« “Je suis un altruiste qui désire aider les autres, voilà
pourquoi j’ai voulu devenir enseignant, mais les autres n’ont pas estimé que je pourrais être un bon professeur, surtout à cause de ma façon de voir les choses différemment.
« “J’ai choisi un emploi au sein des forces de l’ordre pour deux raisons : pour aider les autres et avoir une connaissance plus approfondie de la loi. J’avais envie de devenir avocat.”
« Schaefer estime que son “meilleur atout” est d’être “doté d’une intelligence au-dessus de la moyenne”. “Etre intelligent, cela ne vous empêche pas de connaître des problèmes émotionnels ou mentaux. Je peux tout à fait lire Platon, Aristote, Dante ou saint Thomas d’Aquin, tout en voyant un docteur pour un trouble de la personnalité. L’un n’empêche pas l’autre.”
« Lorsqu’on lui demande s’il est capable d’exercer un contrôle sur ce problème, Schaefer répond : “Je ne connais pas cette autre personnalité. C’est là que je suis confus. Il est possible que j’aie de multiples personnalités. Je suis sûr que tout le monde a plusieurs facettes, mais la difficulté est bien de savoir jusqu’à quel point celles-ci se manifestent. Certains individus peuvent complètement changer leur manière d’écrire, de s’exprimer ou de s’habiller. Tout le monde est un peu schizophrène, mais certains le sont plus que d’autres.”
« En 1968, Schaefer a rencontré un psychiatre en lui expliquant qu’il avait un sérieux problème. Il ne pouvait pas se payer un traitement, alors le docteur lui a suggéré de coucher ses pensées sur le papier
afin de se soulager des pressions mentales qui l’accablaient.
« Schaefer a suivi les conseils de ce psychiatre, mais il a rencontré des difficultés lorsqu’il est devenu enseignant, puis officier de police.
« Au final, il a été mis en examen pour les deux meurtres du comté de Sainte-Lucie.
« Nous lui avons demandé si le monde de la psychiatrie ne l’avait pas abandonné, car il souhaitait qu’on l’aide, mais ses moyens ne le lui permettaient pas. “D’une certaine manière, je dirais que oui. La psychiatrie m’a laissé tomber, mais d’un autre côté, ce n’est pas le cas. La psychiatrie n’est pas quelque chose de gratuit et ces hommes sont des savants qui méritent d’être rétribués. Je ne peux pas m’attendre à ce qu’on m’offre ce traitement sur un plateau d’argent. Je n’ai pas pu m’offrir un suivi qui aurait peut-être pu juguler mes problèmes. J’ai besoin de quelque chose et je ne peux pas me le payer”, dit-il d’un air contrit, mais avec l’ombre d’un sourire destiné à ses interlocuteurs.
« “Je voudrais me débarrasser de ce problème. C’est un peu inhabituel, mais est-ce que cela en fait pour autant une chose mauvaise ? Qui peut le dire ? Peut-ce être que les psychiatres de cet établissement pourront me donner une réponse ? Il est évident que si ce problème se manifeste de façon physique ou sous des formes antisociales, alors oui, c’est mal. Mais tant que cela concerne le fantasme, peut-être que cela peut servir d’exutoire à une personne qui a des pulsions d’agressivité. Lorsque les contacts humains disparaissent, alors
que vous en aviez beaucoup, cela vous brise et votre instinct le plus basique reprend le dessus. Quand quelque chose survient tout d’un coup, vous réagissez comme un animal sur le point d’être écrasé. Vous êtes réduit à l’état d’animal. Tout ce que vous pouvez faire dans la cellule de la prison du comté de Martin, c’est de regarder au travers d’un trou dans la porte. Vous n’avez plus d’autres contacts.”
« Nous demandons à Schaefer quelle serait sa réaction s’il était jugé coupable pour les meurtres et qu’il soit condamné à la prison à vie.
« “Comme je suis innocent, je ne pense pas être condamné. Mais si je devais être condamné, je pense que ce serait fini pour moi. Je me suiciderais, sans nul doute. C’est même sûr. Si l’on m’envoie dans un établissement psychiatrique pour me faire soigner, avec la perspective d’être guéri, je pourrais l’accepter. Mais croupir le restant de mon existence dans une minuscule cage, cela n’en vaut pas la peine. Je crois fermement qu’il y a une vie après la mort, et qu’elle sera meilleure qu’ici-bas.”
« Schaefer n’aurait pas d’objection à être interné dans un hôpital psychiatrique d’Etat : “Je suis certain que je pourrais me rendre utile dans un hôpital comme celui-ci. Je possède certaines connaissances médicales. J’ai un diplôme d’enseignant pour l’Etat de Floride et il y a beaucoup de choses que je saurais faire. Je pourrais apprendre aux personnes à lire et à écrire. Je saurais me rendre utile. Etre enfermé dans un établissement tel que celui-ci vaut mieux que la prison de Raiford où l’on
vous traite comme un moins que rien. Je n’y ai jamais mis les pieds, mais c’est ce que m’ont dit plusieurs ex-détenus de ce pénitencier – que Raiford, c’est un peu la fin du monde. Il y a une partie de la population qui pense que je suis une sorte de maniaque… que je me balade un peu partout pour semer la mort, ou faire disparaître des gens. C’est pour ça que je ne peux pas me montrer aussi franc et transparent avec vous que je le voudrais, car je dois me méfier d’eux. S’ils ont la possibilité de m’envoyer au bûcher, ils ne vont pas se gêner. Une fois que j’aurai été lavé de tous ces soupçons, alors là, croyez-moi, je vous accorderai une interview de derrière les fagots – une exclusivité pour vous, Pat Quina.”
« Nous lui demandons quel effet a eu sur lui cette condamnation à six mois de prison.
« “Avant d’être incarcéré à la prison du comté de Martin, j’avais déjà un problème émotionnel qui n’a fait qu’empirer en étant enfermé ainsi… Je n’avais jamais enfreint la loi auparavant et, là, j’étais livré sans aucune défense à la vindicte des médias. J’entendais les infos à la radio et je lisais des articles sans pouvoir me défendre le moins du monde. Cela s’apparentait à une chambre des tortures, à l’enfer sur terre. On pourrait faire beaucoup de choses pour aider les laissés-pour-compte de la société, les enfermer dans des donjons n’est pas la solution. Ce sont des êtres humains qui ont des sentiments, que l’on devrait réinsérer, tant qu’ils en ont encore la capacité. Lorsque le juge a prononcé ma condamnation en décembre dernier, il a dit que ce que
j’avais fait était dingue, que j’étais fou pour avoir agi ainsi. Je pense qu’il aurait été beaucoup plus intelligent de sa part d’ordonner un traitement psychiatrique, sans que je sois interné, accompagné par un travail d’utilité publique, sous la supervision de mon officier de probation, plutôt que de purger ces six mois assis dans ma cellule, à devenir un poids pour la société.”
« Schaefer doit être emmené à Fort Pierce mercredi prochain où son avocat Elton Schwarz va plaider auprès de la Cour afin d’obtenir la prolongation de trente jours de son séjour en observation à l’hôpital de Chattahoochee.
« Schaefer n’y voit aucune objection. “C’est moi qui ai insisté pour venir ici et, dans l’intérêt de cette quête de vérité qui m’anime, je voudrais très sincèrement savoir si quelque chose, ou non, cloche chez moi. Je ne vois pas quelle différence cela peut faire que je sois enfermé ici ou dans le comté de Sainte-Lucie. La société y gagnerait beaucoup à connaître la vérité à mon sujet et sur les problèmes qui me préoccupent.”
« Apparemment, le séjour à Chattahoochee a eu un effet positif sur Schaefer. Il avait perdu beaucoup de poids dans la prison du comté de Martin. Il a repris cinq kilos lors de ces quatre semaines à l’hôpital. “Je ne suis pas aussi tendu, la pression est moins forte. Les conditions sont plus humaines.”
« Schaefer a aussi évoqué le sort des trente à quarante hommes qui sont enfermés dans l’aile de psychiatrie légale. “Certains ne sont pas très vifs. D’autres sont d’une intelligence supérieure. Tout le monde ici a un
problème, sinon ils ne seraient pas là. Moi aussi j’ai un problème.” »
Cet entretien est passionnant car il montre à merveille le côté manipulateur de Gerard Schaefer : il admet avoir un « problème » qu’il a toujours voulu éradiquer en rencontrant des psychiatres. Mais le « pauvre » n’a jamais pu s’offrir les traitements coûteux des médecins. Il se présente comme une victime de la société, des médias, de la police et du procureur Robert Stone. Par la suite, la journaliste Pat Quina fera un commentaire intéressant sur le comportement de l’ex-shérif adjoint : « Il y a une chose surtout que je retiens de notre rencontre à l’hôpital, c’est son regard. Il est toujours resté fixe. Ses yeux n’ont jamais changé d’expression, ils avaient une intensité inouïe lorsqu’il répondait à mes questions. C’était très étrange. »
Elle poursuit avec cette question : « Est-ce que la psychiatrie n’a pas laissé tomber Schaefer parce qu’il ne pouvait pas se payer un tel traitement ? Et je ne cesse de m’interroger sur ce qui aurait pu se passer – ou non – ces cinq dernières années, si Schaefer avait pu se faire interner en 1968 lorsqu’il avait avoué à un psychiatre connaître de graves problèmes avec ses fantasmes sexuels. Les lecteurs me demandent sans arrêt ce que je pense de la culpabilité de Schaefer dans ces affaires de meurtres. Tout ce que je peux leur dire, c’est que ce n’est pas l’homme qui vous parle de philosophie. Pas ce Schaefer-là. Alors, l’autre Schaefer ? Celui-là est vraiment un malade, ce qu’il admet tout à fait. Je me pose toujours la même question : “Qu’est-ce qui s’est exactement passé pour produire cette maladie mentale, confuse et dangereuse ?” Je crois que beaucoup de parents, de journalistes, d’avocats et de psychiatres aimeraient connaître la réponse. »
LA TRAQUE DE GERARD SCHAEFER
Un acteur essentiel des investigations menées à l’encontre de l’ex-shérif adjoint est le procureur Robert Stone. Tenace, minutieux, il dirige une équipe d’enquêteurs qui se heurtent au départ à une tâche impossible. Des jeunes femmes disparaissent sans laisser de traces, il n’y a donc pas de scènes de crime, pas la moindre preuve qu’elles aient été assassinées. Robert
Stone est aussi confronté à ce que l’on appelle le
linkage blindness
, c’est-à-dire l’absence de communication entre différentes forces de police qui gèrent chacune leur territoire, sans se consulter et mettre en commun leurs informations, même si elles ne sont parfois distantes que de quelques kilomètres. A l’époque, les autorités fédérales ne peuvent pas s’immiscer dans une enquête locale, sauf si l’on parvient à prouver qu’il y a un kidnapping. Le casse-tête est incroyable et il faut un triple coup de chance pour mettre l’enquête sur de bons rails, avec le sauvetage de Nancy Trotter et Pamela Sue Wells et la découverte des objets personnels de femmes disparues au domicile de Doris, la mère de Gerard Schaefer. Et, surtout, la mise au jour d’une première scène de crime avec les restes et les vêtements de Susan Place et Georgia Jessup, à Blind Creek qui, couplée au témoignage de la mère de l’une d’elles, permet l’identification du tueur.
Lorsque je rencontre l’ex-procureur Robert Stone, le 8 mars 2008, à son cabinet de Vero Beach, son souvenir du cas Schaefer est intact. C’est une affaire qui l’a
profondément marqué. « En 1973, j’étais le district attorney élu du comté chargé de poursuivre Gerard Schaefer en justice. Tout a débuté lorsqu’un SDF qui fouillait dans les buissons d’un parc, à la recherche de canettes usagées pour les revendre, a découvert un ossement qu’il pensait appartenir à un être humain. Il a averti la police dont les recherches ont permis de retrouver un crâne et des dents de deux personnes différentes. Presque au même moment, la mère d’une jeune femme qui avait disparu depuis septembre 1972 menait des recherches pour identifier le propriétaire d’une voiture dont elle avait relevé le numéro de la plaque d’immatriculation. Cet individu avait été la dernière personne vue en compagnie de sa fille. Voilà comment elle est arrivée jusqu’à Gerard John Schaefer qui était en prison à l’époque : il avait été condamné à six mois pour l’enlèvement de Trotter et Wells. Nous nous sommes tout de suite rendu compte des similitudes qui pouvaient exister entre ces deux affaires. Teresa, l’épouse de Schaefer à cette époque, avait un frère qui était officier de police à Fort Lauderdale ; il s’est souvenu qu’au moment où les informations sur la découverte de ces deux corps avaient été publiées dans les journaux, son beau-frère l’avait appelé, le jour même, pour qu’il vienne prendre un certain nombre d’affaires à son domicile de Stuart et les dépose dans la maison de sa mère à Fort Lauderdale. Il n’avait jamais compris le pourquoi de cette précipitation. Parmi les objets, il y avait un sac à main de femme qui serait plus tard reconnu comme ayant appartenu à l’une des disparues. Et il se rappelait très bien
l’urgence contenue dans la voix de Schaefer, “Enlève-moi ces choses de Stuart !” Là, on a su qu’on était sur la bonne piste. Après avoir obtenu un mandat de perquisition, les enquêteurs ont fouillé la demeure de la mère de Schaefer. On y a trouvé ce sac à main de Georgia Jessup et d’autres preuves, l’impliquant non seulement dans la mort de ces deux jeunes filles, Place et Jessup, mais aussi dans la disparition de beaucoup d’autres femmes. Nous avons mis au jour beaucoup d’écrits, sous la forme de “nouvelles”. Un “manuel du crime parfait”, par exemple. Une copie conforme de ce qui s’est passé pour les deux victimes survivantes, Trotter et Wells, et celles dont on avait découvert les restes, Place et Jessup. D’ailleurs, je me suis servi de ce texte comme preuve à son encontre lors du procès. Mais il avait aussi gardé des “souvenirs” de chacune de ses victimes, des “trophées de chasse”. Comme cette petite boîte à bijoux où les bagues, bracelets, colliers, boucles d’oreilles ou pendentifs ont été identifiés par les proches de femmes qui avaient disparu ces dernières années dans le comté de Broward, qui est situé au sud de Vero Beach. Nous avons aussi trouvé des objets appartenant à deux jeunes disparues qui avaient quitté Cedar Rapids, dans l’Iowa, le 2 janvier 1973, pour se rendre en vacances à Fort Lauderdale. Gerard Schaefer a été incarcéré le 6 janvier 1973. Il a donc assassiné ces deux jeunes femmes pendant ces quatre jours. A l’époque, nous n’avions pas pu retrouver leurs corps, malgré toutes nos recherches. Ce n’est que quinze ans plus tard qu’on les a découvertes, à l’occasion de travaux de déboisement pour construire une route.
« Nous avons trouvé un colifichet avec le prénom Leigh inscrit dessus. C’était une manière inhabituelle d’écrire ce prénom (qui s’orthographie plutôt Lee), et il appartenait à Leigh Bonadies. Il y avait une dent que nous avons envoyée à un expert odontologue qui l’a reliée à Candy Hallock, une autre disparue. Ces bijoux appartenaient à environ une vingtaine de jeunes femmes disparues, rien que dans le comté de Broward. Mais nous n’avons jamais pu prouver qu’elles avaient été assassinées puisque leurs corps n’ont jamais été retrouvés.
« Ces écrits nous ont permis de comprendre le mode opératoire de Schaefer. N’oubliez pas qu’en 1969, ces bois et ces mangroves étaient comme une jungle. Par exemple, à Sainte-Lucie ou ailleurs, il n’y avait aucun sentier piétonnier, aucun chemin. Schaefer choisissait une clairière, avec un arbre aux racines protubérantes qui affleuraient au-dessus du sol. Il attachait ensuite ses victimes avec des menottes et des cordes dont l’une était
passée autour du cou, avant de l’attacher à une branche supérieure. Les pieds de la jeune femme reposaient sur l’une de ces racines. Et si elle perdait l’équilibre, elle finissait par se pendre elle-même sous son poids. Puis il les laissait pour aller vaquer à ses occupations, avant de revenir le lendemain les humilier, “jouer” avec elles et finir par les tuer. Certaines ont été retrouvées avec une balle de calibre 22 dans le crâne. Par la suite, il se livrait à des actes de nécrophilie jusqu’à ce que les cadavres commencent à se décomposer. Les corps étaient alors mutilés et il prenait plaisir à se masturber au-dessus des restes. Dans son texte sur le crime parfait, Schaefer écrit qu’il faut fracasser les dents des victimes et disperser celles-ci pour éviter toute identification, et c’est le cas pour toutes ses scènes de crimes où les dents étaient éparpillées un peu partout. Fort heureusement, l’expert odontologue a pu identifier Georgia Jessup et Susan Place, grâce aux quelques dents que nous avons pu retrouver, ce qui nous a permis de faire condamner Gerard Schaefer. »