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Authors: Robert Merle

Tags: #Science Fiction

Malevil (40 page)

BOOK: Malevil
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Bref, disons, pour dire le moins, qu’Emmanuel exerça sur nous une certaine pression. Et comme d’une part les autres commençaient à nous regarder comme deux serpents réchauffés dans le sein de Malevil, comme on voyait bien aussi qu’Emmanuel était bouleversé et qu’il était capable, en effet, de tout laisser tomber, on finit par céder. On retira nos deux abstentions, on accepta le principe d’une deuxième élection et la deuxième fois, on vota pour.

C’est ainsi qu’Emmanuel obtint l’unanimité qu’il voulait.

XI

La nuit qui suit mon élection, la pluie tombe en trombes au point de me tenir éveillé pendant des heures, non par le bruit qu’elle fait, mais par le sentiment presque personnel de gratitude que j’éprouve pour elle. J’ai toujours aimé l’eau vive, mais c’était un amour négligent. On s’y habitue, à ce qui vous fait vivre. On finit par croire que ça va de soi. Et ce n’est pas vrai, rien n’est donné pour toujours, tout peut disparaître. Et de le savoir et de revoir l’eau de nouveau me donne l’impression d’être convalescent.

J’ai choisi pour y dormir cette chambre où je suis, parce que sa haute baie à meneaux donne à l’est sur les Rhunes et sur le charmant château des Rouzies, maintenant en ruine, de l’autre côté de la vallée. C’est par cette fenêtre que le soleil, le lendemain, entre et me réveille. Je n’en crois pas mes yeux. Comme l’a prédit Peyssou, tout vient en même temps. Je me lève, je secoue Thomas avec force, et ensemble, nous regardons notre premier soleil depuis deux mois.

Je me souviens d’une promenade de vingt-cinq kilomètres, de nuit, à vélo avec les compagnons du
Cercle,
plus une montée d’une bonne heure et demie pour gagner le point culminant du département (512 m) et voir le soleil se lever. C’est le genre de chose qu’on fait à quinze ans, avec une ivresse qu’on perd ensuite. Et c’est dommage. On devrait vivre en portant plus d’attention à la vie. Elle n’est pas si longue.

— Viens, dis-je à Thomas. On va seller les chevaux et aller regarder ça de la Poujade.

Et c’est ce qu’on fait, sans se laver et sans manger. La Poujade, au-dessus de Malejac, c’est la colline la plus haute du coin. Je prends Malabar et comme d’ordinaire, je laisse Amarante à Thomas, Malabar demandant encore pas mal d’attention tandis qu’Amarante est la douceur même.

Elle m’a marqué, cette promenade à l’aube à la Poujade, avec Thomas, non qu’il arrivât quoique ce fût — il n’y eut rien d’autre que le soleil et nous — et non qu’il y fût dit quelque chose d’important — on n’ouvrit pas la bouche. Non même que ce qu’on vit de la Poujade fût beau : un pays calciné, des fermes en ruine, des champs noircis, des squelettes d’arbres. Mais quand même, sur tout cela il y avait le soleil.

Le temps qu’on atteigne la colline et son cercle déjà haut au-dessus de l’horizon a viré du rouge au rose et du rose au blanc rosé. Bien qu’il donne une bonne chaleur, on peut encore le regarder sans ciller, tant il est voilé. La terre gorgée d’eau fume de tous côtés. Elle dégage une brume qui paraît d’autant plus blanche que la glèbe, carbonisée, est couleur d’encre.

Nos chevaux côte à côte face à l’Est sur la Poujade, on attend sans dire un mot que le soleil se dégage de ses vapeurs. Quand il y parvient — et cela se fait tout d’un coup —, la jument et l’étalon pointent en même temps leurs oreilles en avant, comme s’ils étaient surpris par un phénomène insolite. Amarante fait même entendre un petit hennissement de crainte et tourne la tête du côté de Malabar. Il lui mordille aussitôt la bouche, ce qui paraît la rassurer. Comme sa tête est tournée vers moi, je remarque qu’elle cligne des yeux avec une rapidité étonnante, bien plus vite, me semble-t-il, qu’un humain. Il est vrai que Thomas, comme si ses paupières ne suffisaient pas à la tâche, a mis la main devant les yeux. Je l’imite. L’éblouissement est à peine supportable. On se rend compte, à la douleur qu’il nous inflige, que nous avons vécu depuis deux mois dans une pénombre de cave. Pourtant, dès que j’ai accommodé, l’euphorie succède à la peine. Ma poitrine se dilate. Chose étrange, je hume l’air avec force comme si la clarté était quelque chose qui se respire. J’ai aussi l’impression que mes yeux s’ouvrent plus grand qu’ils ne l’ont jamais fait, et que je m’ouvre avec eux. En même temps, à me baigner dans cette lumière, j’éprouve un sentiment inouï de délivrance, de légèreté. Je fais faire une volte à Malabar pour sentir sur le dos et la nuque la chaleur du soleil. Et afin de lui présenter successivement toutes les parties de mon corps, je me mets à tourner au pas sur le sommet de la colline, suivi aussitôt par Amarante qui ne demande pas son avis à Thomas pour imiter l’étalon. Je regarde la terre à mes pieds. Malaxée et pénétrée par la pluie, elle n’est déjà plus poussière. Elle a repris un aspect vivant. Dans mon impatience, j’y cherche même la trace d’une pousse fraîche et je regarde les arbres les moins brûlés comme si je pouvais y distinguer des bourgeons.

Le lendemain, on se décide à sacrifier Prince, le taurillon. À Malevil, nous avons déjà Hercule, le taureau de l’Étang. À La Roque, ils ont également un taureau. Garder Prince n’a plus aucun sens, et puisque nous allons donner la Noiraude à La Roque, Marquise nourrissant par ailleurs ses jumelles, il nous faut le lait de Princesse.

Le « sacrifice » — tel est le terme hypocrite qu’on emploie dans les revues spécialisées pour le meurtre d’un animal — fut une chose affreuse. Car dès qu’on lui enleva Prince, Princesse commença à beugler à nous arracher le coeur. Miette, qui avait caressé Prince jusqu’au dernier moment, s’assit sur les pavés et pleura à chaudes larmes. Ce qui eut quand même un effet heureux, car ce genre de « sacrifice », jusque-là, excitait Momo au plus haut degré et lui faisait pousser des cris sauvages tout le temps que durait la honteuse opération. À voir Miette dans les pleurs, Momo se tut, essaya de la consoler et n’y parvenant pas, s’assit à ses côtés et se mit à pleurer avec elle.

Prince avait déjà plus de deux mois et quand Jacquet l’eût charcuté, on décida d’en donner la moitié aux gens de La Roque et de leur demander en échange du sucre et du savon. On emporta aussi deux tourtes et du beurre, mais à titre de cadeaux. Et aussi trois barres à mines pour enlever les troncs d’arbres qui, le jour de l’événement, avaient dû tomber au travers de la route.

On partit au lever du jour, le mercredi, dans la charrette tirée par Malabar, moi, le coeur serré de quitter Malevil, même pour une journée. Colin heureux de revoir son magasin, Thomas content de changer de paysage. Tous trois armés, le fusil en bandoulière.

Ceux de
l’Étang
nagent dans la joie de revoir Catie et leur oncle Marcel. Miette, les cheveux lavés de la veille, est vêtue d’une petite robe imprimée dont nous lui faisons tous compliment (gros bisous pour nous remercier). Jacquet, rasé et coiffé. Et la Falvine s’épate dans la jubilation, car au plaisir de revoir son frère s’ajoute celui d’échapper pour quelques heures aux tâches domestiques et à la tyrannie de la Menou.

Ce bonheur est trop grand pour elle : à peine avons-nous quitté Malevil qu’elle se met, comme dit Colin, à parler comme vache qui pisse. Nous comprenons l’origine de son euphorie et personne n’a le coeur de la rabrouer. On préfère, au premier tronc d’arbre rencontré, descendre tous les quatre de la charrette, Miette nous suivant, et n’y plus remonter, sauf dans les descentes, laissant Jacquet supporter seul le flot verbal. De toute façon, il n’est pas question d’aller au trot. La Noiraude est attachée derrière la charrette et suit comme elle peut. Il nous faut plus de trois heures pour franchir les quinze kilomètres qui nous séparent de La Roque. Pendant tout ce temps, Falvine sans être écoutée de personne, n’arrête pas. Une ou deux fois, je prête l’oreille pour comprendre le mécanisme du flux. Il n’a rien de mystérieux : une chose en amène une autre, par le simple jeu de l’association des idées. La conversation de Falvine se dévide comme un chapelet. Ou mieux, comme du papier hygiénique. On tire sur un bout et tout vient.

On arrive devant la porte sud de La Roque à huit heures. Et là, on trouve ouvert le petit vantail découpé dans la porte. Je n’ai qu’à le pousser pour pénétrer à l’intérieur, tirer les verrous et rabattre les deux battants. Je suis dans la place, et personne à proximité. J’appelle. Rien ne répond. Il est vrai que la porte donne dans la partie basse de la ville et celle-ci étant brûlée et effondrée, il n’est pas étonnant qu’elle ne soit pas habitée. Mais que la porte ne soit ni gardée ni même fermée, voilà qui en dit long sur l’inconscience de Fulbert.

La Roque, c’est un petit bourg perché, adossé à une falaise, entièrement clos de remparts à sa partie basse et couronné à son sommet par un château. Il y a une bonne douzaine de bourgs de ce genre en France, tous chéris autrefois par les touristes, mais La Roque est un des plus homogènes, car toutes les maisons sont anciennes, aucune n’a été gâchée, et les remparts sont continus, avec deux belles portes flanquées de tours rondes, l’une au sud — celle que nous venons de franchir — et l’autre à l’ouest, ouvrant sur la départementale qui mène au chef-lieu.

Quand on entre par la porte sud, on trouve devant soi un dédale de ruelles étroites, puis on débouche sur la grand-rue. Elle est à peine plus large que les autres, mais on l’appelle ainsi à cause des boutiques qui la flanquent. Cette grand-rue a un autre nom :
la traverse.

Ses boutiques sont très belles parce qu’à l’heure où la modernisation a sonné, les Monuments publics ont interdit qu’on touche aux pleins cintres des ouvertures. Le reste est en pierres dorées apparentes avec des joints très discrets, les toits en pierres plates, et les parties refaites l’ont été en lauzes neuves, claires et chaudes, zigzaguant au milieu des taches gris-noir des lauzes anciennes. Les gros pavés inégaux ont comme les maisons quatre cents ans et sont magnifiquement polis par les hommes qu’ils ont vus passer.

Cette grand-rue monte de façon très abrupte jusqu’au portail du château, orné, monumental, mais sans châtelet d’entrée, sans mâchicoulis, sans meurtrières, ces « défenses », à l’époque tardive où il a été construit, étant passées de mode. La porte elle-même a été peinte vert sombre par les Lormiaux, ce qui étonne à première vue, car tous les contrevents à La Roque sont peints en rouge bordeaux comme le veut la tradition. Le château est lui aussi clos de murs contre lesquels s’appuient en appentis des maisons qui ont son âge, et il est entièrement XVI
e
, ayant été reconstruit sur l’emplacement d’un château fort qui a brûlé. Devant lui, s’étend une petite esplanade de cinquante mètres sur trente d’où l’on jouit d’une vue étendue — par temps clair, on voit même Malevil — et où les Lormiaux ont fait charrier des quantités énormes de terreau pour se doter d’une pelouse à l’anglaise. Derrière le château, la falaise qui le surplombe et le protège.

Au sortir des ruelles macadamisées, les sabots de Malabar et les roues de la charrette font un joli vacarme sur les pavés bossués de la traverse. Les têtes se mettent à apparaître aux fenêtres. Je dis à Jacquet de s’arrêter devant Lanouaille, le boucher, pour décharger la moitié du veau.

Et à peine sommes-nous arrêtés que les gens sortent sur le pas de leurs portes.

Je les trouve amaigris, et surtout assez contraints. Je m’attendais à un accueil exubérant. Et bien que les yeux se mettent à luire quand Jacquet charge sur son dos la moitié de Prince et la suspend, aidé de Lanouaille, à un croc, cette lueur s’éteint aussitôt. Le même phénomène se répète quand je produis les deux tourtes et le beurre et les remets à Lanouaille qui les reçoit, je le note, avec une certaine hésitation et d’un air un peu effrayé, tandis que les La Roquais, en cercle autour de nous, regardent le pain avec des regards intenses, chargés de tristesse.

— C’est à nous que tu donnes tout ça ? me dit Marcel Falvine d’un ton abrupt et presque violent, en se dégageant de l’étreinte de sa soeur et de sa petite-nièce et en s’avançant vers moi, son tablier de cuir ballottant à chaque pas.

Je suis étonné de l’agressivité de son ton, et je le regarde. Je le connais de longue date, mais le plus souvent, je l’ai vu dans sa boutique, sa forme entre ses genoux, en train de rapetasser des chaussures. C’est un homme d’une soixantaine d’années, à peu près chauve, avec des yeux très noirs, un gros nez qui porte une verrue sur la narine droite. Mais ce qui me frappe le plus, c’est le contraste entre ses jambes, courtes et torses, et ses épaules herculéennes.

— Mais bien sûr, dis-je. C’est pour vous tous.

— Dans ce cas, dit Marcel d’une voix forte en se tournant vers Lanouaille, inutile d’attendre. Tu partages tout de suite. En commençant par les tourtes.

— Je ne sais pas si M. le curé serait bien d’accord, dit Fabrelâtre. Il vaudrait mieux attendre.

Fabrelâtre, c’est la quincaillerie-bazar de La Roque. Au physique, un long cierge blanchâtre aux traits mous, une petite moustache grise brosse à dents sous le nez, des yeux clignotant derrière des lunettes de fer.

— On gardera sa part, dit Marcel sans le regarder, avec un geste violent du bras. Et aussi celle d’Armand, de Cazel et de Josepha. On ne fera tort à personne, soyez tranquilles. Allez, Lanouaille, qu’est-ce que tu attends, bon Dieu !

— Inutile de jurer, dit Fabrelâtre sur un ton d’autorité.

Un silence. Lanouaille me regarde comme pour quêter mon avis. C’est un jeune gars de vingt-cinq ans, aussi solide que le Jacquet, avec des joues pleines et des yeux francs. Pour autant que je peux voir, il est d’accord avec Marcel, mais n’ose pas passer outre à l’opposition de Fabrelâtre.

Nous sommes entourés d’une vingtaine de personnes. Je regarde ces visages, les uns connus, les autres inconnus, et sur tous, je lis la faim, la peur et la tristesse. Je sais déjà que je vais intervenir et dans quel sens. Mais j’attends d’avoir mieux saisi la situation.

Quelqu’un s’avance. C’est Pimont. Il tenait le bureau de tabac-papeterie-journaux de La Roque. Je le connais bien, et mieux encore, sa femme Agnès. Trente-cinq ans tous les deux, Pimont ancien avant-centre de l’équipe qui a battu Malejac le jour où l’oncle et mes parents se sont tués en auto. Petit, vif, trapu, les cheveux en brosse, souriant. Mais son sourire, aujourd’hui, n’est pas là.

— Il n’y a pas de raison de remettre la distribution, dit-il d’un ton tendu. Nous sommes tous garants ici qu’elle sera équitable et qu’on n’oubliera personne.

— Il serait quand même plus poli d’attendre, dit Fabrelâtre d’un ton sec, ses yeux clignotant derrière ses lunettes de fer.

BOOK: Malevil
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