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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (11 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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- la brume m'avait toujours aidé. Les téléskis, dans la brume. Ainsi, entre deux guerres ethniques, ils trouvaient le moyen de faire du ski - il faut bien travailler ses abducteurs, me dis-je, et je jetai les bases d'un sketch mettant en scène deux tortionnaires échangeant leurs astuces de remise en forme dans une salle de musculation de Zagreb. C'était trop, je ne pouvais pas m'en empêcher : j'étais un bouffon, je resterais un bouffon, je crèverais comme un bouffon - avec de la haine, et des soubresauts. Si j'appelais en moi-même les élohimites les Très Sains, c'est qu'ils étaient, en effet, extrêmement sains. Ils ne souhaitaient pas vieillir ; dans ce but ils s'interdisaient de fumer, ils prenaient des anti-radicaux libres et d'autres choses, qu'on trouve en général dans les boutiques de parapharmacie. Les drogues étaient plutôt mal vues. L'alcool était permis, sous forme de vin rouge - à raison de deux verres par jour. Ils étaient un peu
régime
crétons, si l'on veut. Ces instructions n'avaient, insistait le prophète, aucune portée morale. La santé, voilà l'objectif. Tout ce qui était sain, et donc en particulier tout ce qui était sexuel, était permis. On visualisait tout de suite, que ce soit sur le site Internet ou dans les brochures : un kitsch erotique plaisant, un peu fadasse, préraphaélite option gros seins, à la Walter Girotto. L'homosexualité masculine ou féminine était également présente, à doses plus restreintes, dans les illustrations : strictement hétérosexuel lui-même, le prophète n'avait rien d'un homophobe. Le cul, le con, chez le prophète tout était bon. Il m'accueillit lui-même, main tendue, vêtu de blanc, à

l'aéroport de Zwork. J'étais leur premier vrai VIP, il avait tenu à faire un effort. Ils n'avaient qu'un tout petit VIP

jusqu'à présent, un Français d'ailleurs, un artiste appelé

Vincent Greilsamer. Il avait quand même exposé une fois à Beaubourg - il est vrai que même Bernard Branxène a exposé à Beaubourg. Enfin c'était un petit quart de VIP, un VIP Arts Plastiques. Gentil garçon, du reste. Et, j'en fus tout de suite persuadé en le voyant, probablement bon artiste. Il avait un visage aigu, intelligent, un regard étrangement intense, presque mystique ; cela dit il s'exprimait normalement, avec intelligence, en pesant ses mots. Je ne savais pas du tout ce qu'il faisait, si c'était de la vidéo, des installations ou quoi, mais on sentait que ce type travaillait
vraiment.
Nous étions les deux seuls fumeurs déclarés - ce qui, outre notre statut de VIP, nous rapprocha. Nous n'allions quand même pas jusqu'à fumer en présence du prophète ; mais de temps en temps au cours des conférences on sortait ensemble s'en griller une, ce fut assez vite tacitement admis. Ah, VIPitude.

J'eus à peine le temps de m'installer, de me préparer un café soluble avant que ne démarre la première conférence. Pour assister aux « enseignements » il convenait de revêtir, par-dessus ses vêtements habituels, une longue tunique blanche. J'eus évidemment une légère sensation de ridicule en enfilant la chose, mais l'intérêt de l'accoutrement ne tarda pas à m'apparaître. Le plan de l'hôtel était très complexe, avec des passages vitrés réunissant les bâtiments, des demi-niveaux, des galeries souterraines, le tout avec des indications rédigées dans une langue bizarre qui évoquait vaguement le gallois, à

laquelle de toute façon je ne comprenais rien, si bien qu'il me fallut une demi-heure pour retrouver mon chemin. Durant ce laps de temps je croisai une vingtaine de personnes qui cheminaient comme moi dans les couloirs déserts, et qui portaient comme moi de longues tuniques blanches. En arrivant dans la salle de conférences, j'avais l'impression d'être engagé dans une démarche spirituelle - alors que ce mot n'avait jamais eu le moindre sens pour moi, et n'en avait d'ailleurs toujours aucun. Cela n'avait pas de sens, mais j'y étais. L'habit fait le moine.

L'orateur du jour était un type très grand, très maigre, chauve, d'un sérieux impressionnant - lorsqu'il tentait de placer un effet comique, ça faisait un peu peur. En moimême je l'appelai Savant, et en effet il était professeur de neurologie dans une université canadienne. À ma grande surprise ce qu'il avait à dire était intéressant, et même passionnant par endroits. L'esprit humain se développait, expliqua-t-il, par création et renforcement chimique progressif de circuits neuronaux de longueur variable - pouvant aller de deux à cinquante neurones, voire plus. Un cerveau humain comportant plusieurs milliards de neurones, le nombre de combinaisons, et donc de circuits possibles, était inouï-il dépassait largement, par exemple, le nombre de molécules de l'univers.

Le nombre de circuits utilisés était très variable d'un individu à l'autre, ce qui suffisait selon lui à expliquer les innombrables gradations entre l'imbécillité et le génie. Mais, chose encore plus remarquable, un circuit neuronal fréquemment emprunté devenait, par suite d'accumulations ioniques, de plus en plus facile à emprunter - il y avait en somme auto-renforcement progressif, et cela valait pour tout, les idées, les addictions, les humeurs. Le phénomène se vérifiait pour les réactions psychologiques individuelles comme pour les relations sociales : conscientiser ses blocages les renforçait ; mettre à plat les conflits
entre
deux personnes les rendait en général insolubles. Savant enchaîna alors sur une attaque impitoyable de la théorie freudienne, qui non seulement ne reposait sur aucune base physiologique consistante mais conduisait à des résultats dramatiques, directement contraires au but recherché. Sur l'écran derrière lui, la succession de schémas qui ponctuait son discours s'interrompit pour laisser la place à un bref et poignant documentaire consacré

aux souffrances morales - parfois insoutenables - des vétérans du Vietnam. Ils n'arrivaient pas à oublier, faisaient des cauchemars toutes les nuits, ne pouvaient même plus conduire, traverser une rue sans aide, ils vivaient constamment dans la peur et il paraissait impossible de les réadapter à une vie sociale normale. On s'arrêta alors sur le cas d'un homme voûté, ridé, qui n'avait plus qu'une mince couronne de cheveux roux en désordre et qui semblait vraiment réduit à l'état de loque : il tremblait sans arrêt, ne parvenait plus à sortir de chez lui, il avait besoin d'une assistance médicale permanente ; et il souffrait, il souffrait sans discontinuer. Dans l'armoire de sa salle à

manger il conservait un petit flacon rempli de terre du Vietnam ; chaque fois qu'il ouvrait l'armoire et ressortait le flacon, il fondait en larmes.

« Stop » dit Savant. « Stop. » L'image s'immobilisa sur le gros plan du vieillard en larmes. « Stupidité »

continua Savant. « Entière et complète stupidité. La première chose que cet homme devrait faire, c'est prendre son flacon de terre du Vietnam et le balancer par la fenêtre. Chaque fois qu'il ouvre l'armoire, qu'il sort son flacon - et il le fait parfois jusqu'à cinquante fois par jour -, il renforce le circuit neuronal, et se condamne à souffrir un peu plus. De la même manière, chaque fois que nous ressassons notre passé, que nous revenons sur un épisode douloureux - et c'est à peu près à cela que se résume la psychanalyse -, nous augmentons les chances de le reproduire. Au lieu d'avancer, nous nous enterrons. Quand nous traversons un chagrin, une déception, quelque chose qui nous empêche de vivre, nous devons commencer par déménager, brûler les photos, éviter d'en parler à quiconque. Les souvenirs refoulés s'effacent ; cela peut prendre du temps, mais ils s'effacent bel et bien. Le circuit se désactive. »

« Des questions ? » Non, il n'y avait pas de questions. Son exposé, qui avait duré plus de deux heures, avait été

remarquablement clair. En entrant dans la salle des déjeuners j'aperçus Patrick qui se dirigeait vers moi, tout sourire, la main tendue. Est-ce que j'avais fait bon voyage, est-ce que j'étais bien installé, etc. ? Alors que nous devisions plaisamment une femme m'enlaça par-derrière, frottant son pubis contre mes fesses, posant ses mains à

hauteur de mon bas-ventre. Je me retournai : Fadiah avait enlevé sa tunique blanche pour revêtir une sorte de body en vinyle léopard ; elle avait l'air en pleine forme. Tout en continuant à frotter son pubis contre moi elle s'enquit, elle aussi, de mes premières impressions. Patrick considérait la scène avec bonhomie. « Oh, elle fait ça avec tout le monde... » me dit-il alors que nous nous dirigions vers une table où se trouvait déjà assis un homme d'une cinquantaine d'années, de forte carrure, aux cheveux drus et gris coupés en brosse. Il se leva pour m'accueillir, me serra la main en m'observant avec attention. Pendant le repas il ne dit pas grand-chose, se contentant de temps à

autre d'aj outer un point de détail sur la logistique du stage, mais je sentais qu'il m'étudiait. Il s'appelait Jérôme Prieur, mais en moi-même je le baptisai immédiatement Flic. Il était en fait le bras droit du prophète, le numéro 2 de l'organisation (enfin ils appelaient ça autrement, il y avait tout un tas de titres du genre « archi-évêque du septième rang », mais c'était le sens). On progressait à l'ancienneté

et au mérite, comme dans toutes les organisations, me ditil sans sourire ; à l'ancienneté et au mérite. Savant par exemple, bien qu'il ne soit élohimite que depuis cinq ans, était numéro 3. Quant au numéro 4, il fallait absolument qu'il me le présente, insista Patrick, il appréciait beaucoup ce que je faisais, il avait lui-même beaucoup d'humour.

« Oh, l'humour... » me retins-je de répondre. La conférence de l'après-midi était assurée par Odile, une femme d'une cinquantaine d'années qui avait eu le même genre de vie sexuelle que Catherine Millet, et qui d'ailleurs lui ressemblait un peu. Elle avait l'air d'une femme sympa, sans problèmes - toujours comme Catherine Millet - mais son exposé était un peu mou. Je savais qu'il y avait des femmes comme Catherine Millet, qui partageaient le même genre de goûts -j'estimais le pourcentage à environ une sur cent mille, il me paraissait invariant dans l'histoire, et peu appelé à évoluer. Odile s'anima vaguement en évoquant les probabilités de contamination par le virus du sida en fonction de l'orifice concerné - c'était visiblement son dada, elle avait réuni tout un tas de chiffres. Elle était en fait viceprésidente de l'association « Couples contre le sida », qui s'efforçait de mener à ce sujet une information intelligente - c'est-à-dire permettant aux gens de n'utiliser un préservatif que quand c'était absolument indispensable. Je n'avais pour ma part jamais utilisé de préservatif, et ce n'est pas à mon âge, et avec l'évolution des trithérapies, que j'allais m'y mettre - à supposer que j'aie de nouveau l'occasion de baiser ; au point où j'en étais, même, la perspective de baiser, et de baiser avec plaisir, me paraissait une motivation largement suffisante pour envisager de terminer l'affaire.

L'objectif principal de la conférence était d'énumérer les restrictions et les contraintes que les élohimites faisaient peser sur la sexualité. C'était assez simple : il n'y en avait aucune - entre
adultes consentants,
comme on dit. Cette fois, il y eut des questions. La plupart portaient sur la pédophilie, sujet sur lequel les élohimites avaient eu des procès - enfin, qui n'a pas eu de procès sur la pédophilie de nos jours ? La position du prophète, qu'Odile pouvait ici rappeler, était extrêmement claire : il existe un moment dans la vie humaine qui s'appelle
la puberté,
où apparaît le désir sexuel - l'âge, variant selon les individus et les contrées, s'échelonnant entre onze et quatorze ans. Faire l'amour avec quelqu'un qui ne le souhaite pas, ou qui n'est pas en mesure de formuler un consentement éclairé,
ergo
un prépubère, est
mal
; quant à ce qui pouvait se passer après la puberté, cela se situait évidemment en dehors de tout jugement moral, et il n'y avait à peu près rien d'autre à en dire. La fin d'après-midi s'enlisait dans le bon sens, et je commençais à avoir besoin d'un apéritif ; ils étaient quand même un peu chiants, pour ça. Heureusement j'avais des réserves dans ma valise, et en tant que VIP on m'avait alloué une
single,
bien sûr. Sombrant après le repas dans une ivresse légère, seul dans mon lit
king size
aux draps immaculés, je fis une sorte de bilan de cette première journée. Beaucoup d'adhérents, c'était une surprise, avaient oublié d'être cons ; et beaucoup de femmes, chose encore plus surprenante, avaient oublié

d'être moches. Il est vrai, aussi, qu'elles ne reculaient devant aucun moyen pour se mettre en valeur. Les enseignements du prophète à ce sujet étaient constants : si l'homme devait faire un effort pour réprimer sa part de masculinité (le machisme n'avait que trop ensanglanté

le monde, s'exclamait-il avec émotion dans les différentes interviews que j'avais visionnées sur son site Internet), la femme pouvait au contraire faire exploser sa féminité, et l'exhibitionnisme qui lui est consubstantiel, à travers toutes les tenues scintillantes, transparentes ou moulantes que l'imagination des couturiers et créateurs divers avait mises à sa disposition : rien ne pouvait être plus agréable et excellent, aux yeux des Élohim. C'est ce qu'elles faisaient, donc, et au repas du soir il y avait déjà une certaine tension erotique, légère mais constante. Je sentais que ça n'allait pas cesser de s'aggraver, tout au long de la semaine ; je sentais aussi que je n'allais pas réellement en souffrir, et que je me contenterais de me biturer paisiblement en regardant les bancs de brume dériver dans le clair de lune. La fraîcheur des pâturages, les vaches Milka, la neige sur les sommets : un bien bel endroit pour oublier, ou pour mourir. Le lendemain matin, le prophète lui-même fit son apparition pour la première conférence : tout de blanc vêtu il bondit sur scène, sous la lumière des projecteurs, au milieu d'applaudissements énormes, d'entrée de jeu c'était la
standing ovation.
Vu de loin, je me suis dit qu'il ressemblait un peu à un singe - sans doute le rapport entre la longueur des membres antérieurs et postérieurs, ou la posture générale, je ne sais pas, ce fut très fugitif. Il n'avait pas l'air, cela dit, d'un mauvais singe : singe crâne aplati, jouisseur, sans plus.

Il ressemblait aussi, indiscutablement, à un Français : le regard ironique, pétillant de malice et de goguenardise, on l'aurait parfaitement imaginé dans un Feydeau. Il ne faisait pas du tout ses soixante-cinq ans.

« Quel sera le nombre des élus ? attaqua d'entrée de jeu le prophète. Sera-t-il de 1 729, plus petit nombre décomposable de deux manières différentes en somme de deux cubes ? Sera-t-il de 9 240, qui possède 64 diviseurs ? Sera-t-il de 40 755, simultanément triangulaire, pentagonal et hexagonal ? Sera-t-il de 144 000, comme le veulent nos amis les Témoins de Jéhovah - une vraie secte dangereuse, elle, soit dit en passant ? »

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