La Reine étranglée (10 page)

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Authors: Druon,Maurice

Tags: #Historique

BOOK: La Reine étranglée
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Les secondes passaient ; le
silence devenait pénible.

Mathieu de Trye eut le geste qu’il
fallait ; il tira ostensiblement le fauteuil royal. Louis s’assit et
murmura :

— Siégez, messires.

Il revit en pensée son père à cette
même place et prit machinalement sa pose, les deux mains à plat sur les
accoudoirs du fauteuil. Cela lui rendit un peu d’assurance. Se tournant alors
vers le comte de Poitiers, il dit :

— Mon frère, ma première
décision vous regarde. J’entends, lorsque le deuil de cour aura pris fin, vous
conférer la pairie pour votre comté de Poitiers, afin que vous soyez au nombre
des pairs et m’aidiez à soutenir le poids de la couronne.

Puis, s’adressant à son second
frère :

— À vous, Charles, j’ai vouloir
de donner en fief et apanage le comté de la Marche, avec les droits et les
revenus qui s’y attachent.

Les deux princes se levèrent et
vinrent, de part et d’autre du siège royal, baiser chacun l’une des mains de
leur aîné, en signe de merci. Les mesures qui les touchaient n’étaient ni
exceptionnelles ni inattendues. L’attribution de la pairie au premier frère du
roi constituait une sorte d’usage ; et d’autre part, il était su depuis
longtemps que le comté de la Marche, racheté par Philippe le Bel aux Lusignan,
irait au jeune Charles
[4]
.

Monseigneur de Valois ne s’en
rengorgea pas moins, comme si l’initiative lui en revenait ; et il eut à
l’adresse des deux princes un petit geste qui voulait exprimer :
« Vous voyez, j’ai bien travaillé pour vous. »

Mais Louis X, pour sa part,
n’était pas aussi satisfait, car il avait omis de commencer par rendre hommage
à la mémoire de son père et de parler de la continuité du pouvoir. Les deux
belles phrases qu’il avait préparées lui étaient sorties de l’esprit ; à
présent il ne savait plus comment enchaîner.

Un silence s’établit à nouveau,
gênant et pesant. Quelqu’un manquait trop évidemment à cette assemblée :
le mort.

Enguerrand de Marigny regardait le
jeune roi et attendait visiblement que celui-ci prononçât :
« Messire, je vous confirme en vos charges de coadjuteur et recteur
général du royaume…»

Rien ne venant, Marigny fit comme si
cela avait été dit, et demanda :

— De quelles affaires, Sire,
désirez-vous être informé ? De la rentrée des aides et tailles, de l’état
du Trésor, des arrêts du Parlement, de la disette qui sévit dans les provinces,
de la position des garnisons, de la situation en Flandre, des requêtes
présentées par vos barons de Bourgogne et de Champagne ?

Ce qui signifiait en clair :
« Sire, voilà les questions dont je m’occupe, et bien d’autres encore,
dont je pourrais vous égrener plus longtemps le chapelet. Pensez-vous être capable
de vous passer de moi ? »

Le Hutin se tourna vers son oncle
Valois d’un air qui mendiait appui.

— Messire de Marigny, le roi ne
nous a pas réunis pour ces affaires, dit Valois ; il les entendra plus
tard.

— Si l’on ne m’avertit pas de
l’objet du Conseil, Monseigneur, je ne puis le deviner, répondit Marigny.

— Le roi, messires, poursuivit
Valois sans paraître attacher la moindre importance à la remarque, le roi
souhaite vous entendre sur le premier souci qu’en bon souverain il doit
avoir : celui de sa descendance et de la succession au Trône.

— C’est tout juste cela,
messires, dit le Hutin en essayant un ton de grandeur. Mon premier devoir est
de pourvoir à la succession, et pour cela il me faut une femme…

Et puis il resta court. Valois
reprit la parole.

— Le roi considère donc qu’il
doit, dès à présent, s’apprêter à rechoisir épouse, et son attention s’est
portée sur Madame Clémence de Hongrie, fille du roi Carlo-Martello et nièce du
roi de Naples. Nous souhaitons ouïr votre conseil avant d’envoyer ambassade.

Ce « nous souhaitons »
frappa désagréablement plusieurs membres de l’assistance. Était-ce donc
Monseigneur de Valois qui régnait ?

Philippe de Poitiers inclina le
visage vers le comte d’Évreux.

— Voilà donc, murmura-t-il,
pourquoi l’on a commencé par me beurrer l’oreille avec la pairie.

Puis, à voix haute :

— Quel est sur ce projet l’avis
de messire de Marigny ? demanda-t-il.

Ce faisant, il commettait sciemment
une incorrection envers son frère aîné, car il appartenait au souverain, et
seulement à lui, d’inviter ses conseillers à donner leur opinion. Personne ne
se fût aventuré à pareil manquement dans un conseil du roi Philippe. Mais
aujourd’hui, chacun paraissait commander ; et puisque l’oncle du nouveau
roi se donnait les gants de dominer le Conseil, le frère pouvait bien prendre
les mêmes libertés.

Marigny avança un peu son buste
massif.

— Madame de Hongrie a sûrement
de grandes qualités pour être reine, dit-il, puisque la pensée du roi s’est
arrêtée sur elle. Mais à part qu’elle est la nièce de Monseigneur de Valois, ce
qui bien sûr suffit à nous la faire aimer, je ne vois pas trop ce que son
alliance apporterait au royaume. Son père Charles-Martel est mort voici
longtemps, n’étant roi de Hongrie que de nom ; son frère Charobert…

À la différence de Charles de Valois
il prononçait les noms à la française…

— … son frère Charobert
est enfin parvenu l’autre année, après quinze ans de brigue et d’expéditions, à
coiffer cette couronne magyare qui ne lui tient pas trop fort à la tête. Tous
les fiefs et principautés de la maison d’Anjou sont déjà distribués parmi cette
famille si nombreuse qu’elle s’étend sur le monde comme l’huile sur la
nappe ; et l’on croirait bientôt que la famille de France n’est qu’une
branche de la lignée d’Anjou
[5]
.
On ne peut attendre d’un semblable mariage aucun agrandissement du domaine,
comme le souhaitait toujours le roi Philippe, ni aucune aide de guerre, car
tous ces princes lointains sont assez occupés à se maintenir dans leurs
possessions. En d’autres mots, Sire, je suis certain que votre père se fût
opposé à une union dont la dot serait composée de plus de nuages que de terres.

Monseigneur de Valois était devenu
rouge, et son genou s’agitait sous la table. Chacune des phrases de Marigny
contenait une perfidie à son endroit.

— Vous avez beau jeu, messire,
s’écria-t-il, à porter parole pour qui est au tombeau. Je vous opposerai, moi,
que la vertu d’une reine vaut mieux qu’une province. Les belles alliances de
Bourgogne que vous aviez si bien ourdies n’ont pas tourné à tel avantage qu’il
faille vous prendre encore pour juge en la matière. Honte et chagrin, voilà ce
qu’il en est résulté.

— Oui, cela est ainsi !
déclara brusquement le Hutin.

— Sire, répondit Marigny avec
une nuance de lassitude et de mépris, vous étiez bien jeune quand votre mariage
fut décidé par votre père ; et Monseigneur de Valois n’y paraissait point
tellement hostile alors, ni non plus par la suite, puisque voici moins de deux
ans il a choisi de marier son propre fils à la propre sœur de votre épouse, pour
se rendre ainsi plus proche de vous.

Valois accusa le coup, et sa
couperose se marqua davantage. Il avait cru, en effet, fort habile d’unir son
fils aîné, Philippe, à la sœur cadette de Marguerite, celle qu’on appelait
Jeanne la Petite, ou la Boiteuse, parce qu’elle avait une jambe plus courte que
l’autre
[6]
.

Marigny poursuivait :

— La vertu des femmes est chose
incertaine, Sire, autant que leur beauté est chose passagère ; mais les
provinces restent. Le royaume, ces temps-ci, a gagné plus d’accroissement par
les mariages que par les guerres. Ainsi Monseigneur de Poitiers détient la
Comté-Franche ; ainsi…

— Ce conseil, dit brutalement
Valois, va-t-il se passer à écouter messire de Marigny chanter sa propre
louange, ou bien à pousser avant les volontés du roi ?

— Pour ce faire, Monseigneur,
répliqua Marigny aussi vivement, il conviendrait de ne pas placer le chariot
devant l’attelage. On peut rêver pour le roi de toutes les princesses de la
terre, et je comprends bien que l’impatience le gagne ; encore faut-il
commencer par le démarier de l’épouse qu’il a. Monseigneur d’Artois ne paraît
pas vous avoir rapporté de Château-Gaillard les réponses que vous attendiez.
L’annulation requiert donc qu’il y ait un pape…

— … ce pape que vous nous
promettez depuis six mois, Marigny, mais qui n’est pas encore sorti d’un
conclave introuvable. Vos envoyés ont si bien brimé et défenestré les cardinaux
à Carpentras que ceux-ci se sont enfuis, soutanes retroussées, à travers la
campagne. Vous n’avez pas là sujet d’afficher beaucoup votre gloire ! Si
vous aviez marqué plus de modération, et un respect pour les ministres de Dieu
qui vous est fort étranger, nous serions moins en peine.

— J’ai évité jusqu’à ce jour
qu’on élise un pape qui ne fût que la créature des princes de Rome, ou de ceux
de Naples, pour ce que le roi Philippe voulait justement un pape qui fût
serviable à la France.

Les hommes épris de puissance sont
avant tout poussés par la volonté d’agir sur l’univers, de faire les
événements, et d’avoir eu raison. Richesse, honneurs, distinctions ne sont à
leurs yeux que des outils pour leur action. Marigny et Valois appartenaient à
cette espèce-là.

Ils s’étaient toujours affrontés, et
seul Philippe le Bel avait su tenir à bout de bras ces deux adversaires, se
servant au mieux de l’intelligence politique du légiste, et des qualités
militaires du prince du sang. Mais Louis X était dépassé par le débat et
totalement impuissant à l’arbitrer.

Le comte d’Évreux intervint, tâchant
à ramener les esprits au calme, et avança une suggestion qui pût concilier les
deux partis.

— Si en même temps qu’une
promesse de mariage avec Madame Clémence, nous obtenions du roi de Naples qu’il
acceptât pour pape un cardinal français ?

— Alors certes, Monseigneur,
dit Marigny plus posément, un tel accord aurait un sens ; mais je doute
fort qu’on y parvienne.

— Nous ne risquons rien à
essayer. Envoyons une ambassade à Naples, si tel est le vœu du roi.

— Assurément, Monseigneur.

— Bouville, votre
conseil ? dit brusquement le Hutin pour se donner l’air de prendre l’affaire
en main.

Le gros Bouville sursauta. Il avait
été excellent chambellan, attentif à la dépense et majordome exact, mais son
esprit ne volait pas très haut ; et Philippe le Bel ne s’adressait guère à
lui, en Conseil, que pour lui commander de faire ouvrir les fenêtres.

— Sire, dit-il, c’est une noble
famille, où vous iriez prendre épouse, et où l’on maintient fort les traditions
de chevalerie. Nous aurions honneur à servir une reine…

Il s’arrêta, interrompu par un
regard de Marigny qui semblait dire : « Tu me trahis,
Bouville ! »

Entre Bouville et Marigny existaient
de vieux et solides liens d’amitié. C’était chez le père de Bouville,
Hugues II, grand chambellan d’alors, et qui devait être tué sous les yeux
de Philippe le Bel à Mons-en-Pévèle, que Marigny avait commencé de servir en
qualité d’écuyer ; et, au long de son extraordinaire ascension, il s’était
toujours montré fidèle au fils de son premier seigneur.

Les Bouville appartenaient à la très
haute noblesse. La fonction de chambellan, sinon celle de grand chambellan,
était chez eux, depuis un siècle, quasi héréditaire. Hugues III, qui avait
succédé à son frère Jean, qui lui-même avait succédé à leur père,
Hugues II, était, par nature et par atavisme, si dévoué serviteur de la
couronne, et si ébloui de la grandeur royale, que lorsque le roi lui parlait,
il ne savait qu’approuver. Que le Hutin fût un sot et un brouillon ne faisait
pas de différence ; et, dès l’instant qu’il était le roi, Bouville
s’apprêtait à reporter sur lui tout le zèle qu’il avait témoigné à Philippe le
Bel.

Cet empressement reçut immédiatement
sa récompense, car Louis X décida que ce serait Bouville qu’on enverrait à
Naples. Le choix surprit, mais ne suscita point d’opposition. Valois,
s’imaginant qu’il réglerait tout secrètement par lettres, estimait qu’un homme
médiocre, mais docile, était juste l’ambassadeur qui lui convenait. Tandis que
Marigny pensait : « Envoyez donc Bouville. Il a autant d’aptitude à
négocier qu’en aurait un enfant de cinq ans. Vous verrez bien les résultats. »

Le bon serviteur, tout rougissant,
se trouva ainsi chargé d’une haute mission, qu’il n’attendait pas.

— Rappelez-vous, Bouville, que
nous sommes en besoin d’un pape, dit le jeune roi.

— Sire, je n’aurai que cette
idée en tête.

Louis X prenait soudain de l’autorité ;
il aurait voulu que son messager fût déjà en route. Il poursuivit :

— Au retour vous passerez en
Avignon, et ferez en sorte de hâter ce conclave. Et puisque les cardinaux,
paraît-il, sont gens qu’on doit acheter, vous vous ferez pourvoir d’or par
messire de Marigny.

— Où prélèverai-je cet or,
Sire ? demanda ce dernier.

— Eh mais… sur le Trésor, bien
évidemment !

— Le Trésor est vide, Sire,
c’est-à-dire qu’il y reste à peine suffisance pour honorer les paiements d’ici
la Saint-Nicolas, et attendre de nouvelles rentrées, mais rien de plus.

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