Le Jour des Fourmis (21 page)

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Authors: Bernard Werber

Tags: #Fantastique

BOOK: Le Jour des Fourmis
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Un jour une ambulance était venue et
l’avait conduite à l’hôpital. « Ne t’en fais pas. Là-bas, ils ont toutes
les machines qu’il faut et des spécialistes pour me soigner. Surveille
l’appartement, sois sage en mon absence et viens me voir tous les soirs. »

Ling-mi avait raison : à
l’hôpital, ils avaient toutes les machines possibles. Si bien qu’elle
n’arrivait pas à mourir. Par trois fois, elle avait tenté de se suicider et par
trois fois, ils l’avaient sauvée in extremis. Elle se débattait. Ils l’avaient
immobilisée avec des sangles et gavée de morphine. Quand Laetitia rendait
visite à sa mère, elle voyait bien que ses bras étaient couverts d’hématomes
provoqués par les seringues et les perfusions. En un mois, Ling-mi Wells était
devenue une vieille femme ratatinée. « On la sauvera, ne vous inquiétez
pas, on la sauvera », affirmaient les docteurs. Mais Ling-mi Wells ne
voulait plus être sauvée.

Touchant le bras de sa fille, elle
lui avait murmuré : « Je veux… mourir. » Mais que peut faire une
gamine de quatorze ans quand sa mère lui confie une telle requête ? La loi
interdisait de laisser mourir quiconque. Surtout s’il était capable de payer
les mille francs quotidiens du coût de la chambre avec soins et pension
complète.

Edmond Wells avait vieilli, lui
aussi, de façon accélérée dès l’hospitalisation de sa femme. Ling-mi lui avait
demandé son assistance pour le grand saut. Un jour qu’elle n’en pouvait plus,
il finit par s’y résigner. Il lui apprit comment ralentir son souffle et ses
battements cardiaques.

Il s’était livré à une séance
d’hypnose. Bien sûr, personne n’avait assisté à la scène, mais Laetitia savait
comment s’y prenait son père pour l’aider à s’endormir. « Tu es calme,
très calme. Ton souffle est comme une vague qui va d’avant en arrière. C’est
doux. Avant, arrière. Ton souffle est une mer qui veut se transformer en lac.
Avant, arrière. Chaque respiration est plus lente et plus profonde que la
précédente. Chaque inspiration t’apporte davantage de force et de douceur. Tu
ne sens plus ton corps, tu ne sens plus tes pieds, tu ne sens plus tes mains,
ni ton torse, ni ta tête. Tu es une plume légère et insensible qui flotte dans
le vent. »

Ling-mi s’était envolée.

Sur son visage s’était inscrit un
sourire serein. Elle était morte comme en s’endormant. Les médecins du service
de réanimation avaient aussitôt sonné le tocsin. Ils s’étaient agrippés comme
des belettes désireuses d’empêcher un héron de décoller. Mais cette fois-ci,
Ling-mi avait bel et bien gagné.

Depuis, Laetitia avait une énigme
personnelle à résoudre : le cancer. Et une obsession : sa haine des
médecins et autres décideurs du sort de l’humanité. Elle était persuadée que si
personne n’était arrivé à éradiquer le cancer, c’était parce que personne
n’avait vraiment intérêt à trouver la solution.

Pour en avoir le cœur net, elle
était même devenue cancérologue. Elle voulait prouver que le cancer n’était pas
invincible et que les médecins étaient des incapables qui auraient pu sauver sa
mère au lieu de l’accabler encore davantage. Mais elle avait échoué. Alors, il
ne lui restait plus que sa haine des hommes et sa passion pour les énigmes.

Le journalisme lui avait permis de
concilier son ressentiment avec ses aspirations les plus profondes. Avec sa
plume, elle pouvait dénoncer les injustices, galvaniser les foules, pourfendre
les hypocrites. Hélas, elle s’était vite rendu compte que parmi les hypocrites,
se rangeaient au premier chef ses collègues de travail. Courageux dans les
mots, misérables dans les actes. Redresseurs de torts dans leurs édito-rivaux,
prêts aux pires bassesses en échange d’une promesse d’augmentation de salaire.
À côté du monde des médias, le milieu médical lui parut rempli de gens
charmants.

Mais dans la presse, elle s’était
taillé sa niche écologique, son territoire de chasse. Elle s’était fait un nom
en résolvant plusieurs énigmes policières. Pour l’instant, ses collègues se
tenaient à distance, attendant qu’elle chute. Il ne fallait pas trébucher.

Pour prochain trophée, elle
accrocherait à son tableau de chasse l’affaire Salta-Nogard. Et tant pis pour
le sémillant commissaire Méliès ! C’était enfin le terminus. Elle
descendit.

— Bonne soirée, mademoiselle, lui
dit la tricoteuse en rangeant sa layette.

54. ENCYCLOPÉDIE

COMMENT : Devant un obstacle, un
être humain a pour premier réflexe de se demander : « Pourquoi y
a-t-il ce problème et de qui est-ce la faute ? » Il cherche les
coupables et la punition que l’on devra leur infliger pour que cela ne se
reproduise plus.

Dans la même situation, la fourmi
se demande d’abord : « Comment et avec l’aide de qui vais-je pouvoir
résoudre ce problème ? » Dans le monde myrmécéen, il n’y a pas la
moindre notion de culpabilité.

Il y aura toujours une grande
différence entre ceux qui se demandent « pourquoi les choses ne
fonctionnent pas » et ceux qui se demandent « comment faire pour qu’elles
fonctionnent ». Pour l’instant le monde humain appartient à ceux qui se
demandent « pourquoi », mais un jour viendra où ceux qui se demandent
« comment » prendront le pouvoir…

Edmond Wells,

Encyclopédie
du savoir relatif et absolu, tome II.

55. QUE D’EAU, QUE D’EAU

Griffes et mandibules travaillent
avec opiniâtreté. Creuser, creuser encore, il n’est pas d’autre salut. Autour
des rebelles acharnées à leur tunnel de secours, le sol vibre et tremble.

L’eau balaie la Cité tout entière.
Tous les beaux projets, les superbes réalisations avant-gardistes de
Chli-pou-ni ne sont plus que déchets emportés par les flots. Vanités, ce
n’étaient donc que vanités, ces jardins, ces champignonnières, ces étables, ces
salles de citernes, ces greniers d’hiver, ces pouponnières thermorégulées, le
solarium, les réseaux aquatiques… Ils disparaissent dans la tornade comme si
jamais ils n’avaient existé.

Soudain, une paroi latérale du
tunnel de secours explose. L’eau jaillit en gerbes. 103 683
e
et
ses compagnes avalent la terre pour creuser plus vite encore. Mais la tâche est
impossible et le torrent les rattrape.

103 683
e
ne se fait
guère d’illusions sur le sort qui les attend. Elles sont déjà mouillées
jusqu’au ventre et l’eau continue de monter à toute vitesse.

56. IMMERSION

Immersion. Elle était maintenant
complètement recouverte par la surface des flots.

Elle ne pouvait plus respirer. Elle
resta un long moment dans le liquide, ne pensant plus à rien.

Elle aimait l’eau.

Sous l’eau de sa baignoire ses
cheveux gonflaient, sa peau devenait comme du carton. Laetitia Wells appelait
cela son bain rituel quotidien. Telle était sa détente : un peu d’eau
tiède et le silence. Elle se sentit très princesse du lac.

Elle resta plusieurs dizaines de
secondes en apnée jusqu’à ce qu’elle ait l’impression de mourir.

Chaque jour, elle restait un peu
plus longtemps sous l’eau.

Elle repliait les genoux sous le
menton comme un fœtus dans son liquide amniotique et se balançait lentement
dans une danse aquatique dont elle seule connaissait le sens.

Elle commença à vider sa tête de
tous ses encombrements, exit le cancer, exit Salta
(ding, dong),
exit la
rédaction de
L’Écho du dimanche,
exit sa beauté
(ding, dong),
exit le métro, exit les mères pondeuses. C’était le grand nettoyage d’été.

Ding, dong.

Elle émergea de l’eau. Hors de l’eau
tout semble sec.
Sec, hostile
(ding !
Dong !)
… bruyant.

Elle n’avait pas rêvé : on
sonnait à la porte.

Elle rampa hors de la baignoire
comme un batracien qui découvre la respiration aérienne.

Elle saisit un grand peignoir, s’en
enveloppa et rejoignit à petits pas le salon.

— Qui est là ?
demanda-t-elle à travers la porte.

— Police !

Elle regarda par le judas et
reconnut le commissaire Méliès.

— Qu’est-ce qui vous prend de
venir à cette heure ?

— J’ai un mandat de perquisition.

Elle consentit à ouvrir.

Il semblait décontracté.

— Je suis allé à la CCG et ils
m’ont dit que vous aviez subtilisé des fioles contenant les produits chimiques
sur lesquels travaillaient les frères Salta et Caroline Nogard.

Elle alla chercher les fioles et les
lui tendit. Il les contempla, pensif.

— Mademoiselle Wells, puis-je
vous demander ce qu’il y a dedans ?

— Je n’ai pas à vous mâcher le
travail. L’expertise chimique a été payée par mon magazine. Ses conclusions
n’appartiennent qu’à lui et à personne d’autre.

Il était toujours sur le seuil de la
porte, presque intimidé dans son costume fripé face à cette si jolie fille qui
le défiait.

— Mademoiselle Wells, s’il vous
plaît, je peux entrer ? Pourrions-nous discuter un moment ? Je ne
vous dérangerai pas longtemps.

Il avait dû subir une forte averse.
Il était trempé. Déjà, une petite flaque se formait à ses pieds, sur le
paillasson. Elle soupira :

— Bon, mais je n’ai pas
beaucoup de temps à vous consacrer.

Il essuya longuement ses chaussures
avant de pénétrer dans le salon.

— Sale temps.

— Après la canicule, l’averse.

— Toutes les saisons sont
chamboulées, on passe sans transition du chaud et sec au froid et humide.

— Allons, entrez, asseyez-vous.
Vous voulez boire quelque chose ?

— Qu’est-ce que vous avez à me
proposer ?

— De l’hydromel.

— Qu’est-ce que c’est ?

— De l’eau, du miel et de la
levure, le tout mélangé puis fermenté. C’était la boisson des dieux de l’Olympe
et des druides celtes.

— Va pour la boisson des dieux
de l’Olympe.

Elle le servit puis disparut.

— Attendez-moi, je dois d’abord
me sécher les cheveux.

Dès qu’il entendit le ronronnement
d’un séchoir en provenance de la salle de bains, Méliès se leva d’un bond, bien
décidé à profiter de ce répit pour examiner les lieux.

C’était un appartement de grand
standing. Tout était décoré avec beaucoup de goût. Des statues de jade
représentaient des couples enlacés. Des lampes halogènes éclairaient des
planches de biologie accrochées aux murs.

Il se leva, en observa une.

Une cinquantaine d’espèces de fourmis
du monde entier y étaient répertoriées et dessinées avec précision.

Le séchoir continuait de chanter.

Il y avait des fourmis noires à
poils blancs qui ressemblaient à des motards
(Rhopalothrix orbis),
des
fourmis hérissées de cornes sur tout le thorax
(Acromyrmex versicolor),
d’autres pourvues d’une trompe avec une pince au bout
(Orectognathus
antennatus),
ou de longues mèches de poils qui leur donnaient des allures
de hippies
(Tingimyrmex mirabilis).
Que des fourmis puissent posséder
des formes aussi diverses étonna le commissaire.

Mais il n’était pas en mission
entomologique. Avisant une porte laquée de noir, il voulut l’ouvrir. Elle était
fermée à clef. Tirant une épingle à cheveux de sa poche, il se disposait à en
traficoter la serrure quand le bruit du séchoir s’interrompit soudain.
Précipitamment, il regagna son siège.

La coiffure à la Louise Brooks était
maintenant en place et Laetitia Wells avait revêtu une longue robe de soie
noire, drapée à la taille. Méliès essaya de ne pas se laisser impressionner.

— Vous vous intéressez aux
fourmis ? demanda-t-il, d’un ton mondain.

— Pas spécialement, dit-elle.
C’était surtout mon père. C’était un grand spécialiste des fourmis. Il m’a
offert ces planches pour mes vingt ans.

— Votre père, c’était le P
r
Edmond Wells ?

Elle s’étonna :

— Vous le connaissez ?

— J’en ai entendu parler. Chez
nous, à la police,
il
est surtout connu pour avoir été le propriétaire
de la cave maudite de la rue des Sybarites. Vous vous souvenez de cette
affaire, avec cette vingtaine de personnes qui ont disparu dans une cave sans
fin ?

— Évidemment ! Ces
personnes étaient, entre autres, mon cousin, ma cousine, mon neveu et ma
grand-mère.

— Drôle d’affaire, hein ?

— Comment se fait-il que vous,
qui aimez tant les mystères, n’ayez pas enquêté sur ces disparitions ?

— J’étais sur un autre
boulot à
ce moment-là. C’est le commissaire Alain
Bilsheim qui s’est occupé de la cave. Cela ne lui a pas porté chance,
d’ailleurs. Comme les autres, il n’est jamais remonté. Mais vous aussi, vous
aimez les mystères, je crois…

Elle eut un sourire narquois.

— J’aime surtout les élucider,
fit-elle.

— Vous croyez parvenir à
trouver l’assassin des frères Salta et de Caroline Nogard ?

— Je vais essayer, en tout cas.
Cela fera plaisir à mes lecteurs.

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