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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

La Reine étranglée (16 page)

BOOK: La Reine étranglée
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Ils pénétrèrent ainsi chez Donna
Clemenza ; mais leur air d’insouciance s’effaça aussitôt qu’ils virent,
plantée devant le tableau, la vieille reine mère Marie de Hongrie. Ployés en
révérences, ils avancèrent d’un pied prudent.

Madame de Hongrie était âgée de
soixante-dix ans. Veuve du roi de Naples Charles II le Boiteux, mère de
treize enfants dont elle avait déjà vu mourir près de la moitié, elle gardait
de ses maternités un bassin large, et de ses deuils de longues rides qui
joignaient ses paupières à sa bouche édentée. Elle était haute de taille, grise
de teint, neigeuse de cheveu, avec sur toute la physionomie une expression de
force, de décision, d’autorité que la vieillesse n’avait pas atténuée. Elle
portait couronne en tête dès son réveil. Apparentée à toute l’Europe et
revendiquant pour sa descendance le royaume de Hongrie, elle avait fini, après
vingt ans de lutte, par l’obtenir.

Maintenant que son petit-fils
Charles-Robert ou Charobert, héritier de son fils aîné Charles-Martel, mort
prématurément, occupait le trône de Buda, que la canonisation de son second
fils, le défunt évêque de Toulouse, semblait chose assurée, que son troisième
fils, Robert, régnait sur Naples et les Pouilles, que le quatrième était prince
de Tarente et empereur titulaire de Constantinople, que le cinquième était duc
de Durazzo, et que ses filles survivantes se trouvaient mariées l’une au roi de
Majorque, l’autre à Frédéric d’Aragon, la reine Marie ne considérait pas encore
sa tâche terminée ; elle s’occupait de sa petite-fille, Clémence
l’orpheline, la sœur de Charobert, qu’elle avait élevée.

Se tournant brusquement vers
Bouville, comme un faucon de montagne repère un chapon, elle lui fit signe
d’approcher.

— Alors, messire,
demanda-t-elle, que vous semble de cette image ?

Bouville entra en méditation devant
le chevalet. Ce qu’il contemplait, c’était moins le visage de la princesse que
les deux volets latéraux destinés à se rabattre pour protéger le tableau, et
sur lesquels Oderisi avait peint d’une part le Maschio Angioino et de l’autre,
dans une perspective en superposition, le port et la baie de Naples. Regardant
la figuration de ce paysage qu’il allait devoir incessamment quitter, Bouville
éprouvait déjà de la nostalgie.

— L’art m’en paraît sans
reproche, dit-il enfin. Sinon que la bordure est peut-être un peu simple pour
encadrer un visage si beau. Ne croyez-vous pas qu’un feston doré…

Il cherchait à gagner un jour ou
deux.

— Il n’importe, messire, coupa
la vieille reine. Trouvez-vous qu’il ressemble ? Oui. Alors voilà
l’important. L’art est objet frivole et il m’étonnerait que le roi Louis se souciât
beaucoup de guirlandes. C’est le visage qui l’intéresse, n’est-ce pas
vrai ?

Elle ne mâchait pas ses mots, et, à
la différence de toute la cour, ne se souciait pas de dissimuler le motif de
l’ambassade. Toutefois, elle congédia Oderisi en lui disant :

— Votre travail est bien fait,
jeune homme ; vous vous ferez compter votre dû par notre trésorier. Et
maintenant retournez peindre notre église, et veillez à ce que le diable y soit
bien noir et les anges bien resplendissants.

Et pour se débarrasser aussi de
Guccio, elle lui commanda d’aider le peintre à emporter ses pinceaux. Du même
ton, elle envoya la dame de parage broder ailleurs.

Puis, les témoins écartés, elle
revint à Bouville.

— Ainsi, donc, messire, vous
allez repartir pour la France.

— Avec un infini regret,
Madame, car toutes les bontés qui m’ont été faites ici…

— Mais enfin, dit-elle en
l’interrompant, votre mission est accomplie. Du moins, presque.

Ses yeux noirs étaient plantés dans
ceux de Bouville.

— Presque, Madame ?

— Je veux dire que cette
affaire est réglée dans le principe, puisque le roi mon fils et moi-même
donnons accord au projet. Mais cet accord, messire…

Elle eut un mouvement de la mâchoire
qui fit saillir les tendons de son cou.

— … cet accord, ne
l’oubliez pas, reste à condition. Car si nous nous tenons pour très hautement
honorés par les intentions du roi de France notre cousin, si nous sommes prêts
à l’aimer avec une fidélité toute chrétienne et à lui donner nombreuse
descendance, car les femmes en notre famille sont fécondes, il n’en est pas
moins vrai que notre réponse définitive demeure soumise à ce que votre maître
soit libre de Madame de Bourgogne, très promptement et très réellement. Nous ne
saurions nous contenter d’une répudiation acceptée par des évêques de complaisance,
et que l’Église en haut lieu pourrait contester.

— Nous obtiendrons l’annulation
avant peu, Madame, comme j’ai eu l’honneur de vous en assurer.

— Messire, nous sommes entre
nous. Ne m’assurez donc point de ce qui n’est pas fait.

Bouville toussota pour cacher son
embarras.

— Cette annulation,
répondit-il, est le premier souci de Monseigneur de Valois, qui fera tout pour
la diligenter, et considère d’ores à présent la chose pour acquise…

— Oui, oui, grommela la vieille
reine, je connais mon gendre ! En paroles, rien ne lui résiste, et ses
chevaux ne se cassent point les jambes tant qu’il ne les a pas jetés dans un
ravin.

Bien que sa fille Marguerite fût
morte quinze ans auparavant et que Charles de Valois, depuis, se fût remarié
deux fois, elle continuait de l’appeler « mon gendre ».

— Il est bien entendu, aussi,
que nous ne donnons point de terre. La France m’en paraît avoir à suffisance.
Naguère, quand notre fille épousa Charles, elle lui apporta l’Anjou en dot, ce
qui était gros. Mais l’autre année, quand une fille du second lit de Charles
vint à s’unir à notre fils de Tarente, elle nous apporta Constantinople.

Et la vieille reine, de sa main
goutteuse, eut un geste pour signifier que ce beau titre n’était que du vent.

En retrait près de la fenêtre
ouverte, et regardant la mer, Clémence se sentait gênée d’assister à ce débat.
L’amour devait-il s’accompagner de ces préliminaires qui ressemblaient fort à
une discussion de traité ? C’était de son bonheur après tout qu’il
s’agissait, et de sa vie. On avait refusé pour elle, sans lui demander son
avis, tant de partis jugés insuffisants ! Et voilà que s’offrait le trône
de France, alors qu’un mois plus tôt elle se demandait s’il ne lui faudrait pas
entrer en religion ! Elle trouvait que sa grand-mère prenait un ton bien
cassant. Pour sa part, elle était disposée à traiter plus doucement la chance,
et à se montrer moins pointilleuse sur le droit canon… Très loin dans la baie,
un navire de haut bord mettait à la voile vers les côtes de Barbarie.

— Sur mon chemin de retour,
Madame, disait Bouville, je m’arrête en Avignon, chargé des instructions de
Monseigneur de Valois. Et nous aurons avant peu ce pape qui nous fait défaut.

— J’aime à vous croire,
répondit Marie de Hongrie. Mais nous désirons que tout soit réglé pour l’été.
Nous ne sommes pas en peine de prétendants à la main de Madame Clémence ;
d’autres princes la souhaitent pour épouse. Nous ne pouvons accorder de longs
délais.

Les tendons de son cou saillirent à
nouveau.

— Sachez qu’en Avignon,
continua-t-elle, le cardinal Duèze est notre candidat. Je souhaite fort qu’il
soit aussi celui du roi de France. Vous obtiendrez l’annulation d’autant plus
vite, s’il devient pape, qu’il nous doit beaucoup et nous est tout acquis. De
plus Avignon est terre angevine, dont nous sommes suzerains, sous le roi de
France, bien sûr. Ne l’oubliez pas. Allez présenter vos adieux au roi mon fils
et que tout se passe selon vos vœux… Avant l’été, messire, je vous le rappelle,
avant l’été !

Bouville, s’étant incliné, se
retira.

— Madame ma grand-mère, dit
Clémence d’une voix inquiète, croyez-vous que…

La vieille reine lui frappa à petits
coups sur le bras.

— Tout cela est dans la main de
Dieu, mon enfant, et il ne nous arrive rien que ce qu’il veut.

Et elle sortit à son tour.

« Le roi Louis a peut-être
bien, lui, d’autres princesses en tête, pensa Clémence une fois seule. Est-ce
habile de le presser ainsi, et ne va-t-il pas porter ailleurs son
choix ? »

Elle se tenait devant le chevalet,
les mains croisées sur la taille, ayant repris machinalement l’attitude de son
portrait.

« Un roi aura-t-il plaisir, se
demanda-t-elle encore, à poser ses lèvres sur ces mains-là ? »

 

VI
LA CHASSE AUX CARDINAUX

Bouville et Guccio s’embarquèrent le
surlendemain matin. Il avait été décidé, en effet, qu’ils rentreraient par mer,
pour gagner du temps. Dans leur bagage, ils emportaient un petit coffre serti
de métal qui contenait l’or délivré par les Bardi de Naples, et dont Guccio
gardait la clef sur sa poitrine. Accoudés à la rambarde du château d’arrière, Bouville
et Guccio regardèrent, avec mélancolie, s’éloigner Naples, le Vésuve et les
îles. On apercevait des groupes de voiles blanches quittant les rivages pour la
pêche de jour. Puis ce fut la haute mer.

La Méditerranée était calme, avec
juste ce qu’il fallait de brise pour pousser le navire. Guccio, qui se
souvenait de sa détestable traversée de la Manche l’année précédente, et avait
conçu quelque alarme à remettre le pied sur un vaisseau, se réjouissait de
n’être point malade. Il lui suffit de deux heures pour prendre en estime la
belle stabilité du bâtiment, ainsi que sa propre vaillance ; et pour un
peu il se fût comparé à messer Marco Polo, le grand navigateur vénitien, dont
le
Divisement du
Monde
, composé récemment d’après ses voyages,
était fort lu et fort célèbre ces années-là. Guccio allait et venait de
gaillard en gaillard, s’instruisait des termes de marine et se jouait à
lui-même l’homme d’aventures, cependant que l’ancien grand chambellan
continuait de regretter la ville merveilleuse à laquelle il avait dû
s’arracher.

Après cinq jours, ils abordèrent à
Aigues-Mortes. De ce lieu, Saint Louis jadis était parti pour la
croisade ; mais la construction du port n’avait été véritablement achevée
que sous Philippe le Bel.

— Allons, dit le gros Bouville,
s’efforçant de secouer sa nostalgie, il faut maintenant nous mettre aux tâches
urgentes.

Les écuyers eurent à trouver chevaux
et mules, les valets à arrimer les porte-manteaux, le portrait d’Oderisi
emballé dans une caisse, et le coffre des Bardi que Guccio ne quittait point de
l’œil.

Le temps était aigre, nuageux, et
Naples déjà ne semblait plus que le souvenir d’un rêve.

Une journée et demie de chevauchée,
avec un arrêt en Arles, fut nécessaire pour gagner Avignon. Durant ce trajet,
messire de Bouville prit froid. Trop habitué au soleil d’Italie, il avait
négligé d’assez se couvrir. Or les hivers de Provence sont brefs, mais parfois
rudes. Toussant, crachant et mouchant, Bouville pestait sans relâche contre les
rigueurs d’un pays qui lui paraissait n’être plus le sien.

L’arrivée en Avignon, sous des
rafales de mistral, fut décevante, car il n’y avait pas un seul cardinal dans
la ville. Voilà qui était au moins étrange pour une cité où résidait la
papauté ! Personne ne put renseigner l’envoyé du roi de France ;
personne ne savait, ou ne voulait savoir.

Le palais pontifical était clos,
portes et fenêtres, et gardé seulement par un portier muet ou demeuré
[11]
.
Bouville et Guccio décidèrent alors, la nuit venant, d’aller prendre gîte dans
la forteresse de Villeneuve, de l’autre côté du pont. Là, un capitaine fort
maussade et fort avare de commentaires leur apprit que les cardinaux se
trouvaient sans doute à Carpentras, et qu’il fallait les chercher plutôt de ce
côté-là. Et il fournit aux voyageurs, mais sans empressement, le repas et le
coucher.

— Ce capitaine d’archers, dit
Bouville à Guccio, ne se montre guère avenant à qui se présente de la part du
roi. J’en ferai remarque en rentrant à Paris.

À l’aube tout le monde était en
selle pour franchir les six lieues qui séparent Avignon de Carpentras. Bouville
avait repris un peu d’espoir. Car le pape Clément V ayant prescrit par ses
volontés dernières que le conclave se réunirait à Carpentras, on pouvait
penser, si les cardinaux y étaient retournés, que le conclave siégeait enfin ou
se disposait à siéger.

À Carpentras, il fallut déchanter.
Pas l’ombre d’un chapeau rouge. En revanche, il gelait, et le vent qui
continuait de souffler s’engouffrait dans les ruelles et coupait les hommes au
visage. À cela s’ajoutait, pour les voyageurs, un vague sentiment d’insécurité
ou de machination ; car, à peine Bouville et les siens étaient-ils sortis
d’Avignon, le matin, que deux cavaliers les avaient dépassés, sans leur rendre
leur salut, galopant à toute force vers Carpentras.

— C’est étrange, avait remarqué
Guccio ; on dirait que ces gens n’ont d’autre souci que d’arriver avant
nous où nous allons.

La petite cité était déserte ;
les habitants semblaient s’être terrés ou avoir fui.

— Serait-ce notre approche, dit
Bouville, qui produit ainsi le vide devant nous ? Notre escorte n’est
point si nombreuse qu’elle puisse effrayer.

À la cathédrale ils ne découvrirent
qu’un vieux chanoine qui feignit d’abord de comprendre qu’ils voulaient se
confesser, et les entraîna vers la sacristie. Il s’exprimait par chuchotements
ou par gestes. Guccio, qui craignait un guet-apens et s’inquiétait pour les
coffres laissés avec les mules devant le portail de l’église, avançait la main
sur sa dague. Le vieux chanoine, après s’être fait répéter six fois les questions,
avoir réfléchi, balancé la tête et épousseté son camail pelé, consentit enfin à
leur confier que les cardinaux s’étaient retirés à Orange. On l’avait laissé
là, tout seul…

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