Les Assassins (30 page)

Read Les Assassins Online

Authors: R.J. Ellory

Tags: #Thriller

BOOK: Les Assassins
11.25Mb size Format: txt, pdf, ePub

D’ailleurs, alors qu’il attendait patiemment que Karen Langley sorte de l’immeuble du
New York City Herald
, au croisement de la 31
e
 Rue et de la 9
e
 Avenue, il se demanda s’il n’avait pas déjà commis une grave erreur.

27

  P
eut-être que Karen Langley était elle aussi inquiète, car elle se dépêcha de faire le tour de la voiture d’Irving sans attendre qu’il lui ouvre la portière côté passager. Elle était essoufflée, un peu agitée, et une fois Irving installé au volant, elle sembla pressée de partir. Ou peut-être pas. Peut-être était-ce Irving qui imaginait cela, pour nourrir ses propres incertitudes.

« 72
e
 Rue Est, dit-elle. En haut, près de St. James et du Whitney… Il y a un endroit que j’aime bien. »

Irving mit le contact mais hésita avant de démarrer.

« Qu’est-ce qu’il y a ? » demanda Langley.

Il se tourna vers elle. « Ce n’est pas quelque chose que j’ai l’habitude de faire.

— De quoi ? Conduire ? »

Il sourit. Elle essayait de le mettre à l’aise.

Elle posa une main sur son bras. « C’est quelque chose qu’aucun de nous n’a l’habitude de faire, inspecteur…

— Je crois qu’on va devoir abandonner les formalités, non ? »

Karen Langley plissa le front. « Je suis désolée, mais… quel est votre prénom, déjà ?

— Oh, allez vous faire foutre. »

Irving se mit à rire ; elle l’imita. Il démarra et s’éloigna du trottoir. Tout ce qui devait être dit n’avait plus besoin d’être dit.

 

C’était un bon restaurant. L’atmosphère était idéale, suffisamment calme, et il n’étaient pas obligés de hurler pour couvrir le brouhaha de la salle. Irving reconnut la musique de fond – Teddy Wilson, Stan Getz. Avec son costume et sa cravate en soie, il se sentait comme un pingouin. Karen ne fit aucune remarque là-dessus, ce dont il lui fut reconnaissant.

« Vous m’interrogiez sur John », dit-elle une fois qu’ils eurent étudié la carte.

Irving secoua la tête. « Il faut qu’on trace une limite, vous savez. »

Elle grimaça.

« Je dirige une enquête sur plusieurs assassinats. Vous, vous êtes journaliste. Vous pouvez prendre le problème par n’importe quel bout, ça ne fait jamais bon ménage dans une conversation de dîner.

— Vous savez que je suis aussi un être humain ?

— Je n’ai pas…

— Ce n’est pas ce que je voulais dire. J’entends par là qu’il y a un moment où le boulot s’arrête. »

Irving afficha un sourire résigné. « C’est peut-être mon problème… Peut-être qu’il n’y a aucun moment où mon boulot s’arrête.

— Vous, c’est différent, dit-elle.

— Différent ?

— Votre boulot est beaucoup plus important que le mien, puisqu’il s’agit de faire en sorte que les gens restent en vie. Le mien consiste à le leur annoncer après coup.

— On a une limite, donc ? »

Elle toucha de nouveau sa main. « On a une limite, Ray, ne vous en faites pas. Il n’y a pas de magnétos ici.

— Et vous n’avez pas la mémoire de John Costello ?

— Oh là, non. Ce type est une encyclopédie.

— C’est
quoi
, cette histoire, au juste ? »

Karen Langley déplia sa serviette et la posa sur ses genoux. « L’histoire ? Je ne crois pas qu’il y ait d’histoire. D’après le peu qu’il m’a raconté, il semblerait que sa blessure, le jour où il s’est fait agresser, a eu pour conséquence que certaines de ses facultés se sont étendues.

— Étendues ?

— C’est le terme qu’il emploie. Il parle de facultés étendues. Il dit qu’il arrive simplement à se souvenir des choses. Entre nous, on ne peut pas rêver mieux que lui comme enquêteur. C’est l’équivalent d’Internet, sauf que vous n’êtes pas obligé de vous taper trois cents pages de conneries avant de trouver ce que vous cherchez. Au début, les premières semaines, j’attendais qu’il quitte le bureau et je vérifiais que toutes les dates et les heures qu’il m’indiquait étaient correctes. Et puis au bout d’un moment, j’ai laissé tomber.

— Parce que ce n’était plus nécessaire.

— Tout ce que je vérifiais était exact. C’était dingue. Vraiment dingue.

— Qu’est-ce que vous pensez de lui, donc ?

— Honnêtement ? C’est un type bien. Je ne sais pas quoi vous dire d’autre. Il fait les choses à sa manière. Il mange presque la même chose tous les jours de la semaine. »

L’expression sur le visage d’Irving en disait long.

Karen rigola. « Le lundi il mange italien, le mardi français, le mercredi, c’est hot dogs avec ketchup et moutarde allemande, le jeudi c’est le destin qui décide, et le vendredi il va dans un restaurant iranien près de chez lui, dans le Garment District. Le week-end, je crois qu’il achète à emporter chez le Chinois, ou quelque chose comme ça. Il déjeune chaque jour au même endroit, dans une cafétéria à une ou deux rues du bureau. Je ne crois pas qu’il ait de petite amie. En tout cas, s’il en a une, il ne m’en a jamais parlé en presque dix ans. Ses parents sont morts. Il n’a pas de frères et sœurs.

— Un homme seul, dit Irving.

— Oui, seul, mais je dirais plutôt solitaire. Il mène sa vie et ça semble lui suffire. Ah, j’oubliais : il compte tout et il invente des noms aux gens. »

Karen Langley sourit.

« Quoi ?

— Il vous a trouvé un surnom. »

Irving haussa les sourcils. « Un surnom ?

— Oui, je vous assure. Il assemble des mots et invente des noms qui décrivent les gens. Il en a un pour moi, un pour tous les autres employés du journal, et maintenant il en a un pour vous.

— Allez-y.

— Inspecteur Côté-Obscur.

— “Inspecteur Côté-Obscur” ? Qu’est-ce que c’est que cette connerie ?

— John a une théorie. Il pense que les gens n’ont pas qu’un seul caractère, une seule personnalité. D’après lui, ils ont plusieurs facettes et, selon leur environnement et des données comme leur éducation, leur enfance, leurs liens familiaux – bref, tout le bazar habituel –, certaines facettes prennent le pas sur les autres.

— Ce qu’on appelle les dynamiques situationnelles.

— Exactement. Donc, selon ce qui se passe autour d’un être, certains aspects de sa personnalité vont ressortir plus que d’autres.

— Et en ce qui me concerne, ça veut dire ?

— Vous voulez vraiment savoir ?

— Et comment ! fit Irving en souriant.

— Il dit que vous êtes moins dur qu’il n’y paraît et que c’est votre boulot qui vous oblige à afficher cet air sévère. Il dit que vous avez un cœur et qu’il s’est passé quelque chose dans votre vie qui vous a poussé à vous refermer sur vous…

— D’accord, coupa Irving. On arrête la psychanalyse de comptoir.

— Ne le prenez pas trop au sérieux. Vous voulez savoir comment il me surnomme ?

— Dites toujours.

— Il m’appelle la Tornade Silencieuse.

— C’est-à-dire ?

— D’après lui, je suis capable de faire tomber les défenses de n’importe quelle personne sans même qu’elle s’en aperçoive.

— Bon, très bien. J’ai l’impression que le beau temps est en train de passer, vous ne croyez pas ? Il semblerait que l’hiver s’installe pour de bon. Vous êtes prête pour la commande ? Vous voulez un hors-d’œuvre ou on passe directement au plat principal ? »

Karen Langley roula sa serviette en boule et la lança sur Irving. Elle avait un beau sourire. Un très beau sourire. Elle avait de la profondeur, elle était vive et bien mieux que ce qu’il avait d’abord cru ; l’espace d’un instant, il se sentit un peu coupable à l’idée que ce qu’il faisait pouvait être pris pour une trahison. Deborah était morte depuis… Il réfléchit : elle était morte en novembre, il y avait un peu plus d’un an. Peut-être que lui aussi était mort depuis…

Karen l’interrompit dans sa méditation. « Vous êtes un drôle de type. En fait, vous avez le sens de l’humour.

— Ce n’est qu’une rumeur. On croit savoir qui l’a lancée et on est sur le point de l’attraper.

— Eh bien… Je voudrais un cocktail. J’aimerais un Long Beach Iced Tea.

— Un quoi ?

— Un Long Beach Iced Tea… Gin, rhum, vodka, triple sec,
sour
et jus de canneberge. Vous n’avez jamais goûté ?

— Dieu merci, non.

— Alors vous allez goûter maintenant », dit-elle en faisant signe au serveur.

 

Elle lui posa des questions sur ses parents. Il lui parla de l’emphysème de sa mère et de sa mort au début de l’année 1984. De son père – qui jouait aux dominos, qui connaissait tous les résultats de base-ball depuis 1973, qui récitait les noms d’ acteurs de série B, qui était toujours capable de trouver sur le poste l’infime fréquence d’une station de jazz passant du Wynton Marsalis et du Dizzy Gillespie à 3 heures du matin. C’était la dernière chose qu’ils avaient encore en commun. Au bout de quarante et un ans,
One by One
et
Slew Foot
étaient à peu près tout ce qu’il leur restait.

« Ma mère vit à New York, dit Karen. Elle est plutôt en forme. On se voit une ou deux fois par semaine. Mais elle est trop indépendante, vraiment. Elle refuse que je l’aide. »

Irving connaissait la rengaine. La situation n’avait rien d’original.

Puis Karen demanda : « Comment se fait-il que vous soyez célibataire ? Pas de Madame Irving à la maison ? »

Irving prit le temps de la regarder, se demandant si elle était franche du collier ou si elle était en train de le préparer en vue d’un interrogatoire sur les assassinats du Commémorateur.

Il haussa les épaules.

« Jamais marié ?

— Non, je ne me suis jamais marié. Et vous ?

— Bien sûr, dit-elle. Pendant onze ans.

— Avec qui ? »

Son visage ne laissa rien transparaître. « Avec mon mari. »

Irving roula des yeux.

Karen sourit, leva son verre et sirota son cocktail. « Avec un journaliste, comme moi, dit-elle. On s’est rencontrés au tout début de ma carrière. Il a été mon patron pendant un temps, puis il est parti au
Times
, et aujourd’hui, si j’ai bien compris, il vit à Baltimore.

— Pas d’enfants ?

— Non. Pour lui comme pour moi, la carrière représentait tout. C’était une erreur, mais bon, c’est la vie. On ne va pas pleurer non plus.

— Et la carrière représente encore tout ?

— Vous avez quel âge ? demanda-t-elle, changeant brusquement de sujet.

— Quel âge j’ai ? 44 ans. Pourquoi ?

— Vous ne vous dites jamais que vous avez bien foiré ?

— Foiré quoi ?

— Foiré votre vie. La direction que vous avez prise, si vous préférez. Vous ne vous dites jamais que si c’était à refaire, vous prendriez d’autres décisions et suivriez un autre chemin ?

— Évidemment, dit-il. Comme tout le monde, non ?

— Pour de vrai, je veux dire. Vous savez, du genre… Vous approchez de la quarantaine, vous commencez à vous dire que si vous voulez faire autre chose, il va falloir se dépêcher parce que, après, il sera trop tard.

— Non, pas vraiment. Je fais partie de ceux qui croient faire quelque chose d’utile. C’est peut-être faux, mais ça fait tellement longtemps que j’essaie de m’en convaincre que maintenant j’y crois dur comme fer. »

Il s’interrompit une seconde, l’air songeur. « J’ai tendance à penser qu’à part ça, je ne suis pas bon à grand-chose. »

Karen ne répondit pas. Elle reprit la carte, comme pour la relire une dernière fois. Irving comprit qu’elle n’était plus avec lui. Elle était ailleurs, loin ; il préféra attendre sagement qu’elle revienne.

« Ça va bien comme ça, dit-elle au bout d’un long moment. Je crois qu’on va un peu trop loin pour un premier rancard.

— Parce que c’est un rancard ? J’attendais le début de l’interrogatoire.

— L’interrogatoire ?

— Des trucs pour le prochain article sur ce type. Je sais que vous attendez impatiemment que quelque chose se produise.

— Faux, rétorqua Karen.

— Vrai.

— Peu importe, Ray. Pensez ce que vous voulez. Je suis là pour dîner et raconter des conneries avec vous. J’avais un vrai rancard, mais il a été obligé de partir en voyage d’affaires.

— Prenez-moi pour un con.

— Croyez ce que vous voulez, dit-elle. Moi, je commande. »

Elle lui demanda de la raccompagner au siège du
Herald
, où elle avait garé sa voiture. Il était 23 heures passées lorsqu’elle mit le contact. Elle fit demi-tour et passa à côté de lui alors qu’il était debout sur le trottoir. Elle leva la main et, à travers la vitre, il entrevit un sourire. Il marcha jusqu’à la rue suivante, entra dans un bar et but un café en attendant d’avoir les idées assez claires pour rentrer chez lui en voiture. Il était positivement bourré. S’il se faisait contrôler, il n’aurait qu’à montrer son insigne et ce serait terminé – mais il s’en moquait. Il se sentait bien. Enfin, le terme était peut-être un peu fort. Disons qu’il se sentait comme un humain, un peu en tout cas, et il pensait que ce qui venait de se passer ce soir-là était un tournant, une étape affective. Ils n’avaient pas échangé leurs numéros de téléphone. Pas besoin. Lui était au commissariat n
o
 4, elle au
City
Herald
. Au moment de se dire au revoir, il lui avait dit qu’il avait passé un bon moment.

« Moi aussi, avait-elle répondu.

— Vous voulez qu’on remette ça un jour ? »

Elle avait hésité, l’air de réfléchir, puis avait fait signe que non. « Non. Ce n’était pas
si
bien que ça.

— Qu’est-ce qu’il faut pas entendre… »

Elle s’était penchée en avant, lui avait touché le bras et l’avait embrassé sur la joue. Elle avait ensuite laissé sa main posée sur sa joue et, avec le pouce, avait effacé la trace de rouge à lèvres.

Ses cheveux sentaient bon – un parfum vaguement citronné – et la sensation de cette main sur son bras, de ces lèvres frôlant son oreille… Tout ça lui avait rappelé quelque chose qu’il pensait avoir oublié.

Quelque chose d’important. Quelque chose qui donnait un sens à l’existence.

Il avait dit : « J’aimerais qu’on remette ça un jour, Karen. »

Elle avait répondu : « Moi aussi.

— Je vous rappellerai.

— Je décrocherai le téléphone.

Other books

Killers from the Keys by Brett Halliday
The Elusive Wife by Callie Hutton
The Surrogate by Henry Wall Judith
Give Us Liberty by Dick Armey
Here on Earth by Alice Hoffman
Revelation by Erica Hayes
A Civil Contract by Georgette Heyer