Le Jour des Fourmis (33 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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On retrouve cette organisation
stratifiée à tous les niveaux d’existence. Ainsi, une fourmi très intelligente
et débrouillarde, projetée dans l’univers humain, n’est qu’une petite bête
maladroite et craintive. Un humain ignorant et stupide, parachuté dans une
fourmilière, devient un dieu omnipotent. Il n’empêche que la fourmi qui aura
été en contact avec les humains aura beaucoup appris de cette expérience. De
retour auprès des siennes, sa connaissance de l’espace-temps supérieur lui
donnera un pouvoir certain sur toutes ses semblables.

Un bon moyen de progresser est
d’avoir connu l’état de paria dans la dimension supérieure, pour revenir
ensuite dans sa dimension d’origine.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

98. NOS AMIES LES MOUCHES

Parvenue dans la clairière aux Doigts
où campent maintenant les croisées, 24
e
s’obstine à ne pas croire
que ses sœurs rousses ont tué un dieu. Elle soutient auprès de 103
e
qu’elles ont confondu quelque autre animal géant avec un Doigt.

Et si toutefois c’était bien un
Doigt, il est possible que celui-ci ait fait semblant de mourir. Il aura voulu
tester ainsi leur réaction, mesurer le degré de leur ferveur. Avec sa
réputation de naïveté, 24
e
assène le coup de grâce : si le
Doigt est mort, où donc est passé son cadavre ?

103
e
marque un peu
d’embarras, sans plus. Elle affirme en avoir parcouru un dans tous les sens et
posséder à présent une idée beaucoup plus précise de la question.

Alors qu’elle émet tout cela à 24
e
,
l’idée germe dans ses cerveaux : pourquoi ne pas rédiger une phéromone
mémoire sur les Doigts ? Elle prend un peu de salive et y inscrit :

Phéromone : Zoologie

Thème : Les Doigts

Saliveuse : 103 683
e

Date an :
100 000 667

1) Les Doigts existent.

2) Les Doigts sont vulnérables.
On peut les tuer avec du venin d’abeille.

Notes sur la deuxième
remarque :

a) Ils y a peut-être d’autres façons de tuer les Doigts, mais seul
à ce jour le venin d’abeille s’est avéré efficace.

b) Il faudra une énorme quantité de venin d’abeille si l’on veut
tuer tous les Doigts.

c) Les Doigts restent cependant très difficiles à tuer.

3) Les Doigts sont beaucoup
plus grands que ce que nos yeux peuvent en saisir.

4) Les Doigts sont chauds.

5) Les Doigts sont recouverts
d’une couche de fibre végétale. Comme une peau artificielle colorée. Celle-ci
ne saigne pas quand on la perce à la mandibule. Ce n’est que la peau en dessous
qui saigne.

Elle lève les antennes pour
rassembler ses souvenirs puis déglutit :

6) Les Doigts ont une odeur
très forte, qui ne ressemble à rien de connu.

Elle avise un groupe de mouches qui
font cercle autour d’une flaque rouge sombre.

7) Les Doigts ont le sang
rouge, comme les oiseaux.

Cette goutte de sang est en train
d’attirer une foule de mouches bourdonnantes.

8) Si les Doigts sont des…

Impossible de travailler dans de
telles conditions, vraiment. Les mouches sont en plein festin. On ne s’entend
plus. 103
e
doit s’interrompre et veut disperser les charognards.

Mais à bien y réfléchir, les mouches
peuvent être utiles à la croisade.

99. ENCYCLOPÉDIE

CADEAU : Chez les mouches
vertes, la femelle dévore le mâle durant l’accouplement. Les émotions lui
ouvrent l’appétit et la première tête qui traîne à côté d’elle lui semble un
excellent déjeuner. Mais si le mâle veut faire l’amour, il ne veut pas mourir
croqué par sa belle. Aussi, pour se tirer de cette situation cornélienne :
avoir l’Eros sans le Thanatos, le mâle mouche verte a trouvé un stratagème. Il
apporte un morceau d’aliment en « cadeau ». Ainsi, lorsque madame la
mouche verte a son petit creux, elle peut profiter d’un bout de viande à
déguster et son partenaire peut copuler sans danger. Chez une espèce encore plus
évoluée, le mâle amène sa viande d’insecte empaquetée dans un cocon
transparent, gagnant ainsi un précieux surcroît de temps. Une troisième espèce
de mouche a tiré les conséquences du fait que le temps d’ouverture du cadeau
comptait plus, du point de vue du mâle, que la qualité du cadeau lui-même. Chez
cette troisième espèce le cocon d’emballage est épais, volumineux, et… il est
vide. Le temps que la femelle découvre la supercherie, et le mâle a terminé son
affaire.

Du coup, chacun réajuste son
comportement Chez les mouches de type empis, par exemple, la femelle secoue le
cocon pour vérifier qu’il n’est pas vide. Mais… là encore il y a une parade. Le
mâle prévoyant garnit le paquet-cadeau avec ses propres excréments, juste assez
lourds pour pouvoir passer pour des morceaux de viande.

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

100. LAETITIA S’EST ÉVADÉE

Rendu à la prison, le commissaire
Méliès demanda à voir Laetitia Wells. Il interrogea le directeur :

— Comment réagit-elle à son
incarcération ?

— D’aucune manière. Elle ne
réagit pas.

— Que voulez-vous dire ?

— Depuis qu’elle est ici, elle
dort. Elle n’a rien mangé, elle n’a même pas bu une gorgée d’eau. Elle n’a pas
bougé. Elle dort et rien ne peut la réveiller.

— Elle dort depuis combien de
temps ?

— Soixante-douze heures.

Jacques Méliès ne s’attendait pas à
cette réaction. Les femmes qu’il arrêtait, d’ordinaire, pleuraient, poussaient
des cris de rage mais en aucun cas elles ne dormaient. Le téléphone sonna.

— Pour vous, dit le directeur.

C’était l’inspecteur Cahuzacq.

— Chef, je suis avec le légiste
et il y a comme un problème. Les fourmis de la journaliste, eh bien, il n’y en
a plus une seule qui bouge. Qu’est-ce que tu en dis ?

— J’en dis, j’en dis… J’en dis
qu’elles hibernent, voilà tout.

— En plein mois d’août ?
s’étonna l’inspecteur.

— Parfaitement ! fit
Méliès avec assurance. Émile ? Dis au légiste que je passerai un peu plus
tard.

Jacques Méliès raccrocha, le visage
blême.

— Laetitia Wells et ses fourmis
hibernent.

— Pardon ?

— Oui, j’ai étudié ça en
biologie. Quand il fait froid, quand il pleut, quand leur reine a disparu, les
insectes cessent toute activité et ralentissent leur rythme cardiaque, jusqu’au
sommeil ou jusqu’à la mort.

Les deux hommes coururent à travers
la maison d’arrêt jusqu’à la cellule de Laetitia. Ils furent vite rassurés. Des
lèvres de la jeune femme sortait un doux ronflement. Méliès lui saisit le
poignet et constata que le pouls était… un peu lent. Il la secoua jusqu’à ce
qu’elle s’éveille.

Laetitia entrouvrit ses yeux mauves,
parut éprouver quelque difficulté à faire le point et reconnut enfin le
commissaire. Elle se rendormit en souriant. Méliès choisit d’ignorer
provisoirement les sentiments mêlés qui l’agitaient.

Il se tourna vers le directeur de la
prison :

— Vous verrez que demain matin,
elle réclamera son petit déjeuner. J’en fais le pari.

Sous la peau fragile des paupières,
les yeux mauves tournaient de gauche à droite et de bas en haut, comme pour
mieux suivre les péripéties d’un rêve. C’était étrange. Laetitia s’était comme
enfuie dans le monde onirique.

101. PROPAGANDE

Voilà, c’est très simple.

23
e
commence ainsi sa
harangue. Elle s’est installée dans une cuvette creusée dans un rocher de grès,
24
e
à ses côtés. Une escouade de trente-trois fourmis leur fait face.

Elle avait d’abord envisagé de tenir
ses réunions de propagande à l’intérieur même du bivouac vivant, puis elle y a
renoncé sagement : là-dedans, les murs ont des antennes.

23
e
se dresse sur quatre
pattes :

Les Doigts nous ont créées et
placées sur la Terre pour que nous les servions. Ils nous observent et nous
devons veiller à ne pas les mécontenter car ils peuvent nous punir. Nous les
servons et ils nous donnent en retour une part de leur puissance.

La majeure partie de l’assistance
est formée de fourmis victimes des cestodes du pic noir bombardier. Que ce soit
parce qu’elles n’ont plus grand-chose à perdre ou parce qu’elles recherchent
une consolation à leur propre ruine, le fait est là : les albinos sont
attentives aux arguments déistes. Interloquées souvent, sceptiques parfois,
elles aimeraient toutes espérer en un monde supérieur par-delà la mort.

Il faut dire que les pauvres albinos
en voient de dures. Peu à peu gagnées par une langueur morbide, se traînant en
queue de la procession, elles sont en droit de se poser des questions sur le
sens de l’existence. Il arrive qu’elles se laissent carrément distancer et
deviennent des proies faciles pour les prédateurs les plus variés. Cependant,
toute soldate qui verrait une malade attaquée n’hésiterait pas à voler à son
secours. La solidarité myrmécéenne n’excepte personne, à plus forte raison au
sein d’une entreprise telle que la première croisade.

Quoi qu’il en soit, le message
déiste séduit et trouve des antennes complaisantes, y compris chez les valides.
Et le moins étrange n’est pas que les fourmis assemblées au creux de la cuvette
de grès oublient que si elles ont quitté leur cité, c’est pour exterminer ceux
qu’elles sont à présent bien près d’adorer.

De frêles objections se font tout de
même entendre, des questions qui pourraient semer l’embarras. Mais 23
e
a sa réponse toute prête :

L’important est d’approcher les
Doigts. Pour le reste, ne vous souciez de rien. Les Doigts sont des dieux et
ils sont immortels.

Que répondre à ça ? Une
éclaireuse rousse lève pourtant l’antenne :

Pourquoi les Doigts
n’émettent-ils rien pour nous indiquer ce que nous devons faire, instant après
instant ?

Ils nous parlent, assure 23
e
.
À Bel-o-kan, nous sommes en contact permanent avec les Doigts.

Une artilleuse :

Comment fait-on pour parler aux
dieux ?

Réponse :

Il faut penser à eux très fort.
Les dieux nomment cela « prière ». Toute prière émise où que ce soit
est entendue par les dieux.

Une fourmi blanche lance une
phéromone empreinte de désespoir :

Les Doigts peuvent-ils guérir des
cestodes ?

Les Doigts peuvent tout.

Alors une soldate interroge :

Puisque la Meute nous commande de
tuer tous les Doigts, qu’allons-nous faire ?

23
e
lorgne la
questionneuse et agite tranquillement ses tiges sensitives.

Rien. Nous ne ferons rien. Nous
resterons à l’écart et nous observerons. Ne craignons rien pour les dieux. Les
dieux sont tout-puissants. Répandez seulement la parole du Docteur Livingstone.
Soyons de plus en plus nombreuses à nous réunir. Avec prudence. Et surtout,
prions.

Pour la plupart, c’est la première
fois qu’elles ont un comportement rebelle par rapport à la Meute. Et elles
trouvent cela très excitant. Même si les Doigts n’existent pas.

102. ENCYCLOPÉDIE

DIEU : Dieu, par définition,
est omniprésent et omnipotent S’il existe, il est donc partout et peut tout
faire. Mais s’il peut tout faire, est-il aussi capable de générer un monde d’où
il est absent et où il ne peut rien faire ?

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

103. ASKOLEÏN, LA RUCHE D’OR

Huit vertical. Huit inversé. Huit en
spirale. Huit. On s’arrête.

Double huit. Changement d’angle par
rapport au soleil.

Huit horizontal étroit. Huit
horizontal large. Le message est on ne peut plus clair. Réponse : huit,
huit horizontal large, double huit, huit inversé. Puis transmission au prochain
relais aérien.

Les abeilles gravent dans le ciel
leurs informations en tournoyant.

Pour signifier que la nourriture est
à plus de cent mètres, elles effectuent des huit dont l’axe central indique la
direction à prendre et la distance.

La cité du grand sapin près du
fleuve a pour nom odorant Askoleïn, ce qui en abeille signifie « la Ruche
d’or ». Elle comprend six mille individus. Une abeille éclaireuse
askoleïne, ayant repéré cet appel, décolle à grande vitesse. Elle slalome entre
les chardons, remonte les talus, survole une colonne de fourmis qui grouillent
entre les herbes (tiens, qu’est-ce que font ces fourmis dans le coin ?).
Elle contourne le grand chêne, rase la zone des mottes de sable.

Par ici, ça a l’air intéressant.
Elle ralentit son battement d’ailes. L’abeille virevolte au-dessus des
jonquilles, se trempe les pattes dans les étamines de fleurs non identifiées,
s’aperçoit qu’à bien y réfléchir c’est de la marguerite, lance sa langue fine
et démultipliée dans la poudre jaune puis revient quelques instants plus tard,
les cuissots recouverts de pollen frais.

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