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Authors: Michel Houellebecq

Tags: #Littérature Francaise

La Possibilité d'une île (20 page)

BOOK: La Possibilité d'une île
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Nous nous revîmes très souvent les semaines suivantes, je passais pratiquement tous les week-ends à Madrid. J'ignorais complètement si elle couchait avec d'autres garçons en mon absence, je suppose que oui, mais je parvenais assez bien à chasser la pensée de mon esprit, après tout elle était chaque fois disponible pour moi, heureuse de me voir, elle faisait toujours l'amour avec autant de candeur, aussi peu de retenue, et je ne vois vraiment pas ce que j'aurais pu demander de plus. Il ne me venait même pas à l'esprit, ou très rarement, de m'interroger sur ce qu'une jolie fille comme elle pouvait bien me trouver. Après tout j'étais
drôle,
elle riait beaucoup en ma compagnie, c'était peut-être tout simplement la même chose qui me sauvait, aujourd'hui comme avec Sylvie, trente ans auparavant, au moment où j'avais commencé

une vie amoureuse dans l'ensemble peu satisfaisante et traversée de longues éclipses. Ce n'était certainement pas mon argent qui l'attirait, ni ma célébrité - en fait, à chaque fois que j'étais reconnu dans la rue en sa présence, elle s'en montrait plutôt gênée. Elle n'aimait pas tellement non plus être reconnue elle-même comme actrice - cela se produisait aussi, quoique plus rarement. Il est vrai qu'elle ne se considérait pas tout à fait comme une
comédienne
; la plupart des comédiens acceptent sans problème d'être aimés pour leur célébrité, et après tout à juste titre puisqu'elle fait partie d'eux-mêmes, de leur personnalité la plus authentique, de celle en tout cas qu'ils se sont choisie. Rares par contre sont les hommes qui acceptent d'être aimés pour leur argent, en Occident tout du moins, c'est autre chose chez les commerçants chinois. Dans la simplicité de leurs âmes, les commerçants chinois considèrent que leurs Mercedes classe S, leurs salles de bains avec appareil d'hydromassage et plus généralement leur argent font partie d'eux-mêmes, de leur personnalité

profonde, et n'ont donc aucune objection à soulever l'enthousiasme des jeunes filles par ces attributs matériels, ils ont avec eux le même rapport immédiat, direct, qu'un Occidental pourra avoir avec la beauté de son visage - et au fond à plus juste titre, puisque, dans un système politico-économique suffisamment stable, s'il arrive fréquemment qu'un homme soit dépouillé de sa beauté physique par la maladie, si la vieillesse de toute façon l'en dépouillera inéluctablement, il est beaucoup plus rare qu'il le soit de ses villas sur la Côte d'Azur, ou de ses Mercedes classe S. Il reste que j'étais un névrosé

occidental, et non pas un commerçant chinois, et que dans la complexité de mon âme je préférais largement être apprécié pour mon humour que pour mon argent, ou même que pour ma célébrité - car je n'étais nullement certain, au cours d'une carrière pourtant longue et active, d'avoir donné le meilleur de moi-même, d'avoir exploré

toutes les facettes de ma personnalité, je n'étais pas un artiste authentique au sens où pouvait l'être, par exemple, Vincent, parce que je savais bien au fond que la vie n'avait rien de drôle mais j'avais refusé d'en tenir compte, j'avais été un peu une pute quand même, je m'étais adapté aux goûts du public, jamais je n'avais été réellement sincère à supposer que ce soit possible, mais je savais qu'il fallait le supposer et que si la sincérité, en elle-même, n'est rien, elle est la condition de tout. Au fond de moi je me rendais bien compte qu'aucun de mes misérables sketches, aucun de mes lamentables scénarios, mécaniquement ficelés, avec l'habileté d'un professionnel retors, pour divertir un public de salauds et de singes, ne méritait de me survivre. Cette pensée était, par moments, douloureuse ; mais je savais que je parviendrais, elle aussi, à la chasser assez vite. La seule chose que je m'expliquais mal, c'était l'espèce de gêne qu'éprouvait Esther quand sa sœur lui téléphonait, et que j'étais avec elle dans une chambre d'hôtel. En y pensant, je pris conscience que si j'avais rencontré

certains de ses amis - des homosexuels essentiellement -, je n'avais jamais rencontré sa sœur, avec qui pourtant elle vivait. Après un moment d'hésitation, elle m'avoua qu'elle n'avait jamais parlé à sa sœur de notre relation ; chaque fois qu'on se voyait elle prétendait être avec une amie, ou un autre garçon. Je lui demandai pourquoi : elle n'avait jamais réellement réfléchi à la question ; elle sentait que sa sœur serait choquée, mais elle n'avait pas cherché à approfondir. Ce n'était certainement pas le contenu de mes productions, shows ou films, qui était en cause ; elle était encore adolescente à la mort de Franco, elle avait participé activement à la movida qui s'était ensuivie, et mené une vie passablement débridée. Toutes les drogues avaient droit de cité chez elle, de la cocaïne au LSD en passant par les champignons hallucinogènes, la marijuana et l'ecstasy. Lorsque Esther avait cinq ans sa sœur vivait avec deux hommes, eux-mêmes bisexuels ; tous trois couchaient dans le même lit, et venaient ensemble lui dire bonsoir avant qu'elle ne s'endorme. Plus tard elle avait vécu avec une femme, sans cesser de recevoir de nombreux amants, à plusieurs reprises elle avait organisé des soirées assez chaudes dans l'appartement. Esther passait dire bonsoir à tout le monde avant de rentrer dans sa chambre lire ses Tintin. Il y avait quand même certaines limites, et sa sœur avait une fois viré de chez elle sans ménagements un invité qui s'essayait à des caresses trop appuyées sur la petite fille, menaçant même d'appeler la police. « Entre adultes libres et consentants », telle était la limite, et l'âge adulte commençait à la puberté, tout cela était parfaitement clair, je voyais très bien le genre de femme que c'était, et en matière artistique elle était certainement partisane d'une liberté d'expression totale. En tant que journaliste de gauche elle devait respecter la thune,
dinero,
enfin je ne voyais pas ce qu'elle pouvait me reprocher. Il devait y avoir autre chose de plus secret, de moins avouable, et pour en avoir le cœur net je finis par poser directement la question à Esther. Elle me répondit après quelques minutes de réflexion, d'une voix pensive : « Je pense qu'elle va trouver que tu es trop vieux... » Oui c'était ça, j'en fus convaincu dès qu'elle le dit, et la révélation ne me causa aucune surprise, c'était comme l'écho d'un choc sourd, attendu. La différence d'âge était le dernier tabou, l'ultime limite, d'autant plus forte qu'elle restait la dernière, et qu'elle avait remplacé toutes les autres. Dans le monde moderne on pouvait être échangiste, bi, trans, zoophile, SM, mais il était interdit d'être
vieux. «
Elle va trouver ça malsain, pas normal que je ne sois pas avec un garçon de mon âge... » poursuivit-elle avec résignation. Eh bien oui j'étais un homme vieillissant, j'avais cette
dis-
grâce -
pour reprendre le terme employé par Coetzee, il me paraissait parfait, je n'en voyais aucun autre ; cette liberté de moeurs si charmante, si fraîche et si séduisante chez les adolescents ne pouvait devenir chez moi que l'insistance répugnante d'un vieux cochon qui refuse de
passer la main.
Ce que penserait sa sœur, à peu près tout le monde l'aurait pensé à sa place, il n'y avait à cela pas d'issue - à moins d'être un commerçant chinois. J'avais décidé cette fois-là de rester à Madrid toute la semaine, et deux jours plus tard j'eus une petite dispute avec Esther au sujet de
Ken Park,
le dernier film de Larry Clark, qu'elle avait tenu à aller voir. J'avais détesté
Kids,
je détestai
Ken Park
encore davantage, la scène où cette sale petite ordure bat ses grands-parents m'était en particulier insupportable, ce réalisateur me dégoûtait au dernier degré, et c'est sans doute ce dégoût sincère qui fit que je fus incapable de m'empêcher d'en parler alors que je me doutais bien qu'Esther l'aimait par habitude, par conformisme, parce qu'il était
cool
d'approuver la représentation de la violence dans les arts, qu'elle l'aimait en somme sans vrai discernement, comme elle aimait Michael Haneke par exemple, sans même se rendre compte que le sens des films de Michael Haneke, douloureux et moral, était aux antipodes de celui des films de Larry Clark. Je savais que j'aurais mieux fait de me taire, que l'abandon de mon personnage comique habituel ne pouvait m'attirer que des ennuis, mais je ne pouvais pas, le démon de la perversité était le plus fort ; nous étions dans un bar bizarre, très kitsch, avec des miroirs et des dorures, rempli d'homosexuels paroxystiques qui s'enculaient sans retenue dans des backrooms adjacentes, mais cependant ouvert à tous, des groupes de garçons et de filles prenaient tranquillement des Cocas aux tables voisines. Je lui expliquai en vidant rapidement ma tequila glacée que l'ensemble de ma carrière et de ma fortune je l'avais bâti sur l'exploitation commerciale des mauvais instincts, sur cette attirance absurde de l'Occident pour le cynisme et pour le mal, et que je me sentais donc spécialement bien placé pour affirmer que parmi tous les commerçants du mal Larry Clark était l'un des plus communs, des plus vulgaires, simplement parce qu'il prenait sans retenue le parti des jeunes contre les vieux, que tous ses films n'avaient d'autre objectif que d'inciter les enfants à se comporter envers leurs parents sans la moindre humanité, sans la moindre pitié, et que cela n'avait rien de nouveau ni d'original, c'était la même chose dans tous les secteurs culturels depuis une cinquantaine d'années, cette tendance prétendument culturelle ne dissimulait en fait que le désir d'un retour à l'état primitif où les jeunes se débarrassaient des vieux sans ménagements, sans états d'âme, simplement parce qu'ils étaient trop faibles pour se défendre, elle n'était donc qu'un reflux brutal, typique de la modernité, vers un stade antérieur à toute civilisation, car toute civilisation pouvait se juger au sort qu'elle réservait aux plus faibles, à ceux qui n'étaient plus ni productifs ni désirables, en somme Larry Clark et son abject complice Harmony Korine n'étaient que deux des spécimens les plus pénibles

- et artistiquement les plus misérables - de cette racaille nietzschéenne qui proliférait dans le champ culturel depuis trop longtemps, et ne pouvaient en aucun cas être mis sur le même plan que des gens comme Michael Haneke, ou comme moi-même par exemple - qui m'étais toujours arrangé pour introduire une certaine forme de doute, d'incertitude, de malaise au sein de mes spectacles, même s'ils étaient (j'étais le premier à le reconnaître) globalement répugnants. Elle m'écoutait d'un air désolé mais avec beaucoup d'attention, elle n'avait pas encore touché

à son Fanta.

L'avantage de tenir un discours moral, c'est que ce type de propos a été soumis à une censure si forte, et depuis tant d'années, qu'il provoque un effet d'incongruité et attire aussitôt l'attention de l'interlocuteur ; l'inconvénient, c'est que celui-ci ne parvient jamais à

vous prendre tout à fait au sérieux. L'expression sérieuse et attentive d'Esther me désarçonna un instant, mais je commandai un autre verre de tequila et je continuai tout en prenant conscience que je m'excitais artificiellement, que ma sincérité elle-même avait quelque chose de faux : outre le fait patent que Larry Clark n'était qu'un petit commerçant sans envergure et que le citer dans la même phrase que Nietzsche avait déjà en soi quelque chose de dérisoire, je me sentais au fond à peine plus concerné

par ces sujets que par la faim dans le monde, les droits de l'homme ou n'importe quelle connerie du même genre. Je continuai pourtant, avec une acrimonie croissante, emporté par cet étrange mélange de méchanceté

et de masochisme dont je souhaitais peut-être qu'il me conduise à ma perte après m'avoir apporté la notoriété

et la fortune. Non seulement les vieux n'avaient plus le droit de baiser, poursuivis-je avec férocité, mais ils n'avaient plus le droit de se révolter contre un monde qui pourtant les écrasait sans retenue, en faisait la proie sans défense de la violence des délinquants juvéniles avant de les parquer dans des mouroirs ignobles où ils étaient humiliés et maltraités par des aides-soignants décérébrés, et malgré tout cela la révolte leur était interdite, la révolte elle aussi - comme la sexualité, comme le plaisir, comme l'amour - semblait réservée aux jeunes, et n'avoir aucune justification possible en dehors d'eux, toute cause incapable de mobiliser l'intérêt des jeunes était par avance disqualifiée, en somme les vieillards étaient en tout point traités comme de purs déchets auxquels on n'accordait plus qu'une survie misérable, conditionnelle et de plus en plus étroitement limitée. Dans mon scénario « LE DÉFICIT DE LA SÉCURITÉ

SOCIALE », qui n'avait pas abouti - c'était d'ailleurs le seul de mes projets à n'avoir pas abouti, et ça me paraissait hautement significatif, poursuivis-je presque hors de moi -, j'incitais au contraire les vieux à se révolter contre les jeunes, à les utiliser et à les
mater.
Pourquoi par exemple les adolescents mâles ou femelles, consommateurs voraces et moutonniers, toujours friands d'argent de poche, ne seraient-ils pas
contraints
à la prostitution, seul moyen pour eux de rembourser dans une faible mesure les efforts et fatigues immenses consentis pour leur bien-être ? Et pourquoi, à une époque où la contraception était au point, et le risque de dégénérescence génétique parfaitement localisé, maintenir cet absurde et humiliant tabou de l'inceste ? Voilà des vraies questions, des problèmes moraux authentiques ! m'exclamai-je avec emportement ; ça, ce n'était plus du Larry Clark. Si j'étais acrimonieux, elle était douce ; et si je prenais, sans la moindre retenue, le parti des vieux, elle ne prenait pas, dans la même mesure, le parti des jeunes. Une longue conversation s'ensuivit, de plus en plus émouvante et tendre, dans ce bar d'abord, puis au restaurant, puis dans un autre bar, dans la chambre d'hôtel enfin ; nous en oubliâmes même, pour un soir, de faire l'amour. C'était notre première vraie conversation, et c'était d'ailleurs me semblait-il la première vraie conversation que j'aie avec qui que ce soit depuis des années, la dernière remontait probablement aux débuts de ma vie commune avec Isabelle, je n'avais peut-être jamais eu de véritable conversation avec quelqu'un d'autre qu'une femme aimée, et au fond il me paraissait normal que l'échange d'idées avec quelqu'un qui ne connaît pas votre corps, n'est pas en mesure d'en faire le malheur ou au contraire de lui apporter la joie, soit un exercice faux et finalement impossible, car nous sommes des corps, nous sommes avant tout, principalement et presque uniquement des corps, et l'état de nos corps constitue la véritable explication de la plupart de nos conceptions intellectuelles et morales. J'appris ainsi qu'Esther avait eu une maladie de reins très grave, à l'âge de treize ans, qui avait nécessité une longue opération, et que l'un de ses reins était resté définitivement atrophié, ce qui l'obligeait à boire au moins deux litres d'eau par jour, alors que le deuxième, pour l'instant sauvé, pouvait à tout moment donner des signes de faiblesse ; il me paraissait évident que c'était un détail capital, que c'était même sans doute pour cela qu'elle ne s'était pas
assagie
sur le plan sexuel : elle connaissait le prix de la vie, et sa durée si brève. J'appris aussi, et cela me parut encore plus important, qu'elle avait eu un chien, recueilli dans les rues de Madrid, et qu'elle s'en était occupée depuis l'âge de dix ans ; il était mort l'année précédente. Une très jolie jeune fille, traitée avec des égards constants et des attentions démesurées par l'ensemble de la population masculine, y compris par ceux - l'immense majorité - qui n'ont plus aucun espoir d'en obtenir une faveur d'ordre sexuel, et même à vrai dire tout particulièrement par eux, avec une émulation abjecte confinant chez certains quinquagénaires au gâtisme pur et simple, une très jolie jeune fille devant qui tous les visages s'ouvrent, toutes les difficultés s'aplanissent, accueillie partout comme si elle était la reine du monde, devient naturellement une espèce de monstre d'égoïsme et de vanité autosatisfaite. La beauté

BOOK: La Possibilité d'une île
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