Baise-Moi (Rape Me) (10 page)

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Authors: Virginie Despentes

Tags: #Fiction, #Literary

BOOK: Baise-Moi (Rape Me)
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Le garçon se dégage de l'étreinte et la fait coucher sur le dos. Elle guide sa tête entre ses cuisses. Son regard rencontre celui de Nadine. Deux grands yeux calmes et attentifs.

Plus tard, le garçon avec qui elle a fait ça se lève, se sert à boire, s'étire et, d'un air complice et affranchi, propose:

— Ce qui serait sympa, les filles, ce serait de nous faire un petit tête-bêche.

Assis au bord du lit l'autre garçon allume une clope, comme s'il n'avait pas entendu, et feint d'ignorer le sourire de connivence que l'autre lui adresse. Manu répond:

— J'ai pas envie de te distraire. Pour tout te dire, j'ai bien envie que tu te casses. Tout de suite, un pro blème d'odeur. Tu pues la merde, connard, c'est insupportable.

En disant ça, elle se tourne vers Nadine, comme pour lui demander l'autorisation de le faire sortir. Lui aussi se tourne vers Nadine, attend qu'elle intervienne. Avec ce qu'il vient de lui mettre et comme il l'a sentie enthousiaste, il s'attend à ce qu'elle prenne sa défense. Nadine hausse les épaules. Elle préférerait ne pas se réveiller avec lui demain matin, mais elle ne veut pas non plus se prendre la tête. Qu'ils se débrouillent; en ce qui la concerne, elle en a pris pour son grade et elle voudrait surtout dormir.

Il hésite un moment. Manu commente:

— Et ben au moins, connard, t'auras eu l'air désarçonné une fois dans la soirée, tu seras pas venu pour rien.

Se trouve drôle et ricane un moment. Lui, très grand seigneur, se rhabille prestement et s'arrache sans rien ajouter.

Nadine attrape la bouteille et déclare:

— Le coup de reins était convaincant, vraiment.

Manu hoche la tête et approuve:

— Il avait l'air de se débrouiller. Mais c'est pas une raison pour être pénible.

Le garçon restant ne fait aucune réflexion, comme si tout était parfaitement normal. Quand Manu revient s'agenouiller entre ses jambes et le prendre dans sa bouche, il joue avec ses cheveux, semble prendre du plaisir en pensant à autre chose. Puis il relève la tête et sourit à Nadine, qui s'endort en les regardant faire.

Plus tard dans la nuit, il la réveille en faisant des dessins du bout des doigts sur son dos. Ça fait frisson jusqu'aux chevilles, elle n'a pas le temps de rassembler ses esprits, sa langue est toute petite dans sa bouche.

Délicieuse et agile. Son corps gracile comme celui d'un enfant, son sexe est chaud et rassurant quand il vient dans son ventre. Elle lui est infiniment reconnaissante d'être comme il est, il la serre plus fort dans ses bras, quand elle murmure: «Tu me fais du bien, vraiment.» Elle voudrait pleurer contre lui.

Le marin quand elle se réveille, il est déjà parti. Elle se sent malade, trop bu la veille. Elle va boire au robi net, autant d'eau qu'elle peut en ingurgiter. Manu fait un bruit incroyable en dormant en travers du lit, la bouche grande ouverte. Nadine prend son walkman et descend faire un tour.
Touch me, I’m sick.
Elle fait plusieurs fois le tour du pâté de maisons, boit du jus d'orange, assise sur un banc. Il fait beau, un soleil éclatant.
I’ll think I’ll think of you. If
I dream, I will dream of you. I open my eyes but they cannot see.
Elle revoit Francis projeté en arrière, sa gorge se noue. Elle retourne à l'hôtel réveiller Manu.

6

— C'est assez désagréable: on ne sait même pas si on est recherchées.

— Faut pas perdre de vue que les flics sont basiquement stupides.

— Faut pas non plus oublier qu'ils sont travailleurs et qu'on a pas pris trop de précautions.

— De toutes façons, il faut changer de voiture. Ma mère va rentrer et la déclarer volée. Ce serait con de se faire attraper pour vol de tire. Pis va falloir trouver de la thune. J'aurai bientôt vidé mon sac. Putain, j'y crois pas une seconde comme on l'aura claqué vite, son pauvre pognon. Faut dire que c'est chouette: on s'est pas privées de grand-chose. Ça change un peu, ça change tout.

Elles sont parties ce matin jusqu'à Quimper, ont loué une chambre immense avec des fenêtres jusqu'au plafond.

Manu paie cash en extirpant les billets par poignées de son sac. Nadine a demandé du papier à la réception, s'est assise en tailleur sur son lit pour réfléchir. Ce que des gens dans leur situation doivent faire et ne pas faire.

Finalement, elle dessine des cercles et des triangles de toutes tailles, repasse plusieurs fois chaque trait.

Assise sur la fenêtre, les pieds dans le vide, Manu a sa bouteille de Jack Da posée à côté d'elle. Elle mange des Bounty en surveillant la rue. Petite culotte de satin rouge avec de la dentelle noire, très western. Régulièrement, elle interpelle les passants: — Oh, connard, reste tranquille, j't'ai à l'oeil moi. Oui, toi, j'te conseille de pas trop faire le malin.

Elle se fait rire toute seule. Nadine se lève pour se remplir un verre. Dans la chambre à côté, un mec s'engueule avec sa copine. Nadine demande:

— Comment on va faire pour l'argent?

— Des casses pourris, plein. Faire couler le sang, à flots. Du grand spectacle, on va foutre une émeute dans toutes les petites communes. On va braquer des épiceries, des petites vieilles...

— Tu as une idée de par quoi on commence?

— Bien sûr que non. Pourquoi veux-tu que je sache mieux que toi ce qu'on doit faire pour les francs? On va se promener, on va bien voir. Tu te prends trop la tête, c'est pas la peine de prévoir des trucs; de toutes façons, ça se passe jamais comme on prévoit. Y a pas de contrôle. Faut y aller à l'instinct, compter sur la chance. Moi, c'est comme ça que je vois ça, en tout cas.

Nadine hausse les épaules:

— Moi, il faut que je rachète des piles pour mon walkman.

— Et moi, des rasoirs pour mes jambes. Tu vois, tout de suite on a des projets d'avenir. Tu me décolores les veuch?

Manu est assise sur une chaise, face au mur. Elle mange un Mars, mâche la bouche grande ouverte, déglutit bruyamment. Debout derrière elle, Nadine étale la crème décolorante. La petite a les cheveux vraiment fins, on voit son crâne par endroits. Elle lui caresse la tête en répartissant la mousse blanche, elle est contente de la toucher. Elle fait attention à être douce, la masse précautionneusement. Elle voudrait bien lui faire du bien. Manu braille: — Y a un truc spécial que t'as envie de faire, toi? Un truc que tu voudrais absolument voir avant de crever?

Nadine réfléchit un long moment, répond:

— Du sexe avec un trav, ça me dirait bien. Mais on peut pas dire que j'y tienne énormément non plus.

— Sur la chaise électrique, ils apprécieront sûrement l'extrême délicatesse de tes dernières volontés. Moi, j'me taperais bien un garçon genre celui d'hier. Souriant, la bite bien propre, compréhensif et calme.

Elle ouvre une boîte de Smarties:

— Putain de décolo, comment ça pue, j'y crois pas une seule seconde! Quelle daube! En plus, en blonde, j'vais faire carrément caissière.

Plus tard, Manu se rase les jambes avec un Bic jaune qu'elle a retrouvé dans ses affaires. Nadine, couchée sur le lit, crame les draps avec le bout de sa clope. Elle dit:

— C'est quand même marrant: un petit pharmacien bute un keums sous prétexte qu'il doit être toxico. Et comme ce keums est soupçonné d'être un assassin, ça n'émeut plus personne. Ils manquent de logique.

— C'est carrément mal organisé, tu veux dire. Il suffit de faire un petit pas de côté, style il suffit de tuer quelqu'un pour qu'ils fassent bloc contre toi. Honnêtement, j’crois qu'il faut pas s'occuper de ça, tu devrais ouvrir une bouteille. Je vois bien que t'as pas le compte et, du coup, rien ne va plus.

Nadine écrase sa clope sur la moquette framboise, une drôle de couleur pour par terre, comme d'habiter dans un dessin animé. Elle se lève et se regarde dans le miroir. Ça lui fait la face saugrenue, les cheveux auburn. Vieille hippie toute bouffie. Elle perce ses points noirs sur les ailes du nez, ils giclent par plusieurs, comme des petits ressorts blancs. Dans la glace, elle observe Manu pendant qu'elle se rase le haut du sexe. Pour ne laisser qu'une bande au-dessus des lèvres. La barre du haut est légèrement tordue. Elle dit:

— C'est ridicule comme ça.

— T'y comprends rien. C'est cool comme ça, et pis ça fait femme actuelle.

Nadine fixe la baignoire un long moment. Elle dit:

— De toutes façons, il cherchait la balle.

— Saloperie de rasoir, je me suis coupée de partout, j'y crois pas une seule seconde. Quelle merde...

— C'est con, en fait, c'est vraiment con. En plus, il t'aurait sûrement bien plu si tu l'avais rencontré.

— Apparemment, j'aurai pas ce plaisir. On va pas passer la journée là, y a plus rien à boire. Faut qu'on sorte voir le monde.

— On fait quoi, alors?

— On traque la bonne étoile, on va laisser la nique-tanière side of our soul s'exprimer comme elle l'entend...

J'en sais rien de ce qu'on va faire. Mais en ce qui te concerne, tu vas commencer par me laisser tranquille et cesser de me demander ce qu'on fait toutes les dix minutes.T'es pas en colo, essaie de te rentrer ça dans le crâne.

7

Elles fument une clope sous un porche. Sur le trottoir d'en face, il y a un distributeur automatique. Plusieurs personnes font la queue pour retirer de l'argent. Manu crache de côté:

— Je vois pas qui on attend; le prochain, c'est le bon.

Le prochain, c'est une dame d'une quarantaine d'années, foutrement bien conservée. Tailleur bleu marine bien coupé, la jupe juste au-dessus du genou. Impeccable. Les cheveux savamment relevés en chignon découvrent la nuque rigide et fine. La cheville tremble à peine, juste ce qu'il faut, tendue par le talon.

Manu se tient derrière elle, une carte à la main, comme si elle attendait son tour. Les doigts de la femme sont un peu courts et rougeauds. Bien que parfaitement manucurée, sa main trahit la grosse paysanne. Nadine ne pouvait pas surveiller parce qu'elle est trop myope pour repérer son code, elle les attend un peu plus loin.

Elles emboîtent le pas à la femme, son cul un peu lourd ondule joliment sous sa jupe. Après s'être vaguement assurée que personne ne les regarde, Nadine empoigne la femme par les cheveux, tord sa tête vers l'arrière puis la force à s'engouffrer dans l'allée. La dame résiste à peine, elle n'a pas eu le temps de comprendre ce qui lui arrive. La peau de son visage ressemble à un tissu très délicat. La femme rassemble ses esprits, proteste et se débat. Nadine sent son corps résister et cogner contre sa hanche, son parfum entêtant. Elle n'a pas de mal à la maîtriser parce que les mouvements de résistance de la femme sont désordonnés et manquent de force. Elle lui en veut brusquement d'être incapable de se défendre et de faire autant de bruit, elle sent grimper en elle du sale plaisir à faire mal. Elle saisit le visage à deux mains et le fracasse contre le mur, du plus fort qu'elle le peut et à plusieurs reprises. Jusqu'à ce que Manu la pousse de l'épaule, colle le canon juste dessous la mâchoire et tire sans hésiter. Nadine ramasse le sac en cuir marron dans lequel elle fouille pour trouver la carte et le portefeuille. Elles sortent.

Une fois dans la rue, Nadine sent la peur lui fuser dans la gorge et les bras. Jusqu'à ce moment, elle n'a pas réfléchi, les gestes sont venus, automatiques. De drôles de gestes, d'une effarante efficacité. Automatiques.

Elle a enregistré tous les détails. Ils lui reviennent à mesure qu'elles marchent. Les yeux de la femme se refusent à croire ce qui arrive, ces yeux ouverts en grand disent: «Ce n'est pas possible.» Ils se débat tent et scrutent pour comprendre. Les cheveux de la dame sont soyeux et parfumés, le chignon se dénoue quand elle la bouscule pour la faire avancer. Le canon noir et brillant s'approche de la ligne claire du men ton, la gorge offerte, les mains de la femme qui tâtonnent, se protègent gauchement, cherchent à se libérer. L'incroyable détonation. Changement de tableau. Les yeux intacts surplombent un carnage de visage, le sang coule abondamment, épongé par le tissu du tailleur bien coupé. Les cheveux défaits et tachés, les jambes pliées n'importe comment.

Cette formidable détonation, la ligne du menton est partie en bouillie. La femme entière est partie en purée.

Manu descend la fermeture de sa veste noire, ôte sa casquette et balance le tout dans la première benne à ordures qu'elles croisent. Nadine l'imite, son blouson est taché à la manche, comme si on lui avait gerbé de l'hémoglobine dessus. Elles se remettent à marcher, sans échanger un mot. Au bout d'un moment, Manu rompt le silence:

— Ouais, ben c'est comme quand le film était bon, ça laisse un peu sur le carreau juste après...

— Ça va excessivement vite, en fait...

— Exactement comme de monter sur scène. Ceci dit, tu devrais faire gaffe, t'étais beaucoup trop près d'elle quand j'ai tiré, j'aurais pu t'arracher un bras.

— On améliorera tout ça avec l'expérience.

Conclut sereinement Nadine. Manu demande en souriant pensivement, elle est beaucoup plus calme qu'à son habitude:

— Ça t'a plu?

Haussement d'épaules, Nadine hésite à peine avant de répondre:

— Juste après, je me suis sentie violemment mal. Le couloir pour ressortir faisait des kilomètres et j'aurais voulu m'asseoir et pleurer, ambiance fin du monde. Et maintenant, je me sens vraiment bien et j'ai qu'une envie...

— C'est de remettre ça.

Au crache-thunes, elles retirent du liquide jusqu'à ce que la machine fasse stop. Nadine fait deux paquets approximativement égaux, Manu broie le sien dans sa main et le fourre dans sa poche arrière.

Nadine veut un walkman classe. Elle dit qu'avec la carte et le code elles peuvent se payer plein de trucs. Elle veut aussi acheter le même tailleur que la femme.

Elles entrent dans un magasin avec une vitrine pleine de walkmans. Nadine demande au vendeur de lui en sortir cinq ou six différents. Elle se sent bien, à croire que son corps produit de la coco en permanence et la tient très très haut. Le vendeur a une bonne tête. Les cheveux en brosse, boucle d'oreille. Compétent et affable, un espace entre les dents de devant. Il ne sait pas. Il y a toujours eu cet espace entre elle et les gens, ce quelque chose de terrible qu'elle avait peur qu'ils découvrent et c'était ridicule puisqu'elle n'avait rien à cacher. Maintenant elle a de bonnes raisons de craindre leurs indiscrétions, de bonnes raisons pour trouver leur amabilité déplacée. Cette bonne vieille sensation d'imposture, d'abuser de la confiance des gens. Le vendeur ne sait pas. Il déblatère des trucs sur les modèles respectifs. Souriant et pas trop arnaqueur. Nadine les essaie un par un, plaisante avec le jeune homme. Elle sent confusément qu'elle lui plaît. Ça l'excite à fond.

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