Read La carte et le territoire Online

Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature française

La carte et le territoire (26 page)

BOOK: La carte et le territoire
9.92Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Il revint cependant sur ses pas, plutôt par désœuvrement. Si je rencontre un être humain, un seul, se dit-il en une impulsion enfantine, je réussirai à élucider ce meurtre. Il crut un instant à sa chance en apercevant un café,
Chez Lucie
, la porte donnant sur la rue principale était ouverte. Il pressa le pas dans cette direction, mais, au moment où il s’apprêtait à traverser, un bras (un bras féminin ; Lucie elle-même ?) surgit dans l’embrasure, referma violemment la porte. Il entendit le verrou se fermer à double tour. Il aurait pu la forcer à rouvrir l’établissement, exiger son témoignage, il disposait des pouvoirs de police nécessaires ; la démarche lui parut prématurée. Ce serait, de toute façon, quelqu’un de l’équipe de Ferber qui s’en occuperait.

Ferber lui-même excellait à recueillir les témoignages, personne en le rencontrant n’avait l’impression d’avoir affaire à un flic, et même après qu’il avait montré sa carte les gens l’oubliaient aussitôt (il donnait plutôt l’impression d’être un psychologue, ou un assistant en ethnologie) et se confiaient à lui avec une facilité déconcertante.

Juste à côté de
Chez Lucie
, la rue Martin-Heidegger descendait vers une partie du village qu’il n’avait pas encore explorée. Il l’emprunta, non sans méditer sur le pouvoir presque absolu qui était laissé aux maires en matière de dénomination des rues de leur ville. Au coin de l’impasse Leibniz il s’arrêta devant un tableau grotesque, aux couleurs criardes, peint à l’acrylique sur un panneau de fer-blanc, qui représentait un homme à la tête de canard, au vit démesuré ; son torse et ses jambes étaient recouverts d’une épaisse fourrure brune. Un panneau d’information lui apprit qu’il se trouvait en face du « Muzé’rétique », dédié à l’art brut et aux productions picturales des déments de l’asile de Montargis. Son admiration pour l’inventivité de la municipalité s’accrut encore lorsque, parvenu sur la place Parménide, il découvrit un parking flambant neuf, les traits de peinture blancs délimitant les emplacements ne devaient pas avoir plus d’une semaine, et il était doté d’un système de paiement électronique acceptant les cartes de crédit européennes et japonaises. Une seule voiture y stationnait pour l’instant, une Maserati GranTurismo de couleur vert d’eau ; Jasselin nota à tout hasard son numéro d’immatriculation. Dans le cadre d’une enquête, ainsi qu’il l’affirmait toujours à ses étudiants de Saint-Cyr-au-Mont-d’Or, il est fondamental de prendre des notes – à ce stade de son exposé il sortait de sa poche son propre carnet de notes, un bloc Rhodia de modèle courant, au format de 105 x 148 mm. On ne devrait laisser passer aucune journée d’une enquête sans avoir pris au moins une note, insistait-il, même si le fait noté vous apparaissait d’une totale absence d’importance. La suite de l’enquête devait, presque toujours, confirmer cette absence d’importance, mais l’essentiel n’était pas là : l’essentiel était de rester actif, de maintenir une activité intellectuelle minimale, car un policier complètement inactif se décourage, et devient de ce fait incapable de réagir lorsque les faits importants commencent à se manifester.

Curieusement, Jasselin formulait ainsi sans le savoii des recommandations presque identiques à celles que devait donner Houellebecq au sujet de son métier d’écrivain, l’unique fois où il accepta d’animer un atelier de
creative writing
, à l’université de Louvain-la-Neuve, en avril 2011.

En direction du sud le village se terminait par le rond-point Emmanuel-Kant, une création urbanistique pure, d’une grande sobriété esthétique, un simple cercle de macadam d’un gris parfait qui ne conduisait à rien, ne permettait d’accéder à aucune route, aux alentours duquel n’avait été bâtie aucune maison. Un peu plus loin coulait une rivière, au débit lent. Le soleil dardait ses rayons, de plus en plus intenses, sur les prairies. Bordée de trembles, la rivière offrait un espace relativement ombragé. Jasselin suivit son cours sur un peu plus de deux cents mètres avant d’être arrêté par un obstacle : un large plan incliné de béton, dont la partie supérieure était au niveau du lit de la rivière, permettait d’alimenter une dérivation, un minime ruisseau qui était plutôt, il s’en rendit compte au bout de quelques mètres, une mare allongée.

Il s’assit dans l’herbe épaisse, sur les bords de la mare. Bien entendu il l’ignorait, mais cet endroit du monde où il se tenait assis, fatigué, victime de douleurs lombaires et d’une digestion qui devenait difficile avec les années, était l’endroit précis qui avait servi de théâtre aux jeux de Houellebecq enfant, jeux solitaires le plus souvent. Dans son esprit Houellebecq n’était guère qu’une
affaire
, une affaire qu’il pressentait pénible. Lors des meurtres de
personnalités
l’attente d’élucidation du public est élevée, sa propension à dénigrer le travail de la police et à railler son inefficacité se manifeste au bout de quelques jours, la seule chose qui puisse vous arriver de pire était d’avoir sur les bras un meurtre d’enfant, ou pire encore un meurtre de bébé, dans le cas des bébés c’était affreux, il aurait fallu qu’un meurtrier de
bébé
soit appréhendé immédiatement, avant même d’avoir tourné le coin de la rue, un délai de quarante-huit heures était déjà regardé comme inacceptable par le public. Il regarda sa montre, cela faisait plus d’une heure qu’il était parti, il se reprocha un instant d’avoir laissé Ferber seul. La surface de la mare était recouverte de lentilles d’eau, sa couleur était opaque, malsaine.

III

Lorsqu’il revint sur les lieux du crime, la température avait légèrement chuté ; il eut l’impression, aussi, que les mouches étaient moins nombreuses. Allongé dans l’herbe, son blouson roulé lui servant d’oreiller, Ferber était toujours plongé dans
Aurélia
, il donnait maintenant l’impression d’avoir été invité à une partie de campagne. « Il est solide, ce garçon… » se dit Jasselin, pour la vingtième fois sans doute depuis qu’il le connaissait.

« Les gendarmes sont repartis ? » s’étonna-t-il.

— Quelqu’un est venu les prendre en charge. Des gens de la cellule d’assistance psychologique, ils venaient de l’hôpital de Montargis.

— Déjà?

— Oui, ça m’a étonné, moi aussi. Le travail de gendarme est devenu plus dur ces dernières années, ils ont maintenant presque autant de suicides que chez nous ; mais il faut reconnaître que la prise en charge psychologique a fait de gros progrès.

— Comment tu sais ça ? Les statistiques sur les suicides ?

— Tu ne lis jamais le
Bulletin de Liaison des Forces de l’Ordre
 ?

— Non… » Il s’assit pesamment dans l’herbe aux côtés de son collègue. «Je ne lis pas assez, en général. » Les ombres commençaient à s’allonger entre les tilleuls. Jasselin reprenait espoir, il avait presque oublié la matérialité du cadavre, à quelques mètres de là, lorsque la Peugeot Partner des TSC pila brutalement devant la barrière. Les deux hommes en sortirent aussitôt, avec un synchronisme parfait, vêtus de leurs ridicules combinaisons blanches qui faisaient penser à une équipe de décontamination nucléaire.

Jasselin détestait les techniciens de scène de crime de l’Identité judiciaire, leur manière de fonctionner en binôme, dans leurs petites voitures spécialement aménagées et bourrées d’appareils onéreux et incompréhensibles, leur mépris affiché de la hiérarchie de la Crim. Mais à vrai dire les gens de l’Identité judiciaire ne cherchaient nullement à être aimés, ils s’ingéniaient au contraire à se différencier autant que possible des policiers ordinaires, faisant preuve en toutes circonstances de la morgue insultante du technicien face au profane, ceci sans doute afin de justifier l’inflation croissante de leur budget annuel. Il est vrai que leurs méthodes avaient progressé de manière spectaculaire, qu’ils réussissaient maintenant à prélever des empreintes ou des échantillons d’ADN dans des conditions inconcevables il y a encore quelques années, mais en quoi pouvaient-ils être crédités de ces progrès ? Ils auraient été bien incapables d’inventer ou même d’améliorer les appareillages qui leur permettaient d’obtenir ces résultats, ils se contentaient de les utiliser, ce qui ne demandait aucune intelligence ni aucun talent particulier, juste une formation technique appropriée, qu’il aurait été plus efficace de donner directement aux policiers de terrain de la Brigade criminelle, c’est du moins la thèse que Jasselin défendait, régulièrement et jusque-là sans succès, dans les rapports annuels qu’il remettait à sa hiérarchie. Il n’avait d’ailleurs aucun espoir d’être écouté, la division des services était ancienne et établie, il faisait surtout ça au fond pour se calmer les nerfs.

Ferber s’était levé, élégant et affable, pour expliquer la situation aux deux hommes. Ils hochaient la tête avec une brièveté calculée pour montrer leur impatience et leur professionnalisme. À un moment donné il le désigna, sans doute pour l’identifier comme le responsable de l’enquête. Ils ne répondirent rien, n’esquissèrent même pas un pas dans sa direction, se contentèrent d’enfiler leurs masques. Jasselin n’avait jamais été spécialement tatillon sur les questions de préséance hiérarchique, jamais il n’avait exigé une observance stricte des marques de déférence formelle qu’on lui devait en tant que commissaire, personne ne pouvait dire ça, mais ces deux guignols commençaient à l’exaspérer. Accentuant la lourdeur naturelle de sa démarche, tel le vieux singe de la tribu, il se dirigea vers eux en soufflant avec bruit, attendit un salut qui ne vint pas avant d’annoncer : « Je vous accompagne » d’un ton sans réplique. L’un des deux sursauta, évidemment ils s’étaient habitués à faire leurs petites affaires bien tranquilles, investissant la scène de crime sans laisser personne d’autre s’approcher du périmètre, prenant leurs absurdes petites notes sur leurs terminaux de saisie portables. Mais que pouvaient-ils, là, objecter ? Absolument rien, et l’un des deux hommes lui tendit un masque. En l’enfilant, il reprit conscience de la réalité du crime, et plus encore en s’approchant de la bâtisse. Il les laissa prendre de l’avance, marcher quelques pas devant lui, et nota avec une vague satisfaction que les deux zombies s’arrêtaient sur place, interdits, au moment d’entrer dans la maison. Il les rejoignit puis les dépassa, pénétra avec aisance dans la salle de séjour, incertain toutefois. « Je suis le corps vivant de la loi », se dit-il. La luminosité commençait à baisser. Ces masques de chirurgien étaient d’une efficacité étonnante, les odeurs étaient presque entièrement stoppées. Derrière lui il sentit plus qu’il n’entendit les deux techniciens de scène de crime qui, s’enhardissant, pénétraient à sa suite dans la salle de séjour, mais s’arrêtèrent presque aussitôt sur le seuil de la porte. « Je suis le corps de la loi, corps imparfait de la loi morale », se répéta-t-il, un peu comme un mantra, avant d’accepter, de regarder pleinement ce que ses yeux avaient déjà perçu.

Un policier raisonne à partir du
corps
, c’est sa formation qui veut cela, il est rompu à noter et à décrire la position du corps, les blessures infligées au corps, l’état de conservation du corps ; mais là, de corps, à proprement parler, il n’y en avait pas. Il se retourna et vit derrière lui les deux techniciens de l’Identité judiciaire qui commençaient à dodeliner et à osciller sur eux-mêmes, exactement comme les gendarmes de Montargis. La tête de la victime était intacte, tranchée net, posée sur un des fauteuils devant la cheminée, une petite flaque de sang s’était formée sur le velours vert sombre ; lui faisant face sur le canapé, la tête d’un chien noir, de grande taille, avait elle aussi été tranchée net. Le reste était un massacre, un carnage insensé, des lambeaux, des lanières de chair éparpillés à même le sol. Ni la tête de l’homme ni celle du chien n’étaient pourtant immobilisées dans une expression d’horreur, mais plutôt d’incrédulité et de colère. Au milieu des lambeaux de viandes humaine et canine mêlées, un passage intact, de cinquante centimètres de large, conduisait jusqu’à la cheminée emplie d’ossements auxquels adhéraient encore des restes de chair. Jasselin s’y engagea avec précaution, songeant que c’était probablement le meurtrier qui avait aménagé ce passage, et se retourna ; dos à la cheminée, il jeta un regard circulaire sur la salle de séjour, qui pouvait faire à peu près soixante mètres carrés. Toute la surface de la moquette était constellée de coulures de sang, qui formaient par endroits des arabesques complexes. Les lambeaux de chair eux-mêmes, d’un rouge qui virait par places au noirâtre, ne semblaient pas disposés au hasard mais suivant des motifs difficiles à décrypter, il avait l’impression d’être en présence d’un puzzle. Aucune trace de pas n’était visible, le meurtrier avait procédé avec méthode, découpant d’abord les lambeaux de chair qu’il souhaitait disposer aux coins de la pièce, revenant peu à peu vers le centre tout en laissant libre un chemin vers la sortie. Il allait falloir s’aider de photos, essayer de reconstituer le dessin de l’ensemble. Jasselin jeta un regard aux deux techniciens de l’Identité judiciaire, l’un d’entre eux continuait à osciller sur place comme un demeuré, l’autre, dans un effort de reprise de contrôle, avait sorti un appareil photo à dos numérique de sa sacoche et le balançait à bout de bras, mais ne semblait cependant pas encore en mesure de déclencher. Jasselin ouvrit son portable.

« Christian ? C’est Jean-Pierre. J’ai un service à te demander.

— Je t’écoute.

— Il faudrait que tu viennes chercher les deux mecs de l’Identité judiciaire, déjà pour l’instant ils sont HS, en plus il y a un truc spécial avec les photos sur cette affaire. Il ne faut pas qu’ils fassent comme d’habitude, des gros plans uniquement, j’ai besoin de vues d’ensemble de zones de la pièce, et si possible de la pièce entière. Mais on peut pas les briefer tout de suite, il faut attendre qu’ils se reprennent un peu.

— Je m’en occupe… Au fait, l’équipe arrive bientôt. Ils m’ont appelé de la sortie de Montargis, ils seront là dans dix minutes. »

Il raccrocha, pensif ; ce garçon continuait à l’étonner. Son équipe arrivait au complet, quelques heures après les faits, et probablement à bord de véhicules personnels ; ses apparences éthérées, évanescentes étaient décidément trompeuses, il avait de l’autorité sur son équipe, c’était sans doute le meilleur chef de groupe qu’il ait jamais eu sous ses ordres. Deux minutes plus tard il le vit qui entrait discrètement au fond de la pièce, qui tapotait sur l’épaule des deux techniciens de l’Identité judiciaire pour les entraîner courtoisement vers la sortie. Jasselin était tout près de sa fin de carrière : à peine plus d’un an, qu’il pouvait peut-être prolonger jusqu’à deux ou trois, au grand maximum quatre. Il savait implicitement, et lors de leurs entretiens bimensuels son divisionnaire allait parfois jusqu’à l’explicite, que ce qu’on attendait de lui maintenant n’était plus essentiellement de résotidre des affaires, mais plutôt de désigner ses successeurs, de coopter ceux qui devraient, après lui, les résoudre.

BOOK: La carte et le territoire
9.92Mb size Format: txt, pdf, ePub
ads

Other books

Fallen Beauty by Erika Robuck
Anne of Ingleside by Lucy Maud Montgomery
The Hydra Protocol by David Wellington
The Great Ice-Cream Heist by Elen Caldecott
Exit by Thomas Davidson
Me & Timothy Cooper by Williams, Suzanne D.
Winner Takes All by Dragon, Cheryl
Evil in Return by Elena Forbes