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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (8 page)

BOOK: La carte et le territoire
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Olga huma longuement, avec délices, le fumet de l’alcool, avant de tremper ses lèvres dans le breuvage, elle s’adaptait merveilleusement bien à la France, c’en était difficile de croire qu’elle avait vécu son enfance dans une HLM de la banlieue de Moscou.

« Comment se fait-il que les nouveaux cuisiniers », demanda-t-elle après une première gorgée, « je veux dire les cuisiniers dont on parle, soient presque tous homosexuels ?

— Haaa!… » Anthony s’étira voluptueusement sur son siège, promenant sur la salle de son restaurant un regard ravi. « Alors là ma chérie c’est
le
grand secret, parce que les homosexuels ont toujours
a-do-ré
la cuisine, depuis l’origine, mais personne ne le disait, absolument
per-sonne
. Ce qui a beaucoup joué, je crois, c’est les trois étoiles de Frank Pichon. Qu’un cuisinier transsexuel puisse décrocher trois étoiles au Michelin, ça, c’était vraiment un signal fort !… » Il but une gorgée, sembla se replonger dans le passé. « Et puis, évidemment ! » reprit-il avec une animation extraordinaire, « évidemment ce qui a tout déclenché, la bombe atomique, ça a été l’outing de Jean-Pierre Pernaut !

— Oui, c’est sûr que l’outing de Jean-Pierre Pernaut, ça a été monstrueux… » convint Georges de mauvaise grâce. « Mais tu sais, Tony… » poursuivit-il avec des tonalités sifflantes et querelleuses, « au fond ce n’est pas la société qui refusait d’accepter les cuisiniers homosexuels, c’est les homosexuels qui refusaient de s’accepter en tant que cuisiniers. Regarde, nous, on n’a pas eu un article dans
Têtu
, rien, c’est
Le Parisien
qui a parlé du restaurant en premier. Dans le milieu gay traditionnel, ils trouvaient ça pas assez glamour de se lancer dans la cuisine. Pour eux c’était popote, c’était popote, exactement ! » Jed eut soudain l’intuition que la rancune évidente de Georges s’adressait, aussi, aux bourrelets naissants d’Anthony, qu’il commençait lui-même à regretter un obscur passé
cuir et chaînes
, préculinaire, enfin qu’il valait mieux changer de sujet. Il reprit alors habilement sur l’outing de Jean-Pierre Pernaut, sujet évident, énorme, lui-même en tant que téléspectateur avait été bouleversé, son : « Oui, c’est vrai, j’aime David » en direct devant les caméras de France 2 resterait à ses yeux un des moments incontournables de la télévision des années 2010, un consensus s’établit rapidement à ce sujet, Anthony resservit une tournée de bas armagnac. « Moi je me définis, avant tout, comme téléspectateur ! » lança Jed dans un élan fusionnel qui lui valut un regard surpris d’Olga.

VI

Un mois plus tard Marylin entra dans le bureau, son cabas encore plus chargé que d’habitude. Après s’être mouchée à trois reprises, elle posa devant Jed un dossier volumineux, retenu par des élastiques.

«C’est la presse…» précisa-t-elle, comme il ne réagissait pas.

Il considéra la chemise cartonnée d’un œil vide, sans l’ouvrir. « C’est comment ? » demanda-t-il.

« Excellent. On a tout le monde. » Ça n’avait pas l’air de la réjouir plus que ça. Sous ses allures enchifrenées, cette petite femme était une guerrière, une spécialiste des
opérations commando
 : ce qui la faisait vibrer c’était de déclencher le mouvement, de remporter son premier gros article ; ensuite, quand les choses se mettaient à tourner d’elles-mêmes, elle retombait dans son apathie nauséeuse. Elle parlait de plus en plus bas, et Jed l’entendit à peine ajouter : « Il y a juste Pépita Bourguignon qui n’a rien fait. »

«Bon…» conclut-elle tristement, «c’était bien de travailler avec vous.

— On ne se reverra plus ?

— Si vous avez besoin de moi, si, bien sûr. Vous avez mon portable. »

Et elle prit congé, repartant vers un destin incertain – on avait l’impression, en fait, qu’elle allait se recoucher immédiatement et se préparer une tisane. En passant la porte, elle se retourna une dernière fois et ajouta d’une voix éteinte : « Je crois que c’était un des plus gros succès de ma vie. »

La critique était en effet, Jed s’en rendit compte en parcourant le dossier, exceptionnellement unanime dans la louange. Il arrive dans les sociétés contemporaines, malgré l’acharnement que mettent les journalistes à traquer et à repérer les modes en formation, voire si possible à les créer, que certaines d’entre elles se développent de manière anarchique, sauvage, et prospèrent avant d’avoir été nommées – cela arrive même en réalité de plus en plus souvent, depuis la diffusion massive d’Internet et l’effondrement concomitant des médias écrits. Le succès croissant, sur l’ensemble du territoire français, des cours de cuisine ; l’apparition récente de compétitions locales destinées à récompenser de nouvelles créations charcutières ou fromagères ; le développement massif, inexorable de la randonnée, et jusqu’à l’outing de Jean-Pierre Pernaut, tout concourait à ce fait sociologique nouveau : pour la première fois en réalité en France depuis Jean-Jacques Rousseau, la campagne était redevenue
tendance
. Ce fait, la société française sembla en prendre conscience brutalement, par l’intermédiaire de ses principaux quotidiens et magazines, dans les quelques semaines qui suivirent le vernissage de l’exposition de Jed. Et la carte Michelin, objet utilitaire, inaperçu par excellence, devint en l’espace de ces mêmes semaines le véhicule privilégié d’initiation à ce que
Libération
devait sans honte appeler la « magie du terroir ».

Le bureau de Patrick Forestier, dont les fenêtres permettaient d’apercevoir l’Arc de Triomphe, était ingénieusement modulaire : en déplaçant quelques éléments on pouvait y organiser une conférence, une projection, un brunch, le tout dans un espace finalement restreint de soixante-dix mètres carrés ; un four micro-ondes permettait de réchauffer des plats ; on pouvait également y dormir. Pour recevoir Jed, Forestier avait choisi l’option « petit-déjeuner de travail » ; des jus de fruits, des viennoiseries, du café attendaient sur une table basse.

Il ouvrit largement les bras pour l’accueillir ; c’est peu de dire qu’il rayonnait. « J’avais confiance… J’ai toujours eu confiance ! » s’exclama-t-il, ce qui, selon Olga, qui avait briefé Jed avant le rendez-vous, était au minimum exagéré. « Maintenant… il va falloir transformer l’essai ! » (il agita ses bras en de rapides mouvements horizontaux qui étaient, Jed le comprit aussitôt, une imitation de passes de rugby). « Asseyez-vous… » Ils prirent place sur les canapés qui entouraient la table basse ; Jed se servit un café. « 
We are a team
 » ajouta Forestier sans réelle nécessité.

« Nos ventes de cartes ont progressé de 17 % au cours du mois dernier », reprit-il. « Nous pourrions, d’autres le feraient, donner un coup de pouce sur les prix ; nous ne le ferons pas. »

Il lui laissa le temps de mesurer la hauteur de vues qui présidait à cette décision commerciale avant d’ajouter :

« Ce qui est plus inattendu, c’est qu’il y a même des acheteurs pour les anciennes cartes Michelin, nous avons observé des enchères sur Internet. Et jusqu’il y a quelques semaines, ces anciennes cartes, nous nous contentions de les pilonner… » ajouta-t-il, funèbre. « Nous avons laissé dilapider un patrimoine dont personne dans la maison ne soupçonnait la valeur… jusqu’à vos magnifiques photos. » Il sembla sombrer dans une méditation accablée sur cet argent si sottement évaporé, peut-être plus généralement sur la destruction de valeur, mais il se reprit. «En ce qui concerne vos…» (il chercha le mot approprié), « en ce qui concerne vos œuvres, il faut frapper très fort ! » Il se redressa d’un coup sur son canapé, fugitivement Jed eut l’impression qu’il allait sauter à pieds joints sur la table basse et se frapper la poitrine des poings dans une imitation de Tarzan ; il cligna des yeux pour chasser la vision.

« J’ai eu une longue conversation avec Mademoiselle Sheremoyova, avec qui, je crois… » (il chercha à nouveau ses mots, c’est l’inconvénient avec les polytechniciens, ils reviennent un peu moins cher que les énarquès à l’embauche, mais ils mettent davantage de temps à trouver leurs mots ; finalement, il s’aperçut qu’il était hors sujet). « Bref, nous avons conclu qu’une commercialisation directe par nos réseaux était impensable. Il est hors de question pour nous de paraître aliéner votre indépendance artistique. Je crois, poursuivit-il, incertain, qu’habituellement le commerce d’œuvres d’art se fait par l’intermédiaire de
galeries

— Je n’ai pas de galeriste.

— C’est ce que j’avais cru comprendre. Aussi, j’ai pensé à la configuration suivante. Nous pourrions prendre en charge la conception d’un site Internet où vous présenteriez vos travaux, et les mettriez directement en vente. Naturellement le site serait à votre nom, Michelin n’y serait nulle part mentionné. Je crois qu’il est mieux que vous surveilliez vous-même la réalisation des tirages. Par contre, nous pouvons parfaitement nous charger de la logistique et de l’expédition.

— Je suis d’accord.

— C’est parfait, c’est parfait. Cette fois, je crois que nous sommes authentiquement dans le win-win ! » s’enthousiasma-t-il. « J’ai formalisé tout cela dans un projet de contrat, que je vous laisse bien entendu étudier. »

Jed sortit dans un long couloir très clair, au loin une baie vitrée donnait sur les arches de la Défense, le ciel était d’un bleu hivernal splendide, qui en paraissait presque artificiel ; un bleu de phtalocyanine, songea fugitivement Jed. Il marchait lentement, avec hésitation, comme s’il avançait dans une matière cotonneuse ; il savait qu’il venait d’aborder un nouveau tournant de sa vie. La porte du bureau d’Olga était ouverte ; elle lui sourit.

« Bon. C’est exactement ce que tu m’avais dit » résuma-t-il.

VII

Les études de Jed avaient été purement littéraires et artistiques, et il n’avait jamais eu l’occasion de méditer sur le mystère capitaliste par excellence : celui de la
formation du prix
. Il avait opté pour un papier Hahnemuhle Canvas Fine Art, qui offrait une excellente saturation des couleurs et une très bonne tenue dans le temps. Mais avec ce papier le calibrage des couleurs était difficile à réaliser et très instable, le driver Epson n’était pas au point, il décida de se limiter à vingt agrandissements par photo. Un tirage lui revenait grosso modo à trente euros, il décida de les proposer à deux cents euros sur le site.

Lorsqu’il mit la première photo en ligne, un agrandissement de la région d’Hazebrouck, la série fut épuisée en un peu moins de trois heures. À l’évidence, le prix n’était pas adapté. En tâtonnant un peu, au bout de quelques semaines, il se stabilisa autour de deux mille euros pour un format 40 x 60. Voilà, ça y était, maintenant : il connaissait son
prix sur le marché
.

Le printemps s’installait sur la région parisienne, et il se dirigeait sans l’avoir autrement prémédité vers une confortable aisance. Au mois d’avril, ils constatèrent avec surprise que son revenu mensuel venait de dépasser celui d’Olga. Cette année-là, les ponts du mois de mai étaient exceptionnels : le 1er mai tombait un jeudi, le 8 également – ensuite il y avait comme d’habitude l’Ascension, et tout se terminait par le long week-end de la Pentecôte. Le nouveau catalogue
French Touch
venait de sortir. Olga avait supervisé sa rédaction, corrigeant parfois les textes proposés par les hôteliers, choisissant, surtout, les photos, en faisant refaire si celles proposées par l’établissement ne lui paraissaient pas suffisamment séduisantes.

Le soir tombait sur le jardin du Luxembourg, ils s’étaient installés sur le balcon et la température était douce ; les derniers cris d’enfants s’éteignaient dans le lointain, on allait bientôt fermer les grilles pour la nuit. De la France Olga ne connaissait au fond que Paris, se dit Jed en feuilletant le guide
French Touch
 ; et lui-même, à vrai dire, guère davantage. À travers l’ouvrage la France apparaissait comme un pays enchanté, une mosaïque de terroirs superbes constellés de châteaux et de manoirs, d’une stupéfiante diversité mais où, partout, il faisait bon vivre.

« Tu aurais envie de partir en week-end ? » proposa-t-il en reposant le volume. « Dans un des hôtels décrits dans ton guide…

— Oui, c’est une bonne idée. » Elle réfléchit quelques secondes. « Mais alors, incognito. Sans dire que je travaille chez Michelin. »

Même dans ces conditions, se dit Jed, ils pouvaient s’attendre de la part des hôteliers à un accueil privilégié : jeune couple urbain riche sans enfants, esthétiquement très décoratif, encore dans la première phase de leur amour – et de ce fait prompts à s’émerveiller de tout, dans l’espoir de se constituer une réserve de beaux souvenirs qui leur serviraient au moment d’aborder les années difficiles, qui leur permettraient peut-être même de surmonter une
crise dans leur couple
– ils représentaient, pour tout professionnel de l’hôtellerie-restauration, l’archétype des clients idéaux.

« Où est-ce que tu voudrais aller en premier ? » En y réfléchissant, Jed s’aperçut que la question était loin d’être simple. Beaucoup de régions, pour ce qu’il en savait, présentaient un intérêt réel. C’était peut-être vrai, se dit-il, que la France était un pays merveilleux – au moins du point de vue d’un touriste.

« On va commencer par le Massif central », trancha-t-il finalement. « Pour toi, c’est parfait. Ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de mieux, mais je crois que c’est très français ; enfin, que ça ne ressemble à rien d’autre que la France. »

Olga feuilletait le guide à son tour ; elle lui désigna un hôtel. Jed fronça les sourcils. « Les volets sont mal choisis… Sur de la pierre grise j’aurais mis des volets marron ou rouges, à la rigueur verts, mais sûrement pas bleus. » Il se plongea dans le texte de présentation ; sa perplexité s’accentua. « C’est quoi, ce galimatias ? " Au cœur d’un Cantal mâtiné de Midi où tradition rime avec décontraction et liberté avec respect… " Liberté et respect, ça rime même pas ! »

Olga lui prit le volume des mains, se plongea dans sa lecture. «Ah oui, j’ai compris!… " Martine et Omar vous font découvrir l’authenticité des mets et vins ", elle a épousé un Arabe, c’est pour ça le respect.

— Ça peut être pas mal, surtout s’il est marocain. C’est vachement bon, la cuisine marocaine. Ils font peut-être de la fusion food franco-marocaine, pastilla au foie gras, le genre.

— Oui » fit Olga, peu convaincue. « Mais moi je suis une touriste, je veux du franco-français. Un truc franco-marocain ou franco-vietnamien, ça peut marcher pour un restaurant branché du canal Saint-Martin ; sûrement pas pour un hôtel de charme dans le Cantal. Je vais peut-être le virer du guide, cet hôtel… »

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