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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (10 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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l'affirmation virile qu'il avait posée en se garant de manière à m'interdire le passage s'ajoutait donc, sans doute, un arrière-fond de haine sociale, et j'étais en droit de m'attendre au pire. Il me fallut trois quarts d'heure, et un demi-paquet de Camel, avant de trouver le Courage de revenir vers le bar.

Je repérai immédiatement l'individu, tassé à l'extrémité du comptoir devant une soucoupe de cacahuètes, et qui laissait tiédir sa bière en jetant de temps en temps un regard désespéré sur l'écran de télévision géant où des filles en mini-short faisaient onduler leur bassin au son d'un groove plutôt lent ; on avait visiblement affaire à une
soirée mousse,
les fesses des filles apparaissaient de plus en plus nettement moulées par tes mini-shorts et le désespoir de l'homme augmentait. Il était petit, ventru, chauve, sans doute plus ou moins Quinquagénaire, en costume-cravate, et je me sentis submergé par une vague de compassion attristée ; ce n'était certainement pas sa Chevrolet Corvette qui allait lui permettre de
lever des gonzesses,
elle le ferait passer tout au plus pour un
gros ringard,
et j'en venais à admirer le courage quotidien qui lui permettait, malgré tout, de rouler en Chevrolet Corvette. Comment une fille suffisamment jeune et sexy aurait-elle pu faire autre chose
que pouffer,
en voyant ce petit bonhomme sortir de sa Chevrolet Corvette ? Il fallait en finir, malgré tout, et je l'entrepris avec toute la souriante mansuétude dont je me sentais capable. Comme je le craignais il se montra d'abord belliqueux, essaya de prendre à témoin la serveuse - qui ne leva même pas les yeux de l'évier où

elle lavait ses verres. Puis il me jeta un deuxième regard, et ce qu'il vit dut l'apaiser - je me sentais moi-même si vieux, si las, si malheureux et si médiocre : pour d'obscures raisons, dut-il conclure, le propriétaire de la Mercedes SL était lui aussi un
looser,
presque un compagnon d'infortune, et il tenta à ce moment d'établir une complicité masculine, m'offrit une bière, puis une seconde, et proposa de finir la soirée au « New Orléans ». Pour m'en débarrasser, je prétendis que j'avais encore une longue route à faire - c'est un argument que les hommes, en général, respectent. J'étais en réalité à moins de cinquante kilomètres de chez moi, mais je venais de me rendre compte que je pouvais aussi bien continuer mon
road movie
à domicile.

Une autoroute passait, en effet, à quelques kilomètres de ma résidence, et il y avait un établissement du même ordre. En sortant du
Diamond Nights,
je pris l'habitude d'aller sur la plage de Rodalquilar. Mon coupé Mercedes 600 SL roulait sur le sable ; j'actionnais la commande d'ouverture du toit : en vingt-deux secondes, il se transformait en cabriolet. C'était une plage splendide, presque toujours déserte, d'une platitude géométrique, au sable immaculé, environnée de falaises aux parois verticales d'un noir éclatant ; un homme doté

d'un réel tempérament artistique aurait sans doute pu mettre à profit cette solitude, cette beauté. Pour ma part, je me sentais face à l'infini comme une puce sur une toile cirée. Toute cette beauté, ce sublime géologique, je n'en avais en fin de compte rien à foutre, je les trouvais même vaguement menaçants. « Le monde n'est pas un panorama », note sèchement Schopenhauer. J'avais probablement accordé trop d'importance à la sexualité, c'était indiscutable ; mais le seul endroit au monde où je m'étais senti bien c'était blotti dans les bras d'une femme, blotti au fond de son vagin ; et, à mon âge, je ne voyais aucune raison que ça change. L'existence de la chatte était déjà en soi une bénédiction, me disais-je, le simple fait que je puisse y être, et m'y sentir bien, constituait déjà une raison suffisante pour prolonger ce pénible périple. D'autres n'avaient pas eu cette chance.

« La vérité, c'est que rien ne pouvait me convenir sur cette terre » note Kleist dans son journal immédiatement avant de se suicider sur les bords du Wannsee. Je pensais souvent à Kleist, ces temps-ci ; quelques-uns de ses vers avaient été gravés sur sa tombe :
Nun

O Unsterblichkeit

Bist du ganz mein.

J'y étais allé en février, j'avais fait le pèlerinage. Il y avait vingt centimètres de neige, des branches se tordaient sous le ciel gris, nues et noires, l'atmosphère était comme remplie de reptations. Chaque jour, un bouquet de fleurs fraîches était déposé sur sa tombe ; je n'ai jamais rencontré

la personne qui accomplissait cette démarche. Goethe avait croisé Schopenhauer, il avait croisé Kleist, sans vraiment les comprendre : des Prussiens pessimistes, voilà ce qu'il en avait pensé, dans les deux cas. Les poèmes italiens de Goethe m'ont toujours fait gerber. Fallait-il être né

sous un ciel uniformément gris, pour comprendre ? Je ne le pensais pas ; le ciel était d'un bleu éclatant, et nulle végétation ne rampait sur les falaises de Carboneras ; cela n'y changeait pas grand-chose. Non, décidément, je ne m'exagérais pas l'importance de la femme. Et puis, l'accouplement. .. l'évidence géométrique. J'avais raconté à Harry qu'Isabelle était « en voyage » ; ça faisait déjà six mois, mais il n'avait pas l'air de s'en étonner, et semblait même avoir oublié son existence ; au fond, je crois qu'il s'intéressait assez peu aux êtres humains. J'assistai à un nouveau débat avec Robert le Belge, à peu près dans les mêmes conditions que le premier ; puis à un troisième, mais cette fois les Belges étaient flanqués de leur fils Patrick, qui était venu passer une semaine de vacances, et de sa compagne Fadiah, une négresse super bien roulée. Patrick pouvait avoir quarante-cinq ans et travaillait dans une banque au Luxembourg. Il me fit tout de suite bonne impression, en tout cas il avait l'air moins bête que ses parents j'appris par la suite qu'il avait des responsabilités importantes, que beaucoup d'argent transitait par lui. Quant à Fadiah, elle ne pouvait pas avoir plus de vingt-cinq ans, et il était difficile de dépasser à son propos le plan du strict jugement erotique ; ça n'avait d'ailleurs pas l'air de la préoccuper outre mesure. Un bandeau blanc recouvrait partiellement ses seins, elle portait une minijupe moulante, et c'était à peu près tout. J'avais toujours été plutôt favorable à ce genre de choses ; cela dit, je ne bandais pas.

Le couple était élohimite, c'est-à-dire qu'ils appartenaient à une secte qui vénérait les Élohim, créatures extraterrestres responsables de la création de l'humanité, et qu'ils attendaient leur retour. Je n'avais jamais entendu parler de ces conneries, aussi écoutai-je, au cours du dîner, avec un peu d'attention. En somme, selon eux, tout reposait sur une erreur de transcription dans la Genèse : le Créateur, Elohim, ne devait pas être pris au singulier, mais au pluriel. Nos créateurs n'avaient rien de divin, ni de surnaturel ; ils étaient simplement des êtres matériels, plus avancés que nous dans leur évolution, qui avaient su maîtriser les voyages spatiaux et la création de la vie ; ils avaient également vaincu le vieillissement et la mort, et ne demandaient qu'à partager leurs secrets avec les plus méritants d'entre nous. Ah ah, me dis-je ; la voilà, la carotte.

Pour que les Élohim reviennent, et nous révèlent comment échapper à la mort, nous (c'est-à-dire l'humanité) devions auparavant leur construire une ambassade. Pas un palais de cristal aux murs d'hyacinthe et de béryl, non non, quelque chose de simple, moderne et sympa - avec le confort tout de même, le prophète croyait savoir qu'ils appréciaient les jacuzzis (car il y avait un prophète, qui venait de Clermont-Ferrand). Pour la construction de l'ambassade il avait d'abord songé, assez classiquement, à Jérusalem ; mais il y avait des problèmes, des querelles de voisinage, enfin ça tombait mal en ce moment. Une conversation à bâtons rompus avec un rabbin de la Commission des Messies (un organisme israélien spécialisé qui suivait les cas de ce genre) l'avait lancé sur une nouvelle piste. Les Juifs, de toute évidence, étaient mal situés. Lors de l'établissement d'Israël on avait bien sûr songé à la Palestine, mais aussi à d'autres endroits comme le Texas ou l'Ouganda - un peu dangereux, mais moins ; en résumé, conclut avec bonhomie le rabbin, il ne fallait pas se focaliser à l'excès sur les aspects géographiques. Dieu est partout, s'exclama-t-il, sa présence emplit l'Univers (je veux dire, s'excusa-t-il, pour vous les Élohim). En fait pour le prophète, non, les Élohim étaient situés sur la planète des Élohim, de temps en temps ils voyageaient, c'est tout ; mais il s'abstint d'entrer dans une nouvelle controverse géographique, car la conversation l'avait édifié. Si les Élohim s'étaient déplacés jusqu'à Clermont-Ferrand, se dit-il, il devait y avoir à

cela une raison, probablement liée au caractère géologique de l'endroit ; dans les zones volcaniques ça puise bien, tout le monde sait ça. Voilà pourquoi, me dit Patrick, le prophète avait porté son choix, après une brève enquête, sur l'île de Lanzarote, dans l'archipel des Canaries. Le terrain était déjà acheté, la construction ne demandait qu'à démarrer.

Est-ce qu'il était par hasard en train de me suggérer que c'était le moment d'investir ? Non non, me rassurat-il, de ce point de vue-là on est clairs, les cotisations sont minimes, n'importe qui peut venir vérifier les comptes quand il veut. Si tu savais ce que je fais parfois, au Luxembourg, pour d'autres clients... (nous nous étions tutoyés très vite), non vraiment s'il y a un point sur lequel on ne peut pas nous attaquer c'est bien celui-là. En terminant mon verre de kirsch, je me dis que Patrick avait opté pour une synthèse originale entre les convictions matérialistes de son papa et les lubies astrales de sa maman. Il y eut ensuite la traditionnelle séance harpe-étoiles. « Waaoouh ! Grave !... » s'exclama Fadiah en apercevant les anneaux de Saturne, avant de se rallonger sur son transat. Décidément, décidément, le ciel de la région était très pur. Me retournant pour attraper la bouteille de kirsch, je vis qu'elle avait les cuisses écartées, et il me sembla dans l'obscurité qu'elle avait fourré une main sous sa jupe. Un peu plus tard, je l'entendis haleter. Donc, en observant les étoiles, Harry songeait au Christ Oméga ; Robert le Belge à je ne sais quoi, peut-être à l'hélium en fusion, ou à ses problèmes intestinaux ; Fadiah, elle, se branlait. À chacun selon son charisme. Une espèce de joie descend du monde sensible. Je suis rattaché à la Terre.

Les falaises, d'une noirceur intégrale, plongent aujourd'hui par paliers verticaux jusqu'à une profondeur de trois mille mètres. Cette vision, qui effraie les sauvages, ne m'inspire aucune terreur. Je sais qu'il n'y a pas de monstre dissimulé au fond de l'abîme ; il n'y a que le feu, le feu originel.

La fonte des glaces intervint au terme de la Première Diminution, et fit passer la population de la planète de quatorze milliards à sept cent millions d'hommes. La Seconde Diminution fut plus graduelle ; elle se produisit tout au long du Grand Assèchement, et continue de nos jours.

La Troisième Diminution sera définitive ; elle reste à venir.

Nul ne connaît la cause du Grand Assèchement, du moins sa cause efficiente. On a bien entendu démontré

qu'il venait de la modification de l'axe de rotation de la Terre sur le plan de son orbite ; mais l'événement est jugé très peu probable, en termes quantiques. Le Grand Assèchement était une parabole nécessaire, enseigne la Sœur suprême ; une condition théologique au Retour de l'Humide. La durée du Grand Assèchement sera longue, enseigne également la Sœur suprême.

Le Retour de l'Humide sera le signe de l'avènement des Futurs.

Dieu existe, ] 'ai marché dedans. »

anonyme

De mon premier séjour chez les Très Sains, je garde d'abord le souvenir d'un téléski dans la brunie. Le stage d'été se déroulait en Herzégovine, ou dans une région de ce genre, surtout connue pour les conflits qui l'ensanglantèrent. C'était pourtant tout mignon, les chalets, l'auberge en bois sombre avec des rideaux aux carreaux blancs et rouges, des têtes de sangliers et de cerfs qui décoraient les murs, un kitsch Europe Centrale qui m'a toujours bien plu. « Ach, la guerre, folie des hommes, Gross Malheur... » me répétais-je en imitant involontairement l'intonation de Francis Blanche. J'étais depuis longtemps victime d'une sorte d'écholalie mentale, qui ne s'appliquait pas chez moi aux airs de chansons célèbres, mais aux intonations employées par les classiques du comique : lorsque je commençais par exemple à entendre Francis Blanche répéter : « KOL-LOS-SAL

FU-SIL-LADE ! » comme il le fait dans
Babette s'en va-
t-en en guerre
j'avais beaucoup de mal à retirer ça de ma tête, il fallait que je fasse un effort énorme. Avec de Funès, c'était encore pire : ses ruptures vocales, ses mimiques, ses gestes, j'en avais pour des heures entières, j'étais comme possédé.

Au fond j'avais beaucoup travaillé, me dis-je, j'avais passé ma vie à travailler sans relâche. Les acteurs que je connaissais à l'âge de vingt ans n'avaient eu aucun succès, c'est vrai, la plupart avaient même complètement renoncé au métier, mais il faut dire aussi qu'ils ne foutaient pas grand-chose, ils passaient leur temps à boire des pots dans des bars ou des boîtes branchées. Pendant ce temps je répétais, seul dans ma chambre, je passais des heures sur chaque intonation, sur chaque geste ; et
j'écrivais
mes sketches, aussi, je les écrivais réellement, il m'a fallu des années avant que ça ne me devienne facile. Si je travaillais autant, c'était probablement parce que je n'aurais pas été tout à fait capable de me distraire ; que je n'aurais pas été très à l'aise dans les bars et les boîtes branchées, dans les soirées organisées par les couturiers, dans les défilés VIP : avec mon physique ordinaire et mon tempérament introverti, j'avais très peu de chances d'être, d'entrée de jeu, le
roi
de la fête.
Je travaillais, donc, à défaut d'autre chose ; et ma revanche, je l'avais eue. Dans ma jeunesse, au fond, j'étais dans le même état d'esprit qu'Ophélie Winter lorsqu'elle ruminait en pensant à son entourage :

« Rigolez, mes petits cons. Plus tard c'est moi qui serai sur le podium, et je vous mettrai tous des doigts. » Elle avait déclaré ça dans une interview à
20 Ans.
Il fallait que j'arrête de penser à
20 Ans,
aussi, il fallait que j'arrête de penser à Isabelle ; il fallait que j'arrête de penser à peu près à tout. Je fixai mon regard sur les pentes vertes, humides, j'essayai de ne plus voir que la brume

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