la leva à hauteur de ses yeux avec les gestes mesurés d’un
prêtre. Son épouse y versa, tout aussi cérémonieusement, une poudre blanche. De
la poudre de craie, en fait. Puis elle transvida le mélange dans une
centrifugeuse, y ajouta encore plusieurs liquides laiteux, ferma et mit le
contact. Cinq minutes plus tard, le tout avait pris une belle teinte d’un gris
argenté.

Un homme alors vint les alerter.
C’était encore un savant. Il était grand et maigre et se nommait Cygneriaz. Le
P
r
Miguel Cygneriaz.

— Il faut faire vite.
« Ils » nous rejoignent. Maximilien MacHarious est mort lui aussi,
dit-il. Où en est l’opération Babel ?

— Tout est prêt, affirma
Gilles, et il présenta l’éprouvette remplie du liquide argenté.

— Bravo. Cette fois-ci, je
crois qu’on a gagné. Ils ne pourront plus rien contre nous. Mais vous, vous
devez partir avant qu’ils ne frappent à nouveau.

— Vous connaissez les noms de
ceux qui veulent nous mettre des bâtons dans les roues ?

— Ce doit être un groupuscule
de pseudo-écologistes. Ils ne savent même pas ce qu’ils font.

Gilles Odergin soupira.

— Pourquoi faut-il qu’à peine
une œuvre entreprise, une force contraire apparaisse pour l’empêcher de
réussir ?

Miguel Cygneriaz haussa les épaules.

— C’est toujours comme ça. À
nous d’être les plus rapides.

— Mais qui sont nos
adversaires ?

Miguel Cygneriaz prit un air de
conspirateur.

— Vous voulez vraiment le
savoir ? Nous luttons contre… les forces chtoniennes. Elles sont partout.
Et surtout, elles sont là-dedans, profondément tapies dans les replis cachés de
nos propres esprits… Croyez-moi, ce sont les pires !

Gilles et Suzanne Odergin moururent
exactement trente minutes après que le P
r
Miguel Cygneriaz eut
emporté avec lui la substance argentée.

77. L’IDOLE DES INSECTES

Il faut encore plus d’offrandes Si
vous n’honorez pas vos dieux, Nous vous punirons par la terre, par le feu et
par l’eau.

Les Doigts peuvent tuer car les
Doigts sont des dieux.

Les Doigts peuvent tuer car les
Doigts sont grands.

Les Doigts peuvent tout car les
Doigts sont puissants.

C’est la vérité.

Les Doigts qui viennent de pianoter
ce message péremptoire prennent brusquement de la hauteur, jusqu’à un trou de
nez que trois d’entre eux s’occupent à curer de fond en comble ; après
quoi, ils tournent et roulent une boulette à faire pâlir d’envie un scarabée
coprophage et la projettent au loin.

Puis les Doigts s’élèvent plus haut
encore, pour soutenir un front derrière lequel on se dit qu’on a fait du bon
boulot. Et un boulot qui n’est pas à la portée du premier venu !

78. CROISADE

Les deux fourmis sont peu à peu
rejointes par tout le reste de l’armée.

103 683
e
lève une
antenne, sent le soleil naissant qui la chauffe maintenant franchement. Il y a
du monde autour d’elles.

Des Belokaniennes, mais aussi des
Zedibeinakaniennes venues en spectatrices. Elles émettent de vifs
encouragements pour leurs deux légions d’artillerie et de cavalerie légère,
mais aussi pour la croisade tout entière.

23
e
s’affûte les
mandibules, 24
e
surveille le cocon de papillon. 103 683
e
se tient immobile, attentive à la montée de la température. À 20°C pile, elle
s’ébroue et lance la phéromone signal de départ. Aussi légère que tenace, c’est
une phéromone de recrutement, composée d’acide hexanoïque (C
6
-H
12
-
O
2
).

Des soldates démarrent aussitôt,
formant une première colonne qui grossit et s’étire en une effervescence
d’antennes, de cornes, de sphères oculaires et d’abdomens rebondis. La première
croisade contre les Doigts est repartie.

Elle trouve bientôt son rythme de
croisière, se frayant inexorablement un chemin parmi les herbes qui crissent et
s’écartent.

Insectes, lombrics, rongeurs et
reptiles préfèrent s’enfuir à son passage. Les rares courageux qui la regardent
défiler, bien dissimulés, n’en reviennent pas de voir des scarabées rhinocéros
au coude à coude avec des fourmis rousses.

Tout à l’avant, les éclaireuses
s’activent, vont à gauche, vont à droite, ouvrant au gros des troupes
l’itinéraire le moins sinueux, le moins accidenté possible.

Ce dispositif précautionneux,
généralement très efficace, n’empêche pas l’armée de buter tout à coup sûr un
obstacle imprévu. Elles s’entassent et se bousculent au bord d’un énorme
cratère d’au moins cent pas de diamètre. C’est la stupéfaction ! Car elles
ne sont pas longues à le reconnaître, ce trou : c’est tout ce qui reste de
la cité de Giou-Ji-aikan
dont une soldate
miraculée avait narré le
monstrueux arrachement puis l’enlèvement dans une gigantesque coquille
transparente… Le voilà, le travail des Doigts ! Voilà de quoi ils sont
capables !

Une robuste fourmi, antennes
tendues, se tourne vers ses sœurs. C’est 9
e
. Tous connaissent sa
hargne contre les Doigts. Écartant largement ses mandibules, elle lance une
puissante phéromone :

Nous les vengerons ! Nous
tuerons deux Doigts pour une seule des nôtres !

Toutes les croisées ont entendu dire
et répéter qu’il n’y a pas cent Doigts sur terre, mais elles n’en inspirent pas
moins l’âcre message. Dopées par la fureur, elles contournent le gouffre et
reprennent la route.

Leur excitation ne leur fait pas
oublier toute prudence. Ainsi, quand elles traversent une savane ou un désert
par trop ensoleillés, elles s’arrangent pour faire de l’ombre à leurs
artilleuses. Il ne faudrait pas que l’acide surchauffé explose, tuant la
porteuse mais aussi ses voisines. Surtout avec l’acide hyper-concentré à
60 % : imaginez le souffle et les ravages dans les rangs de
l’armée ! Les voici devant une rigole, reliquat probable du récent déluge.
103 683
e
pense qu’elle ne peut se prolonger beaucoup et qu’il
doit être possible de la contourner par le sud. On ne l’écoute pas – pas de
temps à perdre ! Des éclaireuses se jettent à l’eau et forment un pont en
s’agrippant par les pattes. Une fois la troupe passée, elles seront une
quarantaine à rester immobiles. On n’a rien sans en payer le prix.

Quand le deuxième soir commence à
tomber, elles squatteraient volontiers une termitière ou une fourmilière
ennemie. Mais rien à l’horizon. Elles sont dans une lande déserte où ne
poussent que des érables.

À l’instigation d’une vieille
guerrière, qui ignore que très loin d’ici les fourmis magnans bivouaquent de
cette manière, elles se groupent et s’entassent en une boule compacte. La
périphérie de ce nid temporaire est faite d’une dentelle de mandibules prêtes à
mordre. Dedans, ont été ménagées des salles vivantes pour les scarabées, plus
sensibles au froid, et pour les malades et les blessées. Le tout comprend des
couloirs et des loges, sur une dizaine d’étages.

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